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“Là je devais partir rejoindre ma fille et mes petits enfants à Rennes mais à cause de la grève je me retrouve coincée à Paris”. La journaliste commente la situation frustrante de Christine, bloquée à la gare Montparnasse, et nous n’avons pas le temps de compatir à ses déconvenues qu’un second témoignage est diffusé. Justin, 20 ans, devra rester dans son 9m2 en ce début de vacances de Toussaint. Étudiant, il n’a pas les moyens de prendre un autre billet pour retourner dans sa famille, à Agen. Son accent chanté nous rappelle que ça pourrait à toutes et tous nous arriver : jeunes, vieux, étudiants ou retraités, natifs de Toulouse ou de Calais, que ferait-on si ça nous tombait dessus, cette pluie de trains annulés ? On serait certainement furax et dégoûté. Rageant contre la malchance et … contre les grévistes qui n’ont pas eu la délicatesse de songer aux trajets de Christine et aux vacances de Justin.

Ce matin-là, la radio a ensuite donné la parole à une directrice de la SNCF et la journaliste a évoqué une grève “liée aux conditions de travail”, mais nous n’apprendrons rien de plus sur l’origine de l’événement. Les trois quarts du temps ayant été donnés aux “usagers” (la SNCF nous considère depuis des années comme des clients mais pendant une grève, nous redevenons des “usagers”), les ouvriers de la SNCF n’auront pas la parole ce coup-ci. Ni la fois d’après. Ni sur l’ensemble des radios et des télés qui, ce matin gris d’octobre, “nous informent” sur une grève menée par les agents d’un centre de maintenance de la SNCF situé en amont de la gare Montparnasse.

Que font ces “agents” d’un centre de maintenance ? Ils réparent les trains ? A quoi ressemble ce centre ? Comment sont-ils traités ? Et surtout : pourquoi font-ils grève ? Autant de questions auxquelles le journal de 8h de France Inter ne répondra pas, pas plus que le plateau de BFM TV à la même heure.

Si nous disposons de tartines d’informations sur les conséquences de la grève, nous ne saurons pas grand chose sur ses causes. Mais pourquoi donc cette obsession médiatique pour les passagers coincés en gare, obsession qui prend la place de tout le reste ? 

Merci au pigiste qui est venu filmer les jambes de ces usagers de la SNCF.

Le développement des micro-trottoirs de gares perturbées, un procédé foireux qui résulte de la dégradation du métier de journaliste

Plusieurs journalistes ont accepté de faire part de leurs expériences ou de leurs analyses à ce sujet, afin de nous éclairer sur cette question qui semble éternelle : pourquoi diffuser l’avis de passagers coincés quand on parle de grève de transport ? Nous leur tendons donc le micro, à notre tour, de manière évidemment anonyme. Car la liberté d’informer, c’est bien, c’est beau sur le papier, mais la liberté de pouvoir en discuter librement sans crainte de se faire blacklister ou carrément virer, c’est encore mieux. Par conséquent, les prénoms ont été modifié, à leur demande.

1 – Parler des usagers mécontents, un angle automatique :

“C’est un angle très classique et pratiqué à Radio France.  Enfin, comme partout. Plus précisément, c’est proposé en mode : faut qu’on aille voir les usagers et leur demander ce qu’ils en pensent. Mais ça finit très souvent sur une grosse majorité de gens qui râlent.”

(Hugo, journaliste à Radio France)

“On te demande systématiquement d’inviter des représentants d’associations d’utilisateurs de transports (dont je ne connaissais même pas l’existence), à opposer à un syndicat, alors qu’un autre profil paraîtrait plus pertinent pour comprendre un mouvement de grève (spécialiste de mouvements sociaux, ou autre). Du coup, ça calibrait les débats de facto autour de la fameuse “prise en otage”, et ça le limitait aux problèmes journaliers.”

(Sarah, ex-productrice à Radio France)

2 – Les rédactions ne peuvent pas / ne veulent pas s’intéresser au sujet qu’elles traitent :

“Mon rédac chef me dit “Je veux des mecs pas contents, qui te disent qu’ils ont eu le plus grand mal pour aller travailler/en vacances/à la plage/a l’hôpital c’est encore mieux, et à côté, c’est pas précisé mais c’est la norme, à toi de trouver un mec « qui comprend », pour faire un semblant de neutralité, alors que tout le monde sait très bien que de toute façon, dans 99% des cas, personne ne comprend les enjeux, à commencer par une bonne partie de la rédaction à elle même. Moi inclut d’ailleurs puisque je n’ai pas plus de quelques heures pour faire mon boulot, et qu’après la SNCF j’aurai Thomas Cook, Aigle Azur, les infirmières, profs, retraités, etc. Au milieu des catastrophes naturelles… C’est encore pire dans les chaînes en continu puisqu’il n’y a plus aucun service spécialisé, hormis la « culture » et le sport.”

(Benjamin, journaliste à BFM)

Ça tient, à mon sens, d’abord aux angles et aux lignes éditoriales. Si l’angle est : « pourquoi tel mouvement social ? », il est difficilement tenable en peu de temps, il ne satisfera jamais un gréviste, ou rarement dans un tel format. A l’inverse, l’angle : les répercussions/qui sont touchées/tu vois ce que je veux dire, demande bien moins de travail. Et comme généralement il y a plus de monde impacté que de monde mobilisé, le calcul est vite fait. On en revient vite au problème du modèle économique.”

(Benjamin, journaliste à BFM)

3 – Une solution facile pour produire de “l’information” en un temps record et à moindre frais :

“Je crois qu’il faut se pencher sur les conditions de production, que ce soit en télé ou en radio. Il y a une sorte d’urgence, genre le rendu qui doit être pour le 18h le 19h ou le 20h. Du coup, n’ayant que quelques heures devant toi, tu vas au plus simple pour présenter “la pluralité des points de vue”. C’est la facilité, le plus évident. “Jean Michel fait la grève parce qu’il ne veut pas qu’on lui retire ses privilèges”, “oui mais Jacqueline, même si elle comprend, est gênée dans son quotidien”. Je crois, c’est mon humble avis, qu’au delà de l’idéologie libérale qui sous tend que les travailleurs ne doivent pas se battre pour leur droit et qu’ils doivent suivre la marche du monde (capitaliste), sous peine d’être taxé de fainéant ou quoi, et au-delà de la volonté aussi de monter les pauvres et précaires les uns contre les autres, il y a un vrai problème dans le temps de travail journalistique.”

(Sarah, ex-productrice à Radio France)

“Ce qui est sans doute à interroger, c’est ce réflexe de microtrot [terme de métier pour “micro-trottoir”], le choix de ce format pratique à caler sur une journée et sur lequel on va pouvoir envoyer la stagiaire, le pigiste ou le CDD qui doit prendre son train a 19h d’ailleurs ! Le microtrot en soi présente à mon sens effectivement peu d’intérêt journalistique en termes de format, si on ne le contextualise pas et si on y va avec une intention de montrer des gens énervés. (…) Parfois, le stagiaire, le pigiste ou le CDD qu’on envoie en gare y voit un message implicite, réel ou non, et va chercher naturellement des gens énervés, parce qu’en plus ça rend mieux au montage.”

(Anne, journaliste)

Pour de nombreux rédacteurs/trices en chef, interroger les usagers dans une gare lors d’un mouvement de grève serait “concernant” pour le public (leur terme pour “qui intéresse”), au détriment de leurs causes. Macron ou le MEDEF n’ont nul besoin de passer un coup de fil aux rédactions lors de mouvements sociaux : c’est encore pire. Comme nous l’expliquent ces journalistes anonymes, l’auto-censure, le conformisme et les préjugés anti-grèves des chefs, l’organisation à flux tendu, la facilité par feignantise, le rythme souvent effréné et l’absence de recul critique expliquent qu’encore aujourd’hui, des médias usent et abusent de ces procédés. 

Cet article de 2016 ressemble à s’y méprendre à… tous les articles de 2019. Car le mécontentement dans une grève, c’est un invariant historique. Les journalistes pourraient donc s’épargner la visite et “retweeter” leurs vieilles publications.

Pour s’informer, l’avis des usagers bloqués en gare n’a aucun intérêt 

Il faut attendre un article du Parisien quelques jours après la vague de micro-trottoirs radiophoniques décrits plus hauts pour en savoir plus sur les motifs de cette grève. Après avoir déploré un “accueil glacial” à l’entrée du centre de maintenance de Châtillon – on se demande bien pourquoi, après trois jours de tartines contre les “grèves surprises” de la SNCF – le ou la journaliste (l’article n’est pas signé) laisse la parole aux premiers concernés. On apprend ainsi que les ouvriers travaillent au trois-huit, sept jours sur sept, avec une cadence très soutenue et la pression pour tenir les délais.

Concrètement, les grévistes sont les gens qui s’occupent de nos précieux TGV et les réparent de façon à ce que tout le reste de l’année Christine puisse retrouver ses petits enfants à Rennes et Justin sa famille à Agen. Sans eux, nos TGV tomberaient en morceaux, rouilleraient et, en cas d’accident (percuter un sanglier), resteraient hors d’usage. Selon un mécanicien interrogé, “c’est le centre des cocus et des divorcés…”, car on n’y a pas de vie, vu les horaires de travail (de nuit et changeant). “J’ai été embauché à 1 200 euros par mois, je ne suis même pas à 1 500 euros aujourd’hui. Avec nos salaires, on ne s’en sort pas. C’est un bon métier, mais nous ne sommes pas assez payés”. Intéressant: nos grévistes de la SNCF ne sont donc pas des bureaucrates payés à ne rien faire en attendant une faramineuse retraite mais bien des ouvriers et des employés qui galèrent, comme les gilets jaunes pour lesquels les Français ont majoritairement de l’empathie. Et si on nous racontait ça, demain matin ?

Car dans le fond, l’avis de Christine ou de Justin n’a pas d’intérêt. Il ne nous informe en rien du pourquoi et du comment de cette grève. D’abord parce qu’ils n’en savent rien, du moins pas plus que nous, de ce qui se passe dans ce centre de maintenance. Et soit dit en passant, ils ne subiront pas les véritables conséquences de cette grève. Rappelons qu’une grève est un bras de fer entre salariés et directions d’entreprise, les uns sacrifiant des jours de salaire pour faire plier les autres qui perdent des millions d’euros de chiffre d’affaires, fâchant leurs actionnaires ou l’Etat, dans le cas d’une entreprise (pour l’instant) publique. Les autres sont des victimes collatérales, dont le quotidien est perturbé, mais qui ne perdront pas ou peu d’argent dans l’affaire et qui ne jouent pas leur survie dans ce conflit. Notons d’ailleurs que même en tant que citoyen qui donnent leur avis sur le conflit, ils ne sont ni représentatifs ni fiables : interrogés sous le coup d’une émotion bien compréhensible – ça ne fait jamais plaisir d’avoir son train annulé et ses trajets compromis -, ils donnent un avis qui n’est ni éclairé ni réfléchi. Prompts à dénoncer par ailleurs les affects et l’irrationalité des citoyens quand ils votent mal ou qu’ils manifestent, les éditorialistes n’ont pas de problème à relayer une parole nécessairement émotionnelle quand ça les arrange.

Enfin, ce n’est pas une information qui est délivrée par ces témoignages, car la colère de Christine ou le désarroi de Justin sont des invariants historiques : il y a dix ans, ils auraient dit la même chose et ils diront la même chose dans dix ans. Et on n’a pas besoin d’entendre leur témoignage pour se figurer ce qu’ils traversent. Alors que les conditions de travail des ouvriers de la SNCF, les raisons de leur colère, les modalités de la grève, et tout simplement ce qu’ils font de leur journée et de leur nuit dans ce centre de maintenance en amont d’une grande gare parisienne… Tout ça, c’est ce qu’on appelle “une information”. Ils sont concernés par ce qu’il se passe, c’est par eux et pour eux que cela se produit, les usagers coincés par l’annulation de leur train ne le sont pas. 

Pour nous raconter cette grève, les journalistes font avec les moyens du bord : pas grand chose, et pas beaucoup de bonne volonté des rédactions pour raconter vraiment ce qui se passe. Ils se justifient donc en disant que leurs sujets “passagers coincés à bout de nerfs” sont “concernant” et il font appel à notre empathie de voyageurs envers les usagers plutôt qu’à notre empathie de travailleurs envers les salariés de la SNCF. Or, quand on n’est ni éditorialiste, ni directeur marketing, ni député, on passe plus de temps à travailler qu’à voyager.

Nicolas Framont et Selim Derkaoui


Illustration par la talentueuse Aurélie Garnier

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