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Plus d’un million de personnes étaient présentes dans les rues ce 5 décembre, contre le projet de réforme des retraites de Macron et afin de s’opposer à sa politique de destruction sociale dans son ensemble. Demain, mardi 10 décembre, une nouvelle journée de mobilisation nationale est prévue. A contre courant d’une réforme permettant à “l’âge pivot” – terme de novlangue pour dire “âge de départ à la retraite” – d’être fixé à 64 ans, des seniors âgés de 56 à 61 ans témoignent de leur difficulté à travailler. S’ils ne sont pas tous cassés au même degrés par leur travail du fait de la diversité de leurs emplois, ils ne peuvent cependant cacher une baisse de l’audition, de la vue ou simplement de leurs réflexes. Alors, la retraite, ils y pensent de plus en plus tôt, mais pas trop non plus, afin d’éviter un malus ou une perte brutale de salaire. 

« Je suis dans la cellule cotorep1. Il y a tous les gens qui ont un problème physique. Un gars a eu un cancer. Celui qui vient de partir avait une pile au cœur et un autre a fait une dépression pendant un an ». A 56 ans, Ange* est « rédacteur technique » pour l’Armée de terre depuis 2016. « On doit écrire les opérations à faire du démontage au remontage des pièces des hélicoptères pour la sécurité des vols. Mais, il n’y a pas assez de travail. Certains jours on ne fait rien. » La cellule cotorep c’est, pour lui, une autre façon de nommer « le placard » où l’on place les salariés qui ne peuvent plus travailler, mais qu’on ne peut pas virer. 

Il s’est retrouvé là à cause de ses défauts d’audition. « Je suis sourd de l’oreille droite et depuis 2015, la gauche est en train de suivre. J’avais des bourdonnements à l’atelier. C’était stressant. C’était aussi socialement difficile. Je n’entendais pas toujours mes collègues. » D’autres tracas sont venus s’ajouter. « Ma vue a baissé. »

Ange était électromécanicien. Comme de nombreux autres ouvriers, il était exposé au bruit. Un ouvrier sur quatre est exposé à trois facteurs de pénibilités ou plus : manutention de charges lourdes, vibrations mécaniques, postures pénibles répétées, exposition aux produits chimiques, au bruit, aux températures extrêmes, travail de nuit, travail en équipe alternante comme faire les trois 8, et le travail répétitif2. Les secteurs les plus touchés sont ceux de l’industrie, du bâtiment, mais aussi celui du commerce.

Les ouvrier/ières qui ont bossé avant 20 ans sont déjà déclarés invalides avant même leur départ en retraite à 60 ans

Avec le temps des maladies se déclarent. Les troubles musculo-squelettiques, les surdités, les rhinites… Plus de 56 100 nouveaux cas de maladies professionnelles ont été reconnus sur plus de 80 000 personnes, selon une étude réalisée en 2012 par le programme de surveillance des maladies à caractère professionnel3. Parmi les 56 100 malades, plus d’une personne sur deux a passé l’âge de 50 ans. « Mais les individus ont également des maladies non professionnelles liées à l’âge, insiste la médecin du travail dans la fonction publique Mme Renard*. Depuis la réforme de 2010, l’âge de départ à la retraite a été retardé. Elle remarque chez les salariés plus de maladies liées à l’âge. « Ils ont des maladies cardio-vasculaires ou des problèmes respiratoires. Et d’interroger : Je me demande bien qui va pouvoir travailler jusqu’à 67 ans. » Il s’agit de l’âge limite de départ pour avoir sa retraite à taux plein pour ceux qui n’ont pas tous leurs trimestres à 62 ans, qui est l’âge légal de départ. 

Si les salariés ont commencé à travailler avant l’âge de 20 ans, ils peuvent partir à 60 ans. « Pour certains, comme les ouvriers et ouvrières, c’est déjà trop tard. Ils sont déclarés invalides avant de les atteindre », souffle Mme Renard. « Pour eux, c’est le chômage jusqu’à la retraite, car lorsqu’un maçon âgé perd son travail il n’en retrouve pas. La plupart des ouvriers/ières non qualifiés ne sont pas recasés car sans autre formation. » Pour eux, instaurer un âge pivot à 64 ans, équivaudrait à attendre deux ans de plus au chômage. A cette problématique, que propose le gouvernement ? “la formation”. Hélas, pas sûr que cette proposition soit si simple à appliquer et ce, malgré toute la bonne volonté de ces travailleurs. En effet, reprendre une formation, passé la cinquantaine quand on a peu ou pas fait d’études dans sa jeunesse, est particulièrement difficile. De plus, le gouvernement propose des cours sur internet, ce qui constitue un obstacle supplémentaire pour ceux qui ne sont pas nés à l’ère du numérique.

Certains seniors ont plus de chance que d’autres. « Si un médecin du travail déclare qu’on est plus apte au contrôle, on ne nous vire pas, on nous place dans des bureaux », témoigne Didier, contrôleur aérien de 57 ans. Et pour cette profession, l’âge maximum de la retraite est de 59 ans. Mais tout le monde n’exerce pas une profession à risque avec la possibilité de partir plus tôt, ou bien ne travaille pas dans une grande entreprise disposant d’options de reclassement pour les employés en fin de vie professionnelle. « Dans les PME c’est irréalisable, un commercial qui peut plus conduire, c’est cuit », se désole la médecin du travail. 

Ce monsieur pose devant nos affiches et l’objectif de Serge d’Ignazio

Les seniors, ces employés devenus “gênants” 

De plus, pour les salariés âgés les problèmes de santé s’ajoutent à un contexte économique et social rude qui a des conséquences sur leur bien-être psychologique. « Les seniors ont plus de mal à s’adapter aux changements organisationnels et aux nouvelles technologies. Et en même temps, ils coûtent plus chers, du fait de leur ancienneté », décrit Marie-José Hubaud, ancienne médecin du travail ayant témoigné de son expérience dans Des hommes à la peine4. Ils sont considérés par la direction comme des employés gênants et le ressente. Selon le 14e baromètre senior en entreprise, 37% d’entre eux ont le sentiment d’être harcelés au travail en raison de leur âge.

Marie-Annick, employée chez Pôle emploi, avoue avoir eu des difficultés à se faire aux différents « changements ». « Avant on calculait les taux des indemnités chômage manuellement, maintenant c’est automatique donc on ne sait pas toujours expliquer à quelqu’un son taux. Le support informatique n’est pas facile d’accès. Alors confie-t-elle : Je suis souvent obligée de rappeler les gens plus tard, après leur rendez-vous ou leur appel, pour leur expliquer leur cas. » Marie-Annick a 61 ans. A cet âge, la plasticité neuronale baisse (facilité à faire de nouvelles connexions entre les neurones). « Les gens sont moins souples. Ils mettent du temps à s’adapter », explique Marie-José Hubaud. Marie-Annick a du mal à jongler entre les différents changements de législation. « Le problème c’est la mémorisation. Je me suis trompée la dernière fois. Avant les gens qui sortaient de prison avaient droit à des indemnités. Mais depuis deux ans c’est fini et je l’avais oublié. J’ai plus les réflexes. »

« La pénibilité physique n’a pas disparu, sont venus s’y ajouter les problèmes relationnels délétères »

Marie-Annick pourrait prendre sa retraite, mais elle ne l’envisage pas avant deux ou trois ans. « On a encore un crédit de maison pour cinq ans [1000 euros par mois] avec mon mari. Mon conjoint a été licencié économiquement il y a quelques années, et même s’il a retrouvé un travail le salaire n’est plus le même. Alors je préfère garder mon revenu actuel encore un peu. » Et puis, au niveau santé « ça va », rassure-t-elle, comme s’il fallait être malade pour justifier un départ.

Marie-Annick se voit encore continuer car Pôle emploi permet un aménagement de sa semaine (temps partiel, et télétravail) mais dans le contexte économique et social actuel, toutes les entreprises ne le proposent évidemment pas. « Depuis les années 90-2000, on travaille à flux tendu », remarque Marie-José Hubaud. 

« Les risques s’empilent comme des assiettes, la pénibilité physique n’a pas disparu, sont venus s’y ajouter les problèmes relationnels délétères. Maintenant c’est la méfiance qui règne, “en gros” [en italique dans le texte]. Compétitivité, délation déguisée, caractères guerriers. Conflits entre les personnes, pression, échauffement, blocage. Rupture, procédures judiciaires, souffrance, avenir hypothéqué », écrit dans son livre la médecin du travail5

Dans cette atmosphère, les salariés âgés à qui il faut adapter les horaires, acheter un monte-charge pour leur éviter d’importants efforts, ou un élévateur pour travailler à niveau sont accusés par leurs patrons de leur coûter la peau des fesses.

“Je me sens dévalorisée et exploitée”

Lorsqu’approche l’âge de la retraite, ces relations difficiles avec les clients, les collègues, la hiérarchie, ont d’autant plus de poids sur l’état d’esprit des salariés. « Je me sens dévalorisée, exploitée. Malgré mes demandes d’augmentation, je n’ai jamais reçu d’autre reconnaissance que verbale en 40 ans de maison. Si je pouvais je partirais en juin 2020, en faisant une rupture conventionnelle pour me mettre en chômage avant la retraite », lance Isabelle*, 58 ans, en colère et les larmes aux yeux. Cette secrétaire est toujours payée au smic. « Si je n’avais pas une prime de 20% grâce à l’ancienneté je ne gagnerais pas un centime de plus. Et pourtant, je me suis adaptée, j’ai changé deux fois d’agence, je me suis formée aux nouveaux logiciels, j’ai plus de responsabilités. »

S’il n’y avait pas ce problème de salaire, Isabelle ne serait pas sûre de vouloir prendre sa retraite. « Je suis active. La santé est bonne », insiste-t-elle. « Et j’ai peur de m’ennuyer chez moi. » Isabelle n’est pas du genre à se plaindre, à dire qu’elle voudrait se reposer. Vouloir passer plus de temps en famille, avec les petits-enfants, ne paraît pas justifié. En l’écoutant, j’ai de nouveau l’impression que pour un grand nombre de personnes, il faut avoir un pépin physique pour “s’excuser” de partir à la retraite. A force de marteler “la valeur travail” en boucle un peu partout, on finit par culpabiliser les honnêtes gens qui pourraient avoir envie à l’approche des 60 ans de consacrer davantage leur vie à leurs proches plutôt qu’à leur métier. Isabelle ne peut s’empêcher cependant de pointer l’« injustice » du système. « J’ai travaillé non stop depuis que j’ai 18 ans. Je n’ai même jamais pris de congés parental. J’ai aussi du boulot à la maison car je m’occupe de tout, le ménage, la cuisine… Je trouverais normal que les femmes comme moi puissent partir à 58 ans. »

« La retraite, cela fait un an et demi que j’y pense »

Les problèmes relationnels avec la direction, décrits par Isabelle, font partie de ce que les médecins appellent les “risques psycho-sociaux”. Ils sont  liés aux aspects relationnels ou organisationnels en entreprise et peuvent causer des maladies ou des problèmes de santé mentale.

Petit à petit, les salariés âgés, ayant des problèmes de santé ou fatigués du climat délétère en entreprise, se désengagent de leur travail. Alors ils se mettent à attendre… « La retraite, cela fait un an et demi que j’y pense. Des fois il y a des plans de départ volontaires. Je vais essayer d’en faire partie en 2020 », confie Ange. Il essaye de trouver un intérêt à aller travailler tous les jours. Il fait de la natation entre midi et deux. « Et heureusement, dans la cellule cotorep, j’ai un soutien, un collègue qui pense comme moi. Grâce à lui, je sais que ce n’est pas moi le fou


*Les noms ont été modifiés.

 1 Commission technique d’orientation et de reclassement professionnel qui avait pour mission d’aider l’insertion des personnes handicapées. Elle a été remplacée par la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées en 2005.

 2 Chiffres clés sur les conditions de travail et la santé du travail. DARES. Novembre 2016.

 3 Ce programme de surveillance s’appuie sur un réseau de médecins du travail volontaires signalant, durant des périodes de deux semaines prédéfinies, toutes les maladies à caractère professionnel observées lors de leurs visites.

4 Marie-José Hubaud, Des hommes à la peine, La Découverte, octobre 2008.

5 « Des hommes à la peine », p 183.


L’ensemble des photos a été pris le 5 décembre 2019 à Paris par Serge d’Ignazio