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Personne forte à encourager ou personne faible à soutenir, le patronat a su s’incarner dans la figure du start upper ou celle du petit patron qui galère, au choix. D’un côté l’intelligence et l’astuce, de l’autre le mérite et l’effort, les qualités attribuées au groupe hétérogène des “entrepreneurs” sont largement usurpées, et elles masquent surtout la réalité du modèle qu’ils incarnent : nocive socialement, coûteuse économiquement et pas à la hauteur des impératifs écologiques, l’entreprise privée est un modèle archaïque à dépasser.

De l’économie collaboratrice à l’économie collaborative, la même logique

En précarisant, sous-payant, pressurisant les travailleuses et travailleurs, les entreprises privées de toute tailles et leurs possesseurs sont parvenus à reconstituer des marges et des bénéfices presque aussi important qu’ils l’étaient avant la seconde guerre mondiale, et tout le mouvement de libération économique et sociale qui s’en est suivi. Cette période de notre histoire où l’on estimait que les intérêts des actionnaires des entreprises étaient moins important que la reconstitution du pays, l’égalité sociale et la construction industrielle de la France est bien révolue. A l’époque, on avait pu constater que face à une invasion et l’instauration d’un régime fasciste, les actionnaires avaient choisis leur portefeuille plutôt que leur sens moral et éthique : c’était l’économie collaboratrice, et après la guerre on en a fait le procès. Désormais, même l’Etat et ses services publics se mettent sous la férule des entreprises privées ou adoptent leurs logiques : c’est l’économie collaborative. De figure inquiétante, globalement mauvaise et mégalomane, le chef d’entreprise est passé dans la fiction française à celle de personne cool et charismatique qui a des tas d’idées nouvelles ou bien besogneuse et accablée de souci.

Et il a réussi à remporter en partie le cœur des citoyens : Beaucoup se disent qu’eux aussi, après tout, peuvent le faire. Et pour quelques cas où ça se passe bien, non sans encombre, beaucoup s’effondrent. Ça peut être la faillite, ou ça peut être la très grosse galère, du genre de celle des restaurateurs de « Cauchemar en cuisine » qui en sont à vouloir se faire hurler dessus et humilier par Philippe Etchebest pour remonter la pente d’un choix qu’ils avaient un peu pris à la légère, appâtés par l’idée que « monter sa boîte » était un jeu d’enfant. Un jeu dangereux auquel nous incitent désormais les pouvoirs publics : il est maintenant possible, quand on se retrouve au chômage, de récupérer d’un seul coup les deux tiers de ses indemnités pour monter sa propre entreprise. Et si vous voulez démissionner de votre poste, vous pouvez être indemnisés seulement si vous avez un projet de business à lancer.

Les entreprises privées nous coûtent un pognon de dingue et ça ne marche pas

Mais plus globalement, l’abdication politique vis à vis des entreprises privées est totale. Parmi les revendications régulières des gilets jaunes, il y avait certes la hausse du SMIC, heureusement. Mais il y avait aussi, très régulièrement « la baisse des charges pour les PME »… Et ce alors que l’ensemble des entreprises ne paient quasi plus aucune charge sur les bas et moyens salaires. Autant dire que les mythes décrits plus hauts ont la vie dure.

Pourtant, le primat accordé aux entreprises privées nous met dans une situation économiquement foireuse. D’abord, comme pour elles l’herbe est toujours plus verte ailleurs, à partir du moment où le « coût du travail » peut être moindre, toutes les concessions qui leur sont faites ne suffisent pas à les faire rester en France. Malgré tous nos sacrifices, nous perdons notre industrie. Les grands groupes jouent avec nos gouvernement, ou sont de mèches avec eux pour nous mettre à plat ventre. Macron avait obtenu de General Electric qu’il crée 1000 emplois en rachetant Alstom. Le résultat ? Général Electric va supprimer 1000 emplois, ce que le groupe américain a eu la courtoisie d’annoncer après les européennes, pour ne pas gêner le président. Etonnant ? Pas du tout, la connivence entre le géant américain et Macron est totale. L‘ancien conseiller de Macron ministre de l’économie est désormais directeur général de GE France, en charge de l’énorme plan de licenciement.

Les entreprises continuent donc de se barrer, de délocaliser, de tailler dans les effectifs, et de notre côté, à cause de nos gouvernements corrompus, nous continuons de les exonérer d’impôts et de cotisations, de réduire nos droits, de compenser par nos impôts la faiblesse des salaires qu’elles payent et qui mettent nos concitoyens au désespoir sur les ronds points. On est arrivé à un point où toute une partie de la main d’œuvre française est nationalisée, car l’employeur paye tellement peu au niveau du SMIC que c’est nous tous qui payons pour lui, en prenant en charge ses cotisations et en payant des aides diverses et variés pour que le nombre de travailleurs pauvres n’explose pas trop vite. Et ça ne marche pas.

Et naturellement, puisque tout est dû aux nouveaux héros de notre époque, le salarié doit fermer sa gueule et se satisfaire qu’on lui « offre un emploi » (alors que c’est lui qui offre son travail en échange d’un salaire). Résultat, la souffrance au travail augmente. Étant entendu que le travailleur est LA variable d’ajustement, il est permis, au nom de la « compétitivité », de faire n’importe quoi avec lui. Le cas des entreprises publiques privatisées et converties de force aux logiques capitalisme est bien symptomatique de ce fait : parce qu’il faut « rationaliser », « dynamiser », « flexibiliser », des cœurs de pierre comme Didier Lombard (France Telecom) ou Guillaume Pépy (SNCF) sont chargés de cette basse besogne qui génère des dizaines de suicides. Et dans les fameuses start up, les choses ne vont pas mieux, loin de là : derrière le décor cool, les poufs et les baby foot, les méthodes managériales de connard sont monnaie courante, avec en plus une main d’oeuvre docile : « Vu qu’on matraque l’idée que « c’est le nouveau monde », qu’ici on est en train d’inventer la nouvelle manière de travailler, les gens ne se méfient plus. » racontait à Rue89 une rescapée de l’univers de start up qui en a fait un livre. « pour majorité, les employés des start-up ne sont pas bêtes, ils se doutent bien qu’il y a des choses qui ne sont pas normales, mais ils se disent que c’est peut-être juste cette boîte-là, ou que c’est parce que c’est une jeune start-up, donc qu’elle peut faire quelques erreurs. ». A la fois fragiles et essentielles, les entreprises méritent tous les sacrifices.

Du coup, à force de mépriser leurs salariés affaiblies, les entreprises polluent littéralement l’ensemble de leur vie, et de celles de leurs proches. C’est au nom de cette réalité – on devient malade, stressé voir fou à cause de son travail et de comment il est “managé” – que le psychologue du travail et du management américain Jeffrey Pfeffer réclame la prise en compte de la “pollution sociale” des entreprises, c’est à dire “la dégradation du tissu familial, psychologique, amicale que le travail peut provoquer chez quelqu’un.”

Face au changement climatique, l’entreprise privée est un modèle périmé

Encore, si vraiment les entreprises privées pouvait « changer le monde » comme elles le prétendent, on pourrait entendre la nécessité de ces dons de soi et de son pognon pour les maintenir à flot. Mais ce n’est même pas le cas. Face aux défis du monde du XXIème siècle, défis bien connus car bien angoissant – le changement climatique pour commencer – le modèle économique et politique de l’entreprise privé est nul à chier. Pas besoin d’être économiste pour comprendre que lorsque vos objectifs sont liés par la nécessaire rétribution à plus ou moins court terme d’un accumulateur de capital – avant on disait « capitaliste », maintenant on dit « business angel » – le bilan carbone de votre activité et ses conséquences environnementales ne sont PAS votre priorité.   Et bien sûr que les quartiers gentrifiés de Paris regorgent de petites start up toutes mimies qui mettent en avant leurs « solutions innovantes pour aller vers le zéro déchet » ou de grandes ambitions pour dépolluer les océans, mais on n’a pas le temps d’attendre que ces petites initiatives toutes riquiqui fonctionnent pour nous sauver la mise face à ce qui est en train de nous tomber dessus – par la faute du modèle capitaliste privé, rappelons le tout de même. Car ce n’est pas l’étatisme ou les petits choix individuels qui foutent en l’air notre planète mais les entreprises qui ont développé – pour réduire leur coût et pas par goût de l’exotisme – le commerce international, la sous-traitance dans des pays plus pauvres, le déploiement des paquebots de croisière qui détruisent la méditerranée et celui des vols courts et moyens courrier qui butent notre climat tout en oppressant les travailleurs de l’air : bonjour Ryanair.

Les entreprises privées finiront certainement par vendre des solutions pour s’adapter ou résister au changement climatique, mais elles le feront pour celles et ceux qui ont les moyens de payer. Car jusqu’à preuve du contraire, ce n’est que quand la société via l’Etat, la sécurité sociale ou d’autres formes d’organisation non-capitalistes se mêle d’un service qu’il devient accessible par autre chose que le portefeuille de ses usagers. Il serait donc sage, si on veut adapter notre économie à l’état de la planète et arrêter de la détruire, de confier les rênes à d’autres gens que des « entrepreneurs » et leur « business angels », qui en plus nous coûtent un pognon de dingue car c’est nous qui payons le prix de leurs conneries sociales et environnementales.

Ensuite, comme salarié qui évolue dans une entreprise et comme citoyen qui élit des politiques qui légifèrent sur leurs règles de fonctionnement, il serait sage que nous arrêtions de trouver des excuses à ces « entrepreneurs », « start upper innovant » et en fait patrons qui, très majoritairement, sont des gens qui ont les moyens et les possibilités de faire les choses bien, qui ont la marge pour répartir le fruit de ce que nous produisons pour eux en notre faveur. Si on leur fout suffisamment la pression, par notre activisme et par nos lois. Non, « innover » n’excuse pas l’oppression d’individus. Non, « galérer » n’est pas une raison pour gueuler sur ses subordonnés. Il est grand temps de remettre dans le débat public l’impératif historique du combat ouvrier : faire de l’entreprise un endroit sain, où l’on ne souffre pas, où l’on n’est pas dominé. L’existence du secteur coopératif montre que d’autres solutions existent. La répartition réelle des entreprises par taille, la réalité de l’enrichissement de actionnaires, la sortie des mythes du petit patron qui galère et du start upper qui innovent sont autant de faits dont la connaissance doit être diffusé pour qu’enfin recommence le procès de l’entreprise privée, le procès du capitalisme, et l’ouverture d’autres horizons réellement émancipateurs.


https://www.jojobride.co.uk

En France, on déteste davantage les députés que les patrons. Et quand on n’arrive pas à boucler ses fins de mois, c’est auprès de l’Etat qu’on vient exiger de l’argent, pas auprès de son employeur ou de son DRH. Intouchables entreprises privées est une enquête en 4 épisodes, publiée entre le 17 et le 21 juin 2019, sur l’idéologie de l’entreprise reine et de la résignation du salarié sujet :

Episode I : Quand le contribuable paye pour le MEDEF

Episode II : Le mythe du “petit patron qui galère” ou comment le “soutien au TPE-PME” sert le grand patronat.

Episode III : Avant il y avait les patrons, maintenant il y a les entrepreneurs : le mythe des start up innovantes au secours du capitalisme

Episode IV : L’entreprise privée, un modèle dispendieux, anti-humaniste et anti-écologique à dépasser