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« Le client est roi » était le mot d’ordre du nouveau management dans les années 90. Au nom de cet impératif, vendeurs, guichetiers ou encore hôtes d’accueil devaient se montrer souriants, prévenants, et mettre de côté leurs affects, encaissant sans broncher les humeurs de leurs clients. Du côté des consommateurs, on peut désormais se sentir un peu fier d’avoir pu négocier un smartphone avec son forfait, d’avoir réservé un billet d’avion à prix cassé, et, lorsqu’un produit est estampillé « satisfait ou remboursé ! », le fait de savoir qu’on pourra toujours gueuler en cas de déconvenue est presque une satisfaction (même si l’on sait qu’on n’en aura jamais le temps). Peu à peu, ces dernières décennies, il est devenu plus courant d’entendre quelqu’un se vanter d’avoir remis en place un vendeur de téléphone mobile pas assez réactif plutôt que d’avoir tenu tête à son patron. Car le « client roi » a créé le salarié soumis. Or, cela ne va pas s’arranger, car une nouvelle vague de management par la vénération du consommateur est en train de se mettre en place à mesure que l’économie du client roi se déplace sur Internet.

Il y a d’abord les géants de la vente en ligne comme Amazon qui proposent rapidité et petits prix en pressurant salariés et sous-traitants comme jamais, mais aussi ce qu’on appelle « l’économie collaborative » : ce secteur de services transitant par des plates-formes Internet a pour caractéristique de mettre en relation des consommateurs toujours plus respectés, qui peuvent avoir ce qu’ils souhaitent « en un clic », avec des travailleurs indépendants, qui ne sont plus salariés mais prestataires de services, souvent auto-entrepreneurs. Uber, AirBnB, Booking, sont des entreprises-plates-formes qui fonctionnent ainsi. Dans le cas des géants type Amazon comme dans celui des entreprises « collaboratives », le client n’est plus un roi mais un empereur. Il peut désormais noter à tout bout de champ les travailleurs à qui il a affaire, du technicien venu installer la fibre optique au personnel de l’hôtel où il séjourne. Rien n’est trop beau pour lui, et c’est au nom de ce confort de consommation que beaucoup de gens, beaucoup trop selon nous, cautionnent et encouragent, par leurs pratiques et leurs discours, cette nouvelle économie des services.

Méfiance, consommateurs heureux ! Car ce que vous gagnez en tant que consommateur comblé en 24 heures, vous le perdrez en tant que salarié ! Ce sont d’abord les moins qualifiés qui supportent le fardeau, les salariés les plus pauvres qui sont encore plus précarisés. Mais aussi les cadres et professions intermédiaires dont les métiers apparemment protégés sont touchés par cette optimisation à outrance. Les seuls qui ont des raisons d’aimer ces évolutions sont les catégories les plus aisées qui, elles, n’auront pas à pâtir de cette évolution et pourront profiter de ce nouvel âge des services : celui de la domesticité.

Le boom de la nouvelle économie des services

À partir du milieu des années 2000 arrivent en France de nouvelles entreprises qui ont pour points communs l’usage d’Internet comme interface avec les clients, une rapidité de service garantie et surtout des prix bas comparés aux entreprises traditionnelles. Plusieurs secteurs font l’objet de bouleversements massifs :

– La vente à distance, auparavant tenue par quelques entreprises à la papa comme La Redoute ou les 3 Suisses, a quitté en quelques années le bon vieux catalogue papier pour des plates-formes en ligne. Ouvert en France en 2000, le site Amazon.com est devenu en 15 ans le leader mondial de la vente à distance. On trouve absolument tout sur Amazon (livres, musique, vêtements, et, à partir de septembre 2015, de la nourriture et de l’alcool) à des prix souvent plus bas que le marché, et avec des délais de livraison imbattables et garantis : Amazon a habitué le consommateur du net à une livraison en 24 h.

– Le secteur des transports aériens a été aussi bouleversé par l’arrivée d’entreprises très compétitives : les compagnies aériennes Ryanair et Easyjet proposent l’achat, en quelques clics, de billets d’avion à des prix parfois complètement délirants (19 € pour faire Paris-Londres, 9 € pour rallier Barcelone depuis Nantes, sans compter les taxes aéroportuaires tout de même). Que demande le peuple ?

Enfin, un secteur entier a été « inventé » ces dernières années et s’est développé à une vitesse vertigineuse : « l’économie collaborative ». Il s’agit d’un modèle d’entreprise dont la principale tâche est la mise en relation des consommateurs avec des travailleurs indépendants, au statut plus ou moins défini. Si Booking met en rapport clients et hôtels/chambres d’hôtes (qui sont le plus souvent des entreprises à proprement parler), AirBnB met en relation des clients avec d’autres particuliers, qui sous-louent leurs appartements ou maisons, faisant d’eux des « hôteliers du dimanche », qui ne payent pas de taxes et ne bénéficient d’aucune protection salariale. La plate-forme Uber est allée encore plus loin en proposant un service de taxis… conduits par des particuliers (« UberPop »).

L’émergence de ces nouveaux secteurs n’ont pas été sans provoquer de grandes difficultés, qui ont peu à peu soulevé l’indignation des professionnels « vieille école » : La Redoute a affiché des pertes records (10 % par an depuis 2010), et a supprimé en 2014 plus d’un millier d’emploi. Chez Air France, ex-entreprise publique, la concurrence des compagnies « low-cost » a poussé la direction à créer sa propre filiale à bas coût (« Hop! »), aux conditions de salaires et de travail inférieures aux standards en vigueur, provoquant la plus longue grève de pilotes de l’histoire de la compagnie. En France et en Espagne, les pouvoirs publics (municipalités de Barcelone et Paris, région Catalogne…) ont entrepris une guerre sans merci contre AirBnB qui, par l’argent facile qu’elle permet, transforme des logements en véritables hôtels non déclarés, alors même que des villes comme Paris et Barcelone n’offrent pas à leurs populations de quoi se loger dans des conditions décentes. Des propriétaires louent leur appartement à la semaine à des touristes, gagnent bien plus que s’ils le louaient normalement à des particuliers, le tout sans droits à respecter ni taxes à payer. Enfin, au printemps 2015, les taxis français se sont battus à plusieurs reprises pour l’interdiction du service UberPop qui instaurait une concurrence déloyale en permettant à des particuliers, sans licence ni protection particulière, de véhiculer leurs clients à des prix jusqu’à 50 % inférieurs à la normale.

Ces mouvements de professionnels indignés par une concurrence déloyale ont souvent subi un lynchage médiatique, ou du moins des réactions circonspectes de la part de bien des citoyens français. Vus comme rétrogrades, ces mouvements se seraient battus contre un progrès nécessaire et bénéficiant à tous. « Je comprends bien que les chauffeurs de taxi soient dégoûtés, mais en même temps Uber c’est tellement pratique et peu cher ! » ou encore « On peut comprendre que les pilotes d’Air France soient dépités de perdre leurs gros salaires et leurs avantages, mais le low-cost permet à tout le monde de voyager, c’est un énorme progrès ! », sans compter le fameux « Malheureusement c’est ainsi que va le monde, avec le développement d’Internet les gens doivent s’adapter ».

Le développement de la nouvelle économie des services qui s’accompagne de l’écrasement des secteurs existants, basés sur des décennies de conquêtes sociales et de régulation professionnelle, serait donc plus démocratique, car il bénéficierait à tous, et inévitable, puisqu’il serait intimement lié à Internet ? Ces deux évidences rabâchées par l’élite médiatique et politique sont absolument fausses.

Paris-Prague à 19 € pour les cadres en septembre, 200 € Lyon-Barcelone pour les ouvriers en août :

Le mythe de la démocratisation des services

Ryanair aurait permis à tous les français de se faire des week-ends à Prague, Amazon permettrait la diffusion à vaste échelle (dans le centre de Lyon comme au fin fond de la Corrèze) de livres et DVD, tandis que UberPop, s’il n’avait pas été illégal, aurait donné accès à toutes les couches sociales aux taxis, jusqu’ici réservés à la bourgeoisie. Est-ce si vrai ? Clairement pas. Il est malhonnête de parler de démocratisation à propos des services de la nouvelle économie numérique.

Tout d’abord, contrairement à des services publics ou des professions régulées, les géants de la nouvelle économie ne sont tenus à aucune exigence d’égalité géographique : les compagnies low-cost se sont installées où elles voulaient, faisant monter les enchères auprès d’élus locaux (certaines villes allant jusqu’à fournir des aides à une compagnie aussi profitable que Ryanair pour obtenir sa présence)

De l’argent public pour Ryanair : Pour attirer la compagnie Ryanair, la chambre de commerce de Carcassonne et les collectivités locales (mairie, département, région) lui ont offert 8 à 10 millions d’euros depuis 1998, sous forme de réductions de taxes aéroportuaires (LIndépendant, 24 juillet 2014 « Et si Ryanair devait rembourser les aides ? »)]

, et maintenant ensuite uniquement les lignes les plus rentables. Sans même parler des conséquences écologiques, les compagnies low-cost ont créé une offre complètement inégalitaire, sans aucune cohérence avec les infrastructures des territoires investis : ainsi elles utilisent l’aéroport de Beauvais, en Picardie, pour prétendre rallier Paris, alors que le voyage durera plus d’une heure et coûtera 17 € par personne. La compagnie publique Air France, avant qu’elle ne soit privatisée, avait au moins le mérite de proposer du transport régional reliant toutes les villes moyennes entre elles.

Mais c’est surtout au niveau de la fixation des prix que le caractère démocratique de ces services apparaît comme une vaste fumisterie : si les tarifs affichés sur les publicités d’Easyjet ou clamés par les patrons d’Uber France font rêver, ils ne sont en aucun cas garantis. Alignés sur la « loi » de l’offre et de la demande, les tarifs de ces services sont complètement volatiles : si les périodes creuses proposent des prix « révolutionnaires », les vacances scolaires, pour les compagnies aériennes et l’hôtellerie, sont hors de prix, et Uber affichait des tarifs records le soir du 31 décembre 20141.

Cette gestion des tarifs par l’offre et la demande a inspiré aussi les ex- ou quasi-ex-services publics : Air France et la filière TGV de la SNCF pratiquent désormais cette dispersion des prix qu’Internet rend possible. Savoir trouver un tarif avantageux est devenu une véritable compétence. Le secteur des comparateurs des prix est d’ailleurs né de ces difficultés. Or, l’usage de cette compétence n’est pas à la portée de tous. « Si tu t’y prends à l’avance, tu peux aller à Prague pour que dalle », « évidemment il ne faut pas partir pendant la haute saison ». Ces conseils de plus en plus fréquents se heurtent à la réalité sociale française : les cadres et professions intellectuelles supérieures peuvent se permettre d’avoir ce genre de raisonnement, car ils sont ceux qui ont le plus grand contrôle sur leur emploi du temps. Vacances en septembre, dates de congés négociables : plus vous êtes haut dans la hiérarchie professionnelle, plus votre capacité à profiter de la nouvelle économie numérique est importante.

Pouvoir prévoir et s’organiser, une compétence de cadres plus que d’employés : L’enquête « Conditions de travail » de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, du ministère du Travail (DARES), en 2014, nous donne certaines informations sur la gestion horaire selon les types de profession. On apprend ainsi que 61 % des ouvriers qualifiés sont soumis à un contrôle technique des horaires (pointeurs, badges…) contre 47 % des employés administratifs et 25 % des cadres. En revanche, cadres et ouvriers se rejoignent sur certains points : les deux catégories ont une incertitude forte par rapport à l’avenir : 23 % des cadres et 26 % des ouvriers qualifiés ne connaissaient pas leurs horaires du mois à venir en 2013, contre seulement 8 % des employés administratifs. Cependant, les cadres sont plus nombreux à pouvoir faire varier leurs objectifs et les adapter eux-mêmes. Si la quantité de travail leur fait partager l’indisponibilité horaire des ouvriers et des employés, le contrôle qu’ils ont sur leur temps est bien supérieur à celui de ces deux catégories.]

Cela explique sans doute pourquoi l’accès aux vacances reste un privilège depuis les années 90, malgré Easyjet, AirBnB ou Booking. Par exemple, la moitié des voyages en avion faits par les Français pour des raisons privées (vacances surtout) en 2008 est le fait des 2 % les plus riches de la population 2. L’utilisation du transport aérien s’est développée pour les gens aux revenus confortables (qu’on pourrait qualifier de « classes moyennes supérieures ») mais pas pour la majorité des salariés. Les plus pauvres (ceux qui ont des revenus mensuels inférieurs ou égaux à 1200 €) partent d’ailleurs moins en vacances aujourd’hui qu’en 19983. La nouvelle économie des services a donc constitué un avantage pour ceux, les riches, qui avaient déjà ce mode de vie et les ressources financières nécessaires, et il a un peu profité aux Français aisés. Les campagnes de pub de Booking ou AirBnb, qui nous décrivent de nouveaux luxes accessibles à tous sont mensongères mais parviennent à accréditer cette idée.

Mais si cette démocratisation est un leurre, c’est d’abord parce que l’ensemble de la société, du point de vue des conditions de travail, est pénalisée par le management agressif et inhumain sur lequel ces entreprises ont construit leur succès.

Le sourire d’Amazon repose sur les larmes de ses salariés :

La nouvelle économie des services s’appuie sur un salariat paupérisé et mené à la baguette

L’entreprise Amazon compte désormais 132 400 employés à travers le monde. Pour rendre possible l’immensité de son catalogue et la rapidité de ses livraisons, ses dirigeants ont mis en place une pression managériale qu’ils justifient par le respect du client empereur. Ainsi, dans la charte (http://www.amazon.jobs/principles) que doivent signer les employés du groupe, on peut lire que les « amazoniens » (c’est ainsi que sont appelés les employés, comme s’ils faisaient partie d’une autre planète qui transcendait les nationalités) doivent « satisfaire le client à tout prix ». Pour ça ils « s’investissent personnellement. Ils pensent sur le long terme et ne sacrifient pas cette vision des choses pour des résultats à court terme. Ils n’agissent pas seulement pour leur équipe mais pour l’entreprise tout entière. Ils ne disent jamais ce n’est pas mon travail. » Ce bon vieux discours libéral pioche aussi dans des inspirations plus maoïstes : les « amazoniens » doivent aussi être « autocritiques, même lorsque cela leur paraît embarrassant ». Bien entendu, « ils se comparent et comparent leurs équipes aux meilleurs ». La charte d’Amazon semble être un condensé des pires conneries du 20ème siècle. Ces principes complètement archaïques et débilisants servent de base à un management agressif entièrement pensé par un PDG mégalomane : Jeff Bezos, désormais l’un des hommes les plus riches du monde. Il a pu racheter le journal Washington Post, histoire de disposer d’une tribune assurée pour défendre sa logique que le New York Times a qualifiée dans une enquête récente de « darwinisme voulu » : éliminer dès que possible les salariés faibles ou malades, se reposer sur les ambitieux et les petits tyrans4. Pour maintenir ses performances, le groupe Amazon se repose sur deux groupes d’ « amazoniens » : d’un côté des cadres pressurisés et des ouvriers magasiniers chargés de dispatcher les produits en un temps record, de l’autre des commerçants sous-traitants qui dépendent parfois entièrement de la plate-forme pour être distribués, et qui sont mis en concurrence.

Du côté des salariés, on trouve chez Amazon toutes les innovations managériales du capitalisme triomphant : aux cadres on offre une participation sous forme de stock-options, ce qui leur retire du même coup le droit de se plaindre et de s’organiser : après tout ils sont des « associés », pas des salariés ! Chez les employés manutentionnaires, les cadences infernales et la pression permanente s’accompagnent d’une chasse aux syndicats qui a commencé dès le début des années 20005. En France, la dernière grève menée dans un entrepôt Amazon, à Orléans, en décembre 2009, a été balayée par l’emploi massif d’intérimaires. Une tactique centenaire, bien connue du patronat français sous le nom de « briseurs de grèves » depuis les débuts du capitalisme. Sur le plan de la répression, l’innovante entreprise Amazon respecte les bonnes vieilles méthodes. Situés à l’écart des grandes villes, loin des structures politiques et associatives, les entrepôts Amazon sont invisibles pour la population. Lorsque que nous sommes seuls devant notre ordinateur, rien d’autre que le sourire sur le logo du groupe ne vient incarner à nos yeux le terrible monde des « amazoniens ».

Nous n’avons pas trouvé d’enquête sur les sous-traitants et prestataires d’Amazon. On peut toutefois penser que, pour les métiers qui écoulent désormais leur stock sur la plate-forme en ligne, le monopole de fait que celle-ci occupe sur la vente à distance laisse peu de marge de négociation. D’ores et déjà, Amazon contribue à la destruction de professions centenaires : ainsi l’entreprise concurrence les maisons d’éditions en proposant aux auteurs d’être édités directement par le groupe.

Mais l’innovation revendiquée de ces grandes entreprises est plutôt la disparition du salariat : travailler avec un réseau d’indépendants, auto-entrepreneurs ou particuliers désireux d’arrondir leurs fins de mois. C’est ce qu’en France les journalistes appellent l’ « uberisation de l’économie ». Cela consiste, pour une entreprise, à ne plus entretenir elle-même de main d’œuvre mais à se considérer comme un service d’intermédiaire entre les consommateurs et des travailleurs indépendants. Elle ne fait « que » mettre en lien offre et demande, prélevant « au passage » une importante commission (12 % chez AirBnb). Or, en donnant aux consommateurs un rôle prépondérant, l’entreprise lui sous-traite le sale boulot : celui du contremaître autoritaire qui veut plus de performance.

La domesticité 2.0 :

Les entreprises n’ont plus besoin de mettre sous pression leurs employés, les clients le font à leur place !

Au printemps dernier, les taxis français se sont mis en grève contre l’arrivée sur le marché des chauffeurs de chez Uber. Ce groupe américain fonctionne de la manière suivante : via une application mobile, l’entreprise met en relation un client avec un particulier qui, quand il le souhaite, devient taxi amateur. Malgré la commission prélevée par l’entreprise, les tarifs sont forcément avantageux par rapport aux taxis assermentés : le particulier prestataire de service ne possède ni licence d’exploitation ni assurance spécifique. Il ne coûte rien en termes de cotisations sociales, pour la bonne raison que soit il a déjà un travail où elles sont payées, soit il est auto-entrepreneur et paye donc lui-même cotisations sociales et patronales. Il en va de même pour les prestataires d’AirBnB : hôteliers amateurs, ils louent leurs appartements sans s’encombrer de la paperasse, des assurances et des taxes !

Les commentateurs enthousiastes, qu’ils soient économistes, journalistes ou politiques, vantent l’idée d’une société où nous pourrions tous être, selon notre humeur, taxis, hôteliers, cuisiniers… On pourrait par exemple devenir livreur pendant notre pause déjeuner. C’est ce que propose un nouveau service d’Amazon aux États-Unis, ou n’importe qui peut faire des livraisons quand il le souhaite. Ne serait-ce pas super amusant ? Notons tout de même que ceux qui prônent cette société multitâches sont le plus souvent des éditorialistes bien en place, des universitaires employés à vie ou des ministres de l’économie au réseau long comme le tunnel du Mont-Blanc. Des gens au statut hyper-stable, qui n’ont sans doute jamais connu l’ « amusement » de jongler avec plusieurs boulots à la fois. Mais passons. Ce qui est grave dans l’histoire, c’est que dans les faits, personne ne va être « taxi à ses heures ». Rapidement, être chauffeur Uber devient un métier à temps plein. Il en va de même pour AirBnb : ce n’est pas une mince affaire de devenir un hôtelier du dimanche, il faut satisfaire le client et être bien noté pour avoir une chance de continuer à arrondir ses fins de mois. Alors on investit, on passe du temps, et ces « professions d’appoint » deviennent des professions à part entière, strictement semblables aux professions traditionnelles sauf qu’elles ont perdu toute régulation, convention collective, protection sociale et fiscalité. Et qui récupère la mise ? Les entreprise plates-formes, qui ont réussi à obtenir une main d’œuvre peu chère, dont elle ne sont pas responsables et qui s’autodiscipline, garantissant la crédibilité de la marque.

C’est là qu’intervient le client : alors que dans une entreprise traditionnelle, le client mécontent ne peut s’en prendre qu’à elle (« C’est fini, je n’achète plus jamais chez Darty ! » « Ils vont m’entendre à Pierre & Vacances ! »), les entreprises de la nouvelle économie des services se tiennent au-dessus de la mêlée : le « rating », la notation des prestataires par les clients, épargne la plate-forme. Lorsqu’on note un appartement AirBnB, on ne note pas la plate-forme. Si l’on est mécontent, c’est le particulier loueur qui en subira les conséquences, pas l’entreprise. Ce système de management par l’avis clientèle s’est diffusé dans d’autres secteurs qui utilisent la sous-traitance d’indépendants. Lorsqu’un technicien dépêché par votre opérateur de télécoms quitte votre domicile, il est contraint de vous faire remplir un petit questionnaire de satisfaction sur sa tablette en permanence synchronisée avec la maison-mère (il ne peut donc contourner cette règle). Ensuite, vous recevez par e-mail un autre questionnaire de satisfaction, où vous pouvez balancer sévère. La responsabilité des erreurs est déléguée aux prestataires. Un technicien SFR – sous-traitant – me racontait ainsi, à l’issue d’une intervention ratée pour l’installation de la fibre optique, que, alors même que l’entreprise était en cause (elle ne s’était pas bien coordonnée avec Orange et mon immeuble n’était en fait pas raccordé à la fibre), l’intervention allait s’ajouter à son quota de « missions échouées », lui valant le maintien ou non de son travail pour la compagnie. De mon côté, je pouvais en rajouter une couche, en bon client empereur romain, levant ou baissant mon pouce sur mon questionnaire de satisfaction, contribuant au destin financier de ce travailleur indépendant.

De plus, la soi-disant liberté que ce non-statut fait miroiter vis-à-vis des entreprises est balayée par la dépendance à l’égard de leurs commandes ou de leur plate-forme, tandis que la protection sociale est plus fragile, et difficile d’accès.

Ce modèle de travail se diffuse pourtant dans toute l’économie française, en raison des avantages certains qu’il génère pour les entreprises et de l’apparente liberté qu’il offre aux travailleurs, qui ne sont plus salariés mais « indépendants ». Or, lorsque vous n’êtes pas sûr d’avoir des filets de sécurité comme l’assurance chômage ou les conventions collectives, votre capacité à résister à une plate-forme puissante ou à des clients capricieux est d’autant réduite. Le travailleur indépendant de l’économie « ubérisée » est un travailleur entièrement soumis à des contraintes extérieures, sans contrepartie.

Les arguments des défenseurs du système UberPop, au moment des grèves de taxis du printemps dernier, donnent une idée du petit contremaître tyrannique que tout client peut devenir. On entendait et lisait ainsi, dans des conversations quotidiennes ou sur les réseaux sociaux que, les chauffeurs Uber eux, n’affichaient pas leurs humeurs comme les taxis, qu’ils étaient souriants et qu’ils « n’imposaient pas leur radio » mais, au contraire, laissaient choisir le client. La revendication à être un roitelet le temps d’un trajet s’accompagnait donc d’une vive désapprobation à ce que le travailleur au volant puisse exprimer un tant soit peu sa personnalité. Uber a ainsi pu raviver ce fantasme de la domesticité : avoir quelqu’un à disposition permanente (on a pu ainsi lire que parfois « les taxis ne s’arrêtent pas » alors que les Uber arrivent « en quelques clics »), entièrement dédié à son bien-être, et dénué de toute personnalité qui pourrait un peu heurter la sensibilité du client (car ce qui déplaît dans les taxis c’est la radio, soit « trop beauf », soit, certains n’hésitent pas à le dire, « trop maghrébine »). Le travailleur indépendant de la nouvelle économie numérique est comme le domestique des temps anciens : sous jugement perpétuel de son client-maître, sans protection sociale, donc sans possibilité de partir, et multitâche, comme le travailleur rêvé des défenseurs de l’uberisation (et de l’univers d’Amazon, dont la charte précise qu’ « ils ne disent jamais ce n’est pas mon travail” »).

Une société sans statuts pour la majorité, une vie d’aristocrates pour la minorité

Êtes-vous déjà entré dans un hôtel destiné à l’élite ? Tout n’y est que satin et douceur, dans l’environnement physique comme dans l’environnement social : les salariés de l’hôtel, la personnalité entièrement gommée par l’uniforme et le sourire empreint d’empathie et de sincérité, vous font vous sentir comme un être exceptionnel, dont la présence est pour eux l’objet d’un ravissement permanent. On s’enquiert régulièrement de votre bien être, « Monsieur passe un agréable séjour ? », « Si vous aviez besoin de quoi que ce soit, nous sommes à votre disposition ». Le multitâche, encore lui ! L’hôtel de luxe propose un idéal de domesticité vers laquelle la nouvelle économie des services veut tendre. Rien n’est trop beau pour le client, rien ne doit lui être imposé, il doit se sentir « comme chez lui », mais en mieux. « Êtes-vous bien installé monsieur ? », « Voulez-vous une bouteille d’eau monsieur? » – voilà le genre de traitement que reçoit le passager de VTC, autre concurrent dérégulé des taxis.

Voilà la société que dessine l’uberisation de l’économie : une majorité de la population qui va perdre progressivement ses statuts et ses protections pour passer dans la magie du travail indépendant, prestataires de plates-formes monopoles, délivrant des services dont eux-mêmes ne pourront jamais profiter. Car la précarisation croissante de leurs activités professionnelles va rendre encore plus inaccessibles la liberté horaire requise pour bénéficier de ces supers tarifs, et la baisse de revenus qu’engendre nécessairement la précarité (car beaucoup plus de temps partiels et donc de salaires inférieurs au salaire minimum) va de toute façon neutraliser cette prétendue baisse des prix. L’indépendance que les travailleurs auront gagnée vis-à-vis des entreprises, ils la perdront dans la sujétion nouvelle qu’ils auront vis-à-vis de leurs clients. Sourire, encore sourire, donner la bouteille d’eau, remercier, japper de joie sincère, pour espérer le bon rating.

De l’autre côté, une minorité de la population qui n’aura pas été atteinte par l’uberisation, du fait de son statut dans la hiérarchie sociale. Vous pensez bien que l’on ne va pas précariser le statut des grands cadres du privé, des universitaires établis, des patrons de la presse et de l’industrie, qui auraient beau perdre toute protection sociale qu’ils bénéficieraient toujours de l’important patrimoine enrichi par l’uberisation, et du réseau dont ils disposent pour se recaser. Facile de vivre une vie instable et aventureuse quand on peut passer lestement de la banque Rotschild au ministère de l’Économie, comme Emmanuel Macron.

Entre les deux, une classe moyenne supérieure faite de cadres intermédiaires, de professions créatives, culturelles ou de management : architectes, chercheurs, communicants, comédiens, et j’en passe, ils sont plutôt dans l’éloge de l’uberisation. Parmi cette classe moyenne supérieure créative, on trouve les petits malins qui imitent les grands de l’uberisation en lançant leurs « start-ups » qui exalte le même modèle. Ainsi « Clac des doigts », une application pour smartphone qui se définit comme un « service de conciergerie 2.0 », propose à ses utilisateurs de commander n’importe quoi par SMS, imitant le claquement de doigts de n’importe quel aristo pressé. L’enthousiasme de cette classe pour l’uberisation tient surtout au fait que ce sont eux, les gens aisés, qui en ont pour l’instant le plus profité : le week-end à Prague, le chauffeur de VTC, l’appart’ AirBnB ont permis aux « moins riches que les riches » de passer de bons moments (les grands riches n’ont pas attendu la nouvelle économie des services pour avoir des domestiques).

Pourtant, ils auraient tort de fermer les yeux sur la précarisation instituée par ces bouleversements. Car elle ne s’arrête pas aux portes des professions qualifiées. À Amazon, les cadres aussi sont traités comme des pions.

« J’ai vu pleurer sur leur bureau à peu près toutes les personnes avec qui j’ai travaillé chez Amazon » : Une enquête du New York Times en août 2015 a révélé les conditions de travail des cadres de l’entreprise de Jeff Bezos : horaires à rallonge, pression permanente sur les salariés, chantage au licenciement… La loi de la jungle règne, et la concurrence généralisée pèse sur chacun : « Au cours des entretiens, raconte l’article, les quadragénaires nous disaient être convaincus qu’Amazon les remplacerait par des trentenaires qui pourraient sacrifier davantage d’heures, et les trentenaires étaient certains que la compagnie préférerait des jeunes de 20 ans qui travailleraient plus dur encore »

Le « free-lance » se développe aussi dans les professions créatives, où architectes, graphistes, communicants et enseignants deviennent eux aussi des prestataires de services pour de grandes entreprises qui les laissent se débrouiller avec leur paperasse d’auto-entrepreneurs. Le virus de l’uberisation ne les épargne donc pas, et il n’a d’ailleurs pas fallu attendre le boom d’Internet pour ça. Et, sans même parler des conséquences sur leur propre statut, il serait aussi moralement souhaitable, selon nous, que tout le monde cesse de tolérer, par son comportement de consommateur, que des ouvriers manutentionnaires soient traités comme des semi-esclaves afin de pouvoir recevoir ses cadeaux de Noël à temps.

Internet au service d’une économie réactionnnaire :

Le progrès n’est pas du côté d’Amazon, Uber ou AirBnB mais du service public et de l’économie coopérative

Nombreux sont ceux qui souscrivent à nos analyses, qui savent les dégâts humains et écologiques que produisent les géants de la nouvelle économie, mais qui pourtant ne s’indignent pas plus que ça. Parce que ces évolutions seraient inévitables, allant dans le triste sens de l’histoire. Internet « voudrait ça ». Non, Internet ne veut rien et ne provoque rien, pas plus qu’il existe un seul sens de l’histoire. Internet répond à l’usage qu’on en fait, qu’on décide et qu’on régule, et l’histoire, c’est nous qui la faisons. Actuellement, parce que ce sont des Jeff Bezos qui ont suffisamment d’argent pour embobiner tout le monde, ce sont eux qui, avec l’aide de leurs fans, disent dans quel sens elle va. Mais ça ne va pas durer éternellement.

Déjà les salariés et les professionnels des secteurs touchés ont su résister. En France, les taxis ont rappelé à l’État son rôle, et il a fini par interdire UberPop, l’application du géant Uber. Et ce, malgré les accointances du personnel politique avec l’entreprise (en juin 2015, le conseiller en communication du secrétaire d’État aux Transports est devenu… directeur de communication d’Uber France). Aux États-Unis, où UberPop est autorisé, une action collective de chauffeurs indépendants travaillant pour la plate-forme a été lancée auprès de la justice, pour faire reconnaître qu’ils étaient salariés de fait, et qu’ils méritaient les avantages associés. Si cette action aboutit, le rêve capitaliste de l’uberisation va prendre un sérieux coup. Les enquêtes qui se multiplient pour dénoncer les pratiques managériales d’Amazon n’ont, pour l’instant, rien changé, mais rappellent au moins aux consommateurs ce qui se passe derrière ce rêve d’abondance. En Espagne, les municipalités dirigées par les mouvements citoyens issus des Indignés ont décidé de réguler le secteur du tourisme en rappelant que non, tout n’était pas à sacrifier au bien-être des clients touristes, et surtout pas le secteur du logement.

La nouvelle économie numérique profite de la faillite des États. Leur faillite institutionnelle d’abord, qui rend leurs dirigeants bien trop ouverts à ces évolutions catastrophiques, mais aussi la faillite de leurs services publics : des compagnies low-cost à la gestion aussi délirante que Easyjet ou Ryanair se seraient-elles aussi bien développées si la SNCF avait conservé un système de tarifs lisibles et abordables, plutôt que de rendre sa filiale TGV aussi élitiste, ou si Air France n’était pas devenue une compagnie privée destinée aux cadres et aux diplomates ? Pourquoi a-t-on laissé le secteur des taxis devenir aussi coûteux pour ses membres et ses clients ? N’est-ce pas sur l’absence d’encadrement des loyers qu’a prospéré en France AirBnB, qui permet à des locataires submergés par leur loyer d’en récupérer une partie en logeant des touristes durant le week-end ? Les services publics ne sont pas devenus chers et inefficaces seuls : voici 30 ans que les gouvernements successifs les fragilisent, quand ils n’en font pas une entreprise privée et antisociale de plus.

Bien sûr, tous les secteurs ne peuvent pas reposer sur le public, et on peut imaginer une économie qui soit réellement collaborative et « du partage ». Actuellement, ceux qui se lancent dans la création des « start-ups » collaboratives ne rêvent que de revendre leur innovation valorisée au prix fort à des géants du web. Le site d’avis de restauration et de réservation à prix cassés La Fourchette a ainsi été racheté par TripAdvisor en mai 2014 tandis que Google rachète à bon prix une nouvelle entreprise en moyenne toutes les deux semaines. La « collaboration » devient rapidement de la domination et de la concentration. Internet peut pourtant servir à autre chose qu’à créer des plates-formes monopolistiques. Il peut créer des plates-formes détenues par l’ensemble des acteurs d’un secteur, et pas par un groupe mondial. Mais pour ça une économie « collaborative » ne suffit pas : il faut une économie coopérative, celle qui inscrit dans ses principes que le capital de toute entreprise doit être réparti entre ceux qui travaillent, et que personne ne doit toucher une rente sans contribuer de sa main à la bonne marche de l’ensemble. Internet pourrait alors servir un réel progrès, et non cette économie réactionnaire qui conduit à la mise en domesticité de la majorité de la population.

Vivement la prochaine véritable révolution numérique, celle de l’économie coopérative !

1« Le succès paradoxal d’Uber la nuit du Nouvel-An », blog d’Olivier Razemon sur Lemonde.fr.

2Enquête nationale « Transport et déplacement » 2008, Commissariat général au développement durable, p. 151, http://www.developpementdurable.gouv.fr/.

3« Qui va partir en vacances ? », juillet 2015, l’Observatoire des inégalités, http://www.inegalites.fr.

4« Amazon : Jeff Bezos répond à une enquête au vitriol du New York Times », Les Échos, 18 août 2015.

5« Amazon : de l’autre côté de l’écran », article publié le 2 juillet 2010 sur « les blogs du Monde Diplomatique », blog.mondediplo.net/)