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Aaah, la neutralité journalistique ! Que se passe-t-il concrètement dans une réunion de rédaction de France 2 pour préparer le JT du soir ? Est-ce qu’une ou un journaliste se permet de dire, timidement, « vous ne croyez pas que nos sujets de santé de ce soir correspondent exactement aux éléments de langage de la ministre de la santé face aux urgentistes en grève ? ». Anne-Sophie Lapix répond-t-elle alors « Ludivine, tu nous saoules là, retourne t’occuper de « l’œil du 20h » et ne m’emmerde pas ! » ? Probablement pas. A regarder le JT du mardi 10 septembre 2019, on se dit plutôt que la propagande gouvernementale est ingérée inconsciemment par les salariés de France Télévision, qui la recrachent avec enthousiasme, et se coucheront le soir avec le sentiment du devoir accompli, tant chaque reportage s’enfonce dans la complaisance la plus totale et dévouée avec les idées de la classe dominante.

Que dit Agnès Buzyn depuis des mois, face aux urgentistes en grève, qui racontent les couloirs chargés de brancards, les patients laissés des heures voir des jours en rade, les vieux qui meurent et les familles qui s’énervent ? Elle dit: 1 – Ce n’est pas un problème de moyen mais un problème d’organisation, ne parlons donc pas de budget, qui diminue constamment depuis des années. 2 – C’est parce que les Français sont devenus des « consommateurs de soin » et qu’ils se ruent aux urgences à la moindre écharde. Il faut donc les en éloigner au plus vite.

Quels sont les deux sujets santé de France 2 mardi soir face à des millions de téléspectateurs ? 1 – Un sujet sur un hôpital modèle ayant mis en place un service de « bed management » où des « bed managers » gèrent rationnellement et efficacement la bonne attribution des lits, et tout le monde est content. 2 – Un sujet – particulièrement délirant et biaisé – sur – sans déconner – des cliniques qui s’installent dans les supermarché Walmart aux Etats-Unis, pour permettre aux gens de venir se faire soigner leurs « bobos » sans déranger les hôpitaux avec leurs broutilles.

En vert les lits occupés. C’est bien fait, car si c’était en rouge on aurait l’impression que cet hôpital est saturé ! Chapeau les managers.

Rien que le choix des sujets est une spéciale dédicace à Buzyn. Mais attendez de connaître le contenu des reportages : le premier nous montre donc ce CHU où un service dédié est créé pour administrer les lits. Très bien. On ne nous dira évidement pas de quel service ont du être retirées les infirmières qui s’en occupent à temps plein (car on se doute, vu le budget hospitalier, que ce ne sont pas des créations de poste), le téléspectateur est trop teubé pour ce genre de précision, c’est connu. Du coup on va plutôt lui montrer le petit logiciel qui est utilisé pour gérer les lits : « en vert les lits occupées, en marron les lits libres ». Un code couleur, il fallait y penser ! La voix off est enthousiaste, tout ça est formidable, et en plus les infirmières ne s’appellent plus infirmières mais « bed manager ». C’est de l’anglais, c’est chic, c’est choc, ça manage, ça veut dire que c’est efficace (même s’il n’y a pas plus de lit, et qu’il s’agit donc de management de la pénurie – mais efficace !).

« Si les urgences sont saturées c’est aussi parfois parce qu’on s’y rend pour pas grand chose » : pour introduire le second reportage, Anne-Sophie Lapix paraphrase carrément Agnès Buzyn, en nuançant quelque peu, certes, l’argument : « c’est aussi parfois parce que ». Mais vu que l’explication « manque de moyens » n’a toujours pas été abordée – et ne le sera pas du JT -, ça sonne comme « c’est parce que ».  

“Produits vaisselle, PQ, pâtes, et vaccin contre la grippe…voilà j’ai tout”

Le reportage s’ouvre alors et la voix off part dans les aiguë tellement l’idée est révolutionnaire et disruptive : un cabinet médical dont l’entrée « donne directement sur les caisses de l’hypermarché », ce qui permet de faire ses courses au passage – un avantage carrément vanté par le reportage. On y voit une femme venir en consultation et être auscultée par une infirmière qui a le droit de prescrire. La voix off trouve ça visiblement top : il n’y aura pas de mention de la crise des opiacée qui a ravagée la population américaine parce qu’on lui prescrit n’importe quoi et n’importe comment. Le reportage se poursuit sur un échange très start up nation entre l’infirmière et sa patiente : « vous voulez un arrêt de travail ? » « Non merci ! » répond de façon enjouée la patiente. Pas de mention du fait qu’aux Etats-Unis les arrêts de travail sont un luxe et que des salariés sont parfois contraint d’amputer leur salaire de celui de leur remplaçant pour y avoir droit.

La légèreté de ce reportage soulève l’éternelle question : que fait-on au juste en école de journalisme ?

Bref, ces cliniques de supermarché rencontrent un « énorme succès », pour une raison qui n’a aucun foutu rapport avec le problème des urgences en France : si les américains se ruent dans ce genre de cliniques, c’est qu’elles sont « low cost » et que dans ce pays de cocagne, un passage aux urgences vous coûte plusieurs centaines de dollars (si vous avez une mutuelle qui vous en coute plusieurs centaines par mois) voire plusieurs milliers si vous êtes sans assurance. Une précision que n’apportera pas non plus le journaliste envoyé pourtant sur place. Journaliste dont on donnera le nom, pour sa capacité totale à ne poser aucun contexte local pour nous vendre son innovation hospitalière de merde : Loïc de la Mornais, correspondant permanent aux Etats-Unis qui doit avoir une bonne assurance pour s’asseoir à ce point sur la réalité sanitaire vécue par les nord-américains.

Bref, ce reportage n’a absolument aucun rapport avec le problème des urgences françaises, mais le travail est fait : réussir à parler de santé en accolant « soins » à « supermarché », « arrêt de travail » à « non merci », « urgences » à « petits bobos ».

Good job, petits larbins.