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Héritée des luttes de l’après-guerre et de l’imagination de ses travailleurs, la France dispose notamment d’un système de sécurité sociale du soin. Un autre secteur pourrait bénéficier d’un tel modèle économique solidaire, démocratique et non lucratif : le monde du funéraire. Alban Beaudouin et Jean-Loup De Saint-Phalle nous racontent, à travers une série de portraits, les dérives et impasses du système funéraire actuel, et amènent l’idée d’une extension de la sécurité sociale à ce domaine.

Notre collectif part d’un constat : la vie coûte assez cher sans qu’on doive y ajouter l’angoisse du prix des obsèques, qui frappe inégalitairement riches et pauvres. Nous proposons une solution : une nouvelle institution, indépendante de l’État, financée par les cotisations sociales. Les familles n’auraient plus à prendre en charge le coût des obsèques lors du décès. Elles bénéficieraient d’un forfait débloqué automatiquement, utilisable dans des entreprises de pompes funèbres conventionnées. Les caisses de Sécurité Sociale auraient une gouvernance mixte entre agents funéraires et citoyens.

Marthe, travailleuse précaire

La mort représente le troisième poste de dépense ponctuelle derrière la voiture et le logement. Il faut bâtir une institution adaptée qui libère les endeuillés de ce que la sociologue Pascale Trompette appelle le sentier de dépendance. Voici un exemple.

Marthe est travailleuse précaire, elle perd son père le 4 février 2019. Il s’est suicidé. Pas le temps pour le deuil et l’incompréhension : elle doit déjà poser son congé de deuil puis, rapidement et comme dans 80% des familles, la question des obsèques et de la succession va être sujet de débat.  Il lui faut gérer par exemple sa belle-mère, qui a des vues précises sur les décisions à prendre lors des obsèques. Mais Marthe n’a pas le temps de songer à la préparation. Il faut prendre des décisions rapides. Elle appelle le 30 12, numéro vert Urgence Décès. En fait, ce n’est pas un service public du gouvernement. C’est une plateforme de l’entreprise OGF-PFG, leader du secteur des pompes funèbres, 1er producteur de cercueils en Europe, propriété d’un fonds de pension canadien. Non, vraiment le 30 12 n’est pas un numéro vert.

Elle appelle le 30 12, numéro vert Urgence Décès. En fait, ce n’est pas un service public du gouvernement. C’est une plateforme de l’entreprise OGF-PFG, leader du secteur des pompes funèbres

Marthe, déboussolée, démunie, déjà épuisée et donc vulnérable, démarre alors son sentier de dépendance. Tout au long des étapes qui l’attendent, elle s’en remet aux agents funéraires des PFG. Dès lors, les professionnels qui la conseillent, sur lesquels elle voudrait s’appuyer sans réserve, lui proposent aussi des devis toujours plus chers et des prestations toujours plus nombreuses. Au moment de payer la note, Marthe se tourne vers sa famille. Sa chère belle-mère n’a aucune obligation légale de l’aider. Elle est seule. La fin de vie d’un proche est en réalité le début d’un long parcours semé d’embûches pour les endeuillés, dans le labyrinthe du capitalisme funéraire.


Michel, PDG dans le funéraire

“Chacun n’a qu’à économiser”, a-t-on entendu sur la question des obsèques. C’est négliger le fait que la mort est une question de classe sociale. Une proportion importante des travailleurs les plus pauvres décèdent jeunes. De plus, une proportion croissante de la population se retrouve sans emploi dès la cinquantaine, l’âge où le décès de ses parents survient majoritairement : les obsèques sont une double peine pour les classes populaires. Dès le départ, 3800 euros en moyenne ne représentent pas la même chose pour tous les foyers ; mais comme les pauvres meurent plus tôt, la vulnérabilité économique est encore augmentée. Dans de telles conditions, face à cet échec de notre société, il est temps que la charge économique du décès soit mieux répartie entre riches et pauvres.

Si vous appelez une entreprise discount du groupe pour organiser des obsèques avec un petit budget, on vous dira que c’est le premier prix, et qu’une offre de qualité supérieure existe chez une autre entreprise du groupe. On ne veut pas enterrer ses morts à la va-vite, alors souvent le client finit par accepter de payer beaucoup plus que prévu.

Michel Leclerc est un entrepreneur historique des pompes funèbres et l’initiateur du low-cost dans le domaine. Il a monté dans les années 90, une entreprise discount : Roc-Eclerc. Son but était de proposer des obsèques abordables pour les plus pauvres en utilisant une communication agressive avec le célèbre slogan ”parce que la vie est déjà assez chère”. Aujourd’hui, Roc-Eclerc a été acquis par le groupe Funecap à la tête de l’oligopole du secteur aux côtés des PFG. Si vous appelez une entreprise discount du groupe pour organiser des obsèques avec un petit budget, on vous dira que c’est le premier prix, et qu’une offre de qualité supérieure existe chez une autre entreprise du groupe. On ne veut pas enterrer ses morts à la va-vite, alors souvent le client finit par accepter de payer beaucoup plus que prévu. Se referme ainsi le piège du funéraire discount : payer cher pour hisser le défunt au-dessus de sa classe sociale, ou accepter la violence de faire des obsèques low-cost.


René, ex-député

Les députés ont bénéficié jusqu’en 2018 d’une prise en charge des frais d’obsèques à plus de 18 000 euros, sans qu’il soit nécessaire de la demander, contrairement aux autres professions où les aides de la sécurité sociale ne sont pas attribuées automatiquement en cas de décès. Leur régime est unique et sauf en cas de décès d’enfant, personne d’autre que les parlementaires ne peut recevoir autant d’argent sans effectuer une démarche au préalable.  La prime obsèques des députés n’a pas disparu depuis mais est conservée à hauteur de 2350 euros.

Les députés ont bénéficié jusqu’en 2018 d’une prise en charge des frais d’obsèques à plus de 18 000 euros, sans qu’il soit nécessaire de la demander, contrairement aux autres professions

René Dosière est un ancien député socialiste. « L’idée selon laquelle quand on n’est plus parlementaire on n’a plus droit à rien du tout me paraît dangereuse », expliquait-il au Parisien en 2018. S’il est des associations qui demandent la fin totale de ce privilège de nos élus, nous pouvons prendre le problème à l’envers. L’inquiétude du député est compréhensible : se savoir en sécurité économique face au décès est une tranquillité bienvenue. Et si nous étendions le privilège à toute la population des travailleurs de notre pays ? Si nos parlementaires en ont besoin, ce ne sont sans doute pas les seuls.


Nadia, en deuil de son enfant

Aujourd’hui, être endeuillé c’est être malade. Au-delà du très court congé décès, impossible de prendre du temps pour vivre son deuil sans demander à son médecin traitant d’obtenir un congé maladie : le deuil est de plus en plus médicalisé.

Nadia a perdu son enfant, atteint d’un cancer. Elle bénéficie dans les derniers mois de son fils de l’accompagnement d’une psychologue du CHU prise en charge par la Sécu. Elle accueille cette aide avec reconnaissance. Ces professionnels sont pourtant en voie de disparition à l’heure des coupes budgétaires dans la santé.

Selon la classe sociale à laquelle on appartient, un drame comme la mort d’un enfant peut être soit une tragédie, soit une tragédie doublée d’humiliation.

Après la mort de son fils, elle s’appuie sur les associations mais s’ajoute au deuil une période de grande précarité. Les dispositifs de la Sécurité Sociale, de la CAF, de l’Etat, de la CARSAT (Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail) sont aujourd’hui terriblement méconnus. Certes, elle a bien reçu les 2000 euros de la CAF, automatiquement versés en cas de décès d’un enfant de moins de 25 ans. Cela ne suffit pas. Déjà, elle a besoin de temps et d’être en sécurité plusieurs mois. Or, même dans le cas extrêmement violent du deuil périnatal, les parents doivent se prêter à un spectacle dégradant consistant à prétexter la dépression pour leurs congés supplémentaires à un médecin généraliste. Comme si un deuil n’était pas une raison suffisante pour prendre du temps.

Encore une fois, c’est le jeu des inégalités sociales qui commence. Selon la classe sociale à laquelle on appartient, un drame comme la mort d’un enfant peut être soit une tragédie, soit une tragédie doublée d’humiliation. L’endeuillé doit avoir son propre statut politique, et sa vulnérabilité autant que sa légitimité doivent être impérativement reconnues par le droit.


Rémi, syndicaliste dans le funéraire

Depuis la Rome Antique jusqu’à nos imaginaires contemporains, le “croque mort” est un personnage auquel on ne veut pas trop penser, voire qu’on regarde avec mépris.

Lors de la crise du COVID, comme dans les hôpitaux, les agents funéraires ont connu une pénurie de matériel et notamment d’EPI (Équipements de Protection Individuelle).

Il nous faut une institution qui garantisse le contrôle démocratique du secteur et la liberté des agents funéraires.

Rémi, syndicaliste chez les PFG, a alerté les médias sur ce manque d’équipement pendant le premier confinement. Sa prise de parole pourtant sans animosité à l’égard de l’entreprise a été pour le moins mal reçue par sa direction : on a sommé Rémi de se taire par voie d’huissier de justice. Il y a bien une omerta propre au monde funéraire. Elle est entretenue par l’indifférence des familles, par les grosses entreprises et par les médias, qui ne s’emparent du sujet que lors de la Toussaint et pour rapporter les faits-divers les plus sordides. Cette omerta ne bénéficie à personne, ni aux agents, qui sont mal considérés, et dont les revendications sont inaudibles, ni aux familles qui méconnaissent tout du secteur. Pour remettre le travail des agents des pompes funèbres en pleine lumière, ils doivent partager avec les endeuillés la souveraineté et la gestion des caisses de Sécurité Sociale de la mort. Il leur appartiendrait de mettre sur pied les grandes orientations du secteur et de choisir dans quelles directions innover et investir l’argent des cotisations, mieux que les actionnaires .

Si Rémi avait été membre siégeant dans les collèges de la sécurité sociale de la mort, dont les entreprises dépendraient par le système de conventionnement, sa voix aurait porté, et ses supérieurs auraient été sommés de l’écouter. Il nous faut une institution qui garantisse le contrôle démocratique du secteur et la liberté des agents funéraires.


Hervé

Aujourd’hui, la formation des agents et conseillers funéraires ne correspond pas à une logique de service public.

Hervé travaille dans l’une des grandes écoles de formation au métier de conseiller funéraire. Selon lui, c’est environ 10% seulement des entreprises funéraires qui sont à même de donner aux familles un aperçu complet des différents dispositifs de la sécurité sociale (capital décès notamment) en cas de décès. Il nous le confirme aussi : il n’y a pas de BTS, de CAP ou de licence des métiers du funéraire dans les universités et les lycées professionnels. L’offre est seulement privée, et là encore, PFG et Funecap progressent en s’accaparant la part du lion.

Lucas, un agent funéraire en formation dans une structure, nous expliquait qu’on lui a appris à se placer devant les cercueils quand les clients sont là, pour dissimuler le prix

Lucas, un agent funéraire en formation dans une structure, nous expliquait qu’on lui a appris à se placer devant les cercueils quand les clients sont là, pour dissimuler le prix. Lui qui venait faire ce métier au nom de valeurs humanistes comme la plupart, ressentit alors autant d’indignation que de frustration. Si le métier de conseiller funéraire est essentiel, il s’est développé dans une logique de rendement à déconstruire. La sécurité sociale de la mort, nouvelle institution par et pour les agents, aura à charge de mettre en place une formation publique pour les agents funéraires, gratuite et certifiante.


Martin

Les pompes funèbres sont un élément de toutes les cultures et les religions, et il est bien rare que cela soit payé avec les deniers de chacun. Puisque toutes les religions ont en commun de prendre soin de leurs morts, et notamment des démunis, hors de tout cadre lucratif, la question se pose : alors que la mort s’est laïcisée, le marché est-il la seule alternative à la religion ?

En Alsace, Martin est diacre et maître de cérémonie. Il officie donc à la fois pour les cérémonies religieuses, en suppléant le prêtre, et pour des obsèques laïques dans son entreprise de pompes funèbres. Ce qu’il fait par dévotion le lundi, il le fait dans le cadre d’un emploi dans une structure à but lucratif le mardi. Il n’y voit aucun paradoxe : pour la même activité, la mort peut être traitée comme un objet lucratif, ou comme un instant purement sacré et donc hors du commerce.

Alors que la mort s’est laïcisée, le marché est-il la seule alternative à la religion ?

Les religieux nous montrent comment allaient les choses avant le marché, notamment en termes de rythme. Un prêtre qui fait une messe d’enterrement avec une famille laïque, ne se déplaçant à l’Église que parce que la grand-mère était croyante, ne lui occupe qu’une demi-heure. Pour la famille d’un syndicaliste chrétien de la région, il lui fallut trois ou quatre jours, à échanger sur les habitudes et les bonnes oeuvres du défunt, et des centaines de personnes assistèrent à la messe. Pourtant, le prêtre n’a pas été plus payé pour l’une que l’autre.

Un retour à la gestion religieuse des obsèques ne serait pas souhaitable : le caractère religieux d’une entreprise de pompes funèbres ne la rend pas toujours incompatible avec le business. De plus, la société n’a plus la même relation aux institutions religieuses qu’il y a un siècle. En revanche, ce que la religion a et que le capital n’a pas, c’est de savoir prendre le temps.


Frédérique

Jamais les citoyens n’ont autant manifesté la volonté de se réemparer des sujets funéraires. Dans la société toute entière, le rite fait son retour : coopératives impliquant les citoyens dans leur gestion, cafés mortels pour créer un cadre où parler du décès, collectifs de célébrants laïques, autant d’initiatives pour reconnecter les vivants et  les morts. Un désir d’humaniser notre vision de la mort mêlé aux questions écologistes, avec l’humusation (processus naturel de compostage de corps humains), qui gagne de plus en plus d’États dans le monde. Ce n’est pas la première fois qu’un tel combat citoyen s’organise : la crémation était aussi en son temps une revendication citoyenne, destinée à reprendre la main sur la mort. C’était avant que PFG ne s’empare des crématoriums, et vide ainsi de son sens tout l’aspect civique du combat pour la crémation.

Frédérique Plaisant est à la tête de la fédération française des crématistes. Elle plaide pour la mise en place d’une instance régionale de contrôle des pratiques des pompes funèbres, et pour des obsèques minimum pour chacun. En somme, avec le temps, les crématistes ont appris de leur Histoire : se focaliser sur les pratiques funéraires sans poser sur la table en premier l’économie et la politique, c’est foncer dans la toile des PFG et de Funecap.


Alors, pourquoi une sécurité sociale de la mort ?

Pour  garantir la liberté aux endeuillés.

Pour que les outils de la Sécurité Sociale déjà existants deviennent automatiques.

Parce que les pauvres meurent plus tôt que les autres.

Pour que les privilèges de caste des uns deviennent la norme.

Pour que le deuil obtienne le statut politique qu’il mérite.

Pour redonner aux travailleurs des pompes funèbres la souveraineté sur leur travail.

Pour que les agents soient formés au contact humain avant tout.

Une sécurité sociale de la mort, indépendante de l’État, propriété exclusive des citoyens et des agents funéraires.

Une sécurité sociale de la mort, car elle existe déjà sous une certaine forme et doit être étendue.

Une sécurité sociale de la mort, pour sortir une bonne fois pour toute la mort d’une logique de commerce lucratif.


Alban Beaudouin et Jean-Loup De Saint-Phalle, du collectif pour la sécurité sociale de la mort


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