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Avec leur droit du travail en lambeaux et leur protection sociale quasi inexistante, les États-Unis d’Amérique semblent fournir l’exemple parfait d’un pays où les capitalistes ont gagné la guerre des classes depuis longtemps. Et tant pis si cela accouche d’un président aussi grotesque et putschiste que Donald Trump, ou un papy bafouillant à la Biden. Lorsque la bourgeoisie française évoque la première puissance mondiale, c’est davantage pour vanter la “valeur travail” des Américains, peuple soi-disant doté d’une mentalité de winner, que pour son espérance de vie en recul et son assurance maladie privatisée.  Pourtant, il se passe des choses intéressantes au pays de l’Oncle Sam. Les campagnes présidentielles de Bernie Sanders, la grande démission des travailleurs, la dépénalisation du cannabis, le mouvement Black Lives Matter…. et des grèves. Beaucoup de grèves. Des grèves dures, longues, massives. Souvent victorieuses, toujours transformatrices : après les avoir présenté dans une première partie, cet article revient sur les causes de ces succès, en dépit des réels obstacles causés par le droit du travail américain.

Aux sources des succès américains : “l’organizing”

Les mouvements sociaux victorieux, dans le privé comme le public, partagent souvent les mêmes caractéristiques : des grèves extrêmement suivies, reconduites, longues, dures, et déterminées. Si elles débouchent fréquemment sur des compromis et se limitent, dans leurs revendications, à des intérêts sectoriels, elles brillent par leur redoutable efficacité et un soutien massif de l’opinion publique. 

Les syndicalistes américains informent leurs collègues, conscientisent, testent les opinions et déterminations des syndiqués, organisent des actions collectives de faible intensité pour aider les travailleurs à ressentir leur pouvoir collectif et “s’encapaciter” (“empowerment”)

Ces prouesses sont le fruit d’un lent et méticuleux travail syndical et militant en amont des conflits sociaux. Conflits d’autant plus prévisibles qu’ils découlent presque systématiquement de l’arrivée à échéance d’un accord salarial négocié quelques années plus tôt. Les délégués syndicaux sont souvent rompus aux techniques de “l’organizing”, terme anglo-saxon qui recouvre le militantisme et la mobilisation pour organiser progressivement une force collective capable de mener des actions (activisme, grèves…). Ils informent leurs collègues, conscientisent, testent les opinions et déterminations des syndiqués, organisent des actions collectives de faible intensité pour aider les travailleurs à ressentir leur pouvoir collectif et “s’encapaciter” (“empowerment”). Ce travail prend souvent la forme de conversations minutieuses en tête-à-tête avec chaque employé. Comme le notait le journaliste franco-américain Cole Stangler, spécialiste des conflits sociaux, “à quelques exceptions près, les syndicalistes français n’effectuent pas ce travail de terrain” (…) les directions syndicales se contentent généralement d’un appel à la grève en espérant qu’il soit suivi”. Un constat qui s’explique avant tout par la différence en matière de droit syndical. 

Les fondamentaux américains sont particulièrement défavorables aux salariés

Comme en France, les syndicats américains sont confrontés à l’atomisation et la précarisation du monde du travail : ubérisation, recours aux intermittents et contractuels, travail à distance, multiplication des sites de production, délocalisations… Ce qui explique en partie le fait que le taux de syndicalisation continue de baisser aux États-Unis, malgré une hausse nette de 273 000 travailleurs syndiqués en 2022. Il s’établit désormais autour de 7%, un chiffre équivalent au secteur privé français. Le constat est d’autant plus cruel que la baisse de ce taux, qui s’accélère à partir des années 1980, coïncide avec le décrochage du salaire moyen, l’explosion des inégalités et l’envolée des dividendes et rémunérations des PDG. Or, les études statistiques montrent qu’à poste, secteur et zone géographique égale, un salarié américain syndiqué gagne en moyenne 13% de plus par mois qu’un salarié non-syndiqué, en plus de profiter d’un meilleur plan retraite, d’une meilleure assurance maladie, davantage de congés payés et de meilleures conditions de sécurité au travail. Tous secteurs confondus, les salariés syndiqués gagnent près de 800 dollars de plus par mois que les non-syndiqués, selon les derniers chiffres du Ministère du Travail.

Ces faits sont bien connus, mais contrairement à la France, le droit du travail américain est particulièrement défavorable aux syndicats. Chez nous, toute entreprise de plus de 50 salariés doit signer une convention collective avec le personnel. Les élections des représentants sont obligatoires et les accords s’appliquent à l’échelle de l’entreprise (et de la branche, lorsqu’ils sont négociés à ce niveau). Si les employés ne sont pas nécessairement syndiqués, ils bénéficient au moins marginalement de la présence d’un ou plusieurs syndicats. Ce qui n’incite pas ces derniers à remuer ciel et terre pour recruter de nouveaux membres : l’État finance partiellement les organisations et le caractère obligatoire des élections de représentants pour participer aux négociations salariales (même si le rapport de force est très défavorable aux syndicats) permet à ces institutions de conserver un rôle au minimum symbolique. 

Aux États-Unis, la simple tentative de création d’un syndicat au sein d’une entreprise est un chemin de croix. Les travailleurs doivent faire signer une pétition par 30% des salariés. Une fois cette condition remplie, l’entreprise doit organiser des élections sous 60 jours.

Aux États-Unis, la simple tentative de création d’un syndicat au sein d’une entreprise est un chemin de croix. Les travailleurs doivent faire signer une pétition par 30% des salariés. Une fois cette condition remplie, l’entreprise doit organiser des élections sous 60 jours. Une période mise à contribution pour embaucher des consultants spécialisés dans l’antisyndicalisme (union-busting). Il s’agit d’une industrie à part entière qui génère un chiffre d’affaires annuel approchant le demi-milliard d’euros. Elle déploie un vaste éventail de tactiques et stratégies, allant de la désinformation à l’intimidation pour convaincre les salariés de voter contre la création du syndicat. Une campagne sur quatre est ainsi perdue. Lorsque les “organizers” obtiennent 50% des voix, le syndicat nouvellement créé dispose d’une année pour signer un accord salarial. Et même en cas de succès, ce dernier ne s’applique qu’au site en question.

Dans cette émission, le journaliste John Oliver dénonce la pratique du “union-busting”, un consulting anti syndical légal et très apprécié des entreprises privées aux Etats-Unis

Ainsi, chaque café Starbucks ou entrepôt Amazon doit faire l’objet d’une lutte implacable pour l’obtention d’une représentation syndicale. Les entreprises violent fréquemment le droit du travail en recourant à diverses actions pour décourager la création des syndicats : mise à pied des employés mobilisés, licenciement, menace de gel des salaires, primes promises aux salariés qui votent contre la création du syndicat… Ces pratiques peuvent donner lieu à des amendes ou invalider une élection pour la formation d’un syndicat, mais sont rarement sanctionnées. L’agence gouvernementale chargée d’appliquer la loi (la NLRB, National Labor Relations Board) est débordée de demandes, sous-financée et dirigée par de hauts fonctionnaires relativement proches du patronat. Du moins, c’était le cas depuis Reagan et jusqu’à Donald Trump inclus…

L’État contre les travailleurs du rail

Joe Biden est indéniablement le président le plus favorable aux syndicats (“pro-unions”) depuis 1980 et l’élection de Ronald Reagan. Il encourage fréquemment les Américains à se syndiquer et les entreprises à augmenter les salaires. Il a inclus dans plusieurs grandes lois des clauses pour encourager l’attribution des contrats publics aux seules entreprises employant des salariés syndiqués. Surtout, il a nommé à la tête de la NLRB un dirigeant acquis à la cause ouvrière. 

Mais cette politique volontariste a trouvé ses limites lorsque les travailleurs du fret ferroviaire ont voté contre l’accord négocié par la Maison-Blanche. Face à l’imminence d’une grève massive, Biden a demandé au Congrès d’imposer l’accord par la loi. Une disposition spécifique au secteur ferroviaire, qui date du Railway Labor Act de 1926, conçu précisément pour enlever leur pouvoir de négociation aux travailleurs du rail. De même, ces derniers n’ont pas le droit de faire grève en dehors d’un cadre prédéfini, qui nécessite un préavis de plusieurs semaines. En contrepartie et contrairement à l’écrasante majorité du secteur privé, tout employé rejoignant le fret ferroviaire est automatiquement syndiqué. 

Quelques jours avant la signature de l’accord, les compagnies ferroviaires avaient suspendu certains trains en anticipation de la grève, provoquant des débuts de pénuries de produits essentiels à la purification de l’eau potable dont dépendent des millions d’Américains. Une stratégie qualifiée de “terrorisme d’entreprise” par les syndicats.

Cela débouche sur un paradoxe qui n’est pas sans rappeler la situation française. Les syndicats du fret ferroviaire disposent de la représentativité nécessaire pour établir un rapport de force, mais n’ont pas de réelle motivation à le faire. Puisque le Congrès peut imposer l’application de l’accord négocié, et que le droit de grève est très encadré, chaque négociation tourne en faveur du patronat. Ici, Biden a trahi sa base électorale syndiquée en imposant l’accord pour plusieurs raisons. Le patronat, sachant que le Congrès pouvait légiférer, ne voulait plus bouger et utilisait la menace d’une grève pour faire paniquer le pouvoir. Quelques jours avant la signature de l’accord, les compagnies ferroviaires avaient suspendu certains trains en anticipation de la grève, provoquant des débuts de pénuries de produits essentiels à la purification de l’eau potable dont dépendent des millions d’Américains. Une stratégie qualifiée de “terrorisme d’entreprise” par les syndicats. Warren Buffett et ses pairs savent établir un rapport de force, quitte à mettre la vie de milliers de gens en péril pour sauver quelques millions de dollars de profit.

Biden aurait pu répondre en utilisant tout le pouvoir de l’exécutif pour rendre la vie des compagnies ferroviaires impossibles, en multipliant les inspections liées à la sécurité, entre autres. Il a préféré forcer la main des travailleurs. 

Au sein du Parti démocrate, la minorité progressiste emmenée par Bernie Sanders a contraint les dirigeants de leur majorité parlementaire à faire voter le Congrès sur un amendement à l’accord salarial, pour inclure une semaine d’arrêt maladie supplémentaire. Il s’agissait d’une demande centrale des syndicats, refusée par le patronat. L’amendement a passé la Chambre des représentants, mais pas le Sénat, ou une majorité qualifiée était nécessaire (deux sénateurs démocrates et quarante-deux républicains votant contre l’amendement). Bien qu’infructueuse, cette ultime tentative a été rendue possible par la mobilisation de différents délégués syndicaux et élus démocrates, contre leurs directions respectives. Désormais, les travailleurs du rail réfléchissent à la prochaine étape : déclencher une grève illégale pour faire plier le pouvoir politique et patronal. Pour l’organiser, il va falloir reprendre le travail de terrain, par la base, et patiemment. Déjà, plusieurs directions syndicales jugées coupables d’avoir signé l’accord ont été remplacées par des employés mobilisés lors d’élections contestées. 

Désormais, les travailleurs du rail réfléchissent à la prochaine étape : déclencher une grève illégale pour faire plier le pouvoir politique et patronal. Pour l’organiser, il va falloir reprendre le travail de terrain, par la base, et patiemment.

Si l’État capitaliste se range – in fine – du côté du patronat, les Américains montrent à quel point l’organisation en collectifs de travailleurs peut renverser les montagnes, malgré des conditions d’adversité sans commune mesure avec celles qu’on observe habituellement dans la France d’Emmanuel Macron. La clé du succès réside dans une organisation méticuleuse de la grève, l’union des travailleurs et la prise de conscience de leur immense pouvoir collectif. Du moins, dans les secteurs où un tel rapport de force existe encore…


Christophe est l’auteur de Les Illusions perdues de l’Amérique démocrate (Vendémiaire, 2021). On peut le suivre via sa newsletter ici, et sur Twitter @PoliticoboyTX.

Image de Une : travailleurs de YouTube Music en grève. Source : Jacobin Mag


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