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Le 17 mai 2017, la petite foule des fonctionnaires du ministère du Travail, rue de Grenelle, est réunie dans la cour de l’hôtel du Châtelet pour assister à la passation entre la ministre sortante Myriam El Khomri et la nouvelle entrante Muriel Pénicaud. El Khomri a déjà derrière elle une loi controversée qui a fait descendre dans la rue des centaines de milliers de personnes et c’est avec un certain soulagement qu’elle constate que « les Français se sont donnés pour président de la République le seul candidat qui ne proposait pas son abrogation ». Et de lancer, comme une pique, à celle qui lui succède : « Pire, j’ai compris, chère Muriel, que votre feuille de route allait vous conduire à approfondir ce sillon de la négociation collective dans l’entreprise. » Un silence et puis : « Je vous souhaite bon courage ! ». Cette dernière exclamation n’a pas manqué de faire parcourir dans l’assemblée un petit rire cynique. Quoi qu’il en soit, cette anecdote est révélatrice du climat de tension sociale qui règne entre des ministres soucieux de donner leur nom à des réformes, tout en fragilisant des conquêtes sociales ainsi que la stabilité de vie des classes les plus populaires et des travailleurs, considérés comme enclins à l’immobilisme alors qu’ils ne font que défendre ce qui leur apparaît comme relevant de leur droit, fruit d’une longue histoire de luttes sociales.

Depuis sa nomination au ministère du Travail, Muriel Pénicaud est devenue l’une des ministres du gouvernement Philippe les plus controversés. Son rôle de premier plan dans la signature des ordonnances et les quelques affaires qui lui collent aux basques entretiennent cette odeur de soufre. Cette ministre prétendument issue de la « société civile » – disons plutôt d’une société cotée au CAC 40 – sur laquelle Emmanuel Macron comptait restaurer l’honneur d’une République vacillante, avait pourtant dès son entrée en fonction suscité l’enthousiasme du patronat et de la classe dirigeante. Honnie et adulée, Muriel Pénicaud est à l’image de la politique de son président : clivante. Portrait de la fossoyeuse du Code du travail.

Née à Versailles en 1955, Muriel Pénicaud est issue d’une famille bourgeoise. Le père travaille dans la finance, gagne convenablement sa vie et laisse à sa femme la possibilité d’élever et de parfaire l’éducation de leurs enfants dans leur belle maison du Chesnay. C’est au sein du très sévère établissement d’enseignement catholique Saint-Jean-Hulst qu’elle réalise l’essentiel de ses classes. Dès l’obtention de son baccalauréat, Muriel Pénicaud va rejoindre l’Université de Nanterre où elle obtient une licence d’histoire à 20 ans puis une maîtrise en sciences de l’éducation l’année suivante. Elle devient ensuite pendant neuf ans administratrice territoriale d’abord au sein du centre de formation des personnels communaux puis ensuite dans une mission locale chargée de la formation des jeunes à Metz. Cette entrée précoce dans la vie active, à 21 ans, et l’absence de grandes écoles dans le C.V. de Muriel Pénicaud lui confèrent un argument qu’elle se plaît à mettre en avant pour souligner qu’elle ne vient pas du même univers que les élites politique et celles du monde des affaires. Cela n’empêche que son background familial et sa socialisation lui ont sans aucun doute été d’une aide non négligeable pour atteindre si vite la condition d’administratrice territoriale sanctionnée par l’obtention d’un concours de la fonction publique.

C’est en 1985 – déjà ! – qu’elle entre au ministère du Travail, de l’Emploi et de la Formation, où elle occupe successivement des fonctions dirigeantes, d’abord dans une antenne régionale puis à Paris, où elle est très vite repérée pour rejoindre le cabinet de la nouvelle ministre, Martine Aubry, en qualité de conseillère pour la formation, en 1991. Ce passage dans un cabinet de gauche est l’occasion pour Muriel Pénicaud de tisser des liens avec le monde des hauts fonctionnaires et de voir pour la première fois à l’œuvre les rouages de l’appareil politique. Elle participe notamment à l’élaboration de la loi Aubry sur la formation, fruit d’un accord avec les syndicats et le patronat. Pendant deux ans, le cabinet va œuvrer sur des projets préfigurant les grandes réformes qu’Aubry mettra en œuvre à la fin de la décennie. Mais à l’issue du gouvernement Bérégovoy, en 1993, la cohabitation qui voit l’installation de Balladur à Matignon force le cabinet de l’ancienne ministre Martine Aubry à prendre son envol vers des cieux plus cléments. Même si la droite ne veut plus d’eux, les « Canetons du Châtelet », nom que s’est donnée cette jeune équipe de collaborateurs, ont de beaux jours devant eux. Pour ne citer que deux exemples, Guillaume Pépy rejoignait la SNCF dont il allait prendre la direction quinze ans plus tard et Jean-Pierre Clamadieu entrait dans le groupe Rhodia, futur Solvay dont il est aujourd’hui président du comité exécutif. Muriel Pénicaud, quant à elle, fit le choix des ressources humaines et entra chez Boussois-Souchon-Neuvesel qui devait devenir le Groupe Danone l’année suivante.

Danone et Dassault : l’école du crime

Muriel Pénicaud allait rester neuf ans au sein du groupe Danone. Ce premier passage dans le privé, certainement formateur, n’aura pourtant pas laissé un souvenir impérissable. Les fonctions qu’elle occupe, bien que d’encadrement, demeurent secondaires, comme si elle atteignait le plafond de verre auquel sont confrontées les femmes dans l’entreprise. C’est pourquoi elle quitte Danone en 2002 pour rejoindre les rangs de Dassault Systèmes où elle est nommée directrice générale adjointe des ressources humaines. Elle se vante d’insuffler au sein du groupe un esprit start-up avec des ingénieurs passionnés. C’est vers elle que Jean-Louis Borloo se tourne fin 2005 pour lui proposer de prendre la tête de l’école de formation des inspecteurs du travail. Cette nomination ne manque pas de créer une petite polémique dans la presse, bien vite étouffée. Il faut dire que le retour de la question sécuritaire, à la suite de ce que les médias ont appelé les « émeutes » de novembre, pesait plus que la mainmise du patronat sur la formation des inspecteurs du travail. Elle occupe donc parallèlement les deux fonctions.

Elle quitte Dassault pour revenir dans le giron du groupe Danone en 2008. Rappelée par Franck Riboud, qui regrettait certainement son départ au regard de son parcours chez Dassault, elle est nommée directrice générale des ressources humaines. Si le groupe garde dans son ensemble un souvenir positif de ses six années de direction, on peut observer un glissement sémantique aussi inquiétant qu’intéressant. L’un des fers de lance de son combat est la lutte contre l’illettrisme dans l’entreprise. Si ce combat peut paraître louable, la manière dont elle l’instrumentalise laisse à désirer : elle met l’accent sur la perte de « talent pour l’entreprise ». Le mot « talent » est ambigu et réfère d’emblée à la dimension productive du salarié. Dans le même temps, elle commande à des économistes que soient calculés les coûts de l’illettrisme. Sans que l’on sache très bien comment, les experts expliquent que ces coûts sont de l’ordre de la centaine de milliers d’euros chaque année pour chaque atelier logistique du groupe ; des pertes colossales en somme. Dans le traitement d’un problème d’intérêt général, elle a instauré une vision quantitative, culpabilisante et humiliante pour les quelques salariés du groupe confrontés à des difficultés et qui sont désormais pointés du doigt comme la source de pertes économiques importantes.

Parallèlement à ses activités de DRH, Muriel Pénicaud a surtout le don de se placer et de faire jouer ses réseaux. Elle cumule ainsi les sièges dans des conseils d’administration : de la SNCF à Orange en passant par Aéroport de Paris, AgroParisTech ou encore la Fondation Bettencourt. Qu’Augustin de Romanet, à la tête d’Aéroport de Paris, loue son « sens de l’intérêt général » incite à la circonspection : dans la doxa libérale où l’intérêt général n’est que la somme des intérêts particuliers, cette qualité est un aveu de rapacité. Et pour cause ses jetons de présence lui rapporteront chaque année des centaines de milliers d’euros. C’est en partie avec cette rémunération qu’elle crée en 2012 un fonds de dotation où elle a déjà placé près de 700 000 euros. Structure dont l’objectif est de financer des projets artistiques, ce fonds est surtout une niche fiscale qui lui permet de toucher une réduction d’impôt sur les deux tiers des sommes versées.

Mais le coup d’éclat de ces années dans le privé demeure la juteuse plus-value qu’elle a réalisée en 2013 en cédant ses stock-options au moment de l’annonce d’un terrible plan social qui mettait au rebut plusieurs centaines de salariés. Si l’année 2012 fut une année record pour Danone en termes de chiffre d’affaires, le léger fléchissement des ventes en Europe faisait stagner le cours de l’action. Comme le PDG de Danone avait promis à ses actionnaires sur la base de ces résultats des dividendes records, il fut contraint de mettre en place un plan de suppression d’emplois touchant près de 900 personnes. Le million qu’empocha la directrice des ressources humaines Muriel Pénicaud valait bien ce sacrifice.

Lorsque François Hollande nourrit le projet, en 2014, de rapprocher Ubifrance (l’agence pour le développement international des entreprises françaises) et l’Agence Française pour les Investissements Internationaux, deux agences qui refusaient jusque là toute coopération, il a avoué à l’un de ses proches qu’il faudrait, pour mener à bien cette ambition, une « Clara Gaymard de gauche », du nom de cette fonctionnaire devenue femme d’affaires redoutable. Muriel Pénicaud, administratrice territoriale reconvertie en DRH saignante, était toute indiquée pour le rôle.

Madame l’Ambassadrice aux investissements internationaux

Son arrivée à la tête de Business France, nom donné à la fusion d’Ubifrance et de l’Agence française pour les investissements internationaux est tout de suite accompagnée par un cadeau substantiel à ses plus proches collaborateurs. Le directeur financier et le DRH voient leurs salaires rehaussés d’au moins 20 %. Elle-même ne manque pas de s’augmenter, propulsant son salaire dans le top 3 des rémunérations de direction d’agence étatique du commerce ou de l’industrie avec 225 000 euros par an. La mission qui lui est confiée est de représenter la France auprès de potentiels investisseurs étrangers. Elle met donc à disposition son imposant carnet d’adresses hérité des ses années à la tête des ressources humaines de Danone et parvient à s’imposer comme un acteur prétendument clé du rayonnement de la France. Cela passe essentiellement par la fréquentation d’événements à caractère mondain, de conférences internationales en cocktails en passant par les salons, rien n’échappe à Business France qui sait être de la partie à chaque occasion. Muriel Pénicaud en profite pour se draper du titre d’ambassadrice aux investissements internationaux et oblige même ses collaborateurs à l’appeler ainsi en privé et dans ses mails.

Mais c’est une soirée organisée dans le cadre du Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas par Business France qui va jeter le trouble sur l’inquiétant mélange des genres que Pénicaud a mis en place. Le 6 janvier 2016, à l’hôtel The Linq, un fastueux banquet met à l’honneur des start-ups françaises réunissant la fine fleur du monde des affaires sous l’égide du patron du MEDEF Pierre Gattaz, le tout patronné par le ministre de l’Économie en personne, Emmanuel Macron. Ce dernier, pas encore candidat déclaré à l’élection présidentielle, s’apprêtait pourtant à lancer son mouvement En Marche trois mois plus tard. Difficile donc de ne pas y voir une opération de promotion aux frais de la princesse. Ou plutôt de Madame l’Ambassadrice car c’est bien elle qui a chapeauté toute l’organisation de la soirée avec nos deniers publics.

Tout commence vraisemblablement en novembre 2015. Le cabinet Macron fait savoir à Muriel Pénicaud qu’il dispose d’un budget prévisionnel de 300 000 euros pour organiser des événements autour de Davos et du salon CES. Immédiatement, Pénicaud fait réserver des chambres d’hôtel dont le tarif par nuit est de 300 euros minimum. Comme l’acompte à verser pour la réservation est trop important vis-à-vis du plafond maximum autorisé par les cartes bancaires de l’agence, elle fait valider par notes de frais les avances personnelles du directeur financier à hauteur de 60 000 euros. Mais le nœud de l’affaire est ailleurs : ce type d’événement est généralement organisé par des agences de com’ spécialisées et la soirée Business France ne fera pas exception. Toutefois, comme il est d’usage lorsque l’argent public est en jeu pour un montant supérieur à 25 000 euros, il faudrait passer un appel d’offres auquel toutes les agences de communication seraient libres de candidater et à l’issue duquel, en fonction du cahier des charges, l’agence la moins chère et la plus pertinente serait choisie. Mais il n’en est rien, le choix se porte immédiatement et sans appel d’offres vers l’agence Havas.

Le choix d’Havas n’est pas neutre : l’entreprise dirigée par le fils Bolloré est aussi l’agence préférée du groupe Danone. L’organisation de la soirée est censée rapporter à l’entreprise la coquette somme de 380 000 euros. Mais fin février, le versement n’est pas effectué. Le comptable de Business France, soucieux de respecter les règles strictes qui encadrent les commandes publiques, refuse de verser l’argent. Muriel Pénicaud se retrouve dans une situation délicate puisqu’elle doit faire toute la lumière sur une situation qu’elle a très certainement engagée. Pour gagner du temps, elle ordonne des audits internes et externes afin de révéler un éventuel dysfonctionnement dans le processus de décision. Le premier audit pointe une série de treize manquements parmi lesquels l’absence de mise en concurrence entre les trois prestataires initialement envisagés (Havas, Publicis et APCO) et le fait qu’aucun devis n’a été réalisé en amont pour s’assurer du coût de l’événement. Enfin, un second audit conclut que la directrice de la communication de Business France a fait part dans des mails en interne de l’importance de choisir « idéalement » Havas. Responsabilité bien opportune pour une ambassadrice qui semble soudain bien moins impliquée dans les affaires de Business France. Magnanime, Havas accepte en février 2017 après concertation avec le conseil d’administration de Business France de réduire l’addition de 90 000 euros. Cela n’empêche pas le parquet de Paris d’ouvrir une enquête préliminaire le mois suivant et d’étudier depuis la possibilité de mises en examen.

 

Néanmoins, il y a fort à parier que jamais Muriel Pénicaud n’aura à répondre de ses manquements devant la justice. D’une part parce que l’affaire des stock-options n’est pénalement pas répréhensible et le calendrier opportun qui fait se rencontrer la cession des titres et le plan social relèverait, au regard du manque de preuve d’entente préalable, d’un « pur hasard » – dont nous ne sommes heureusement pas dupes. D’autre part parce qu’elle bénéficie dans l’affaire Business France d’un certain nombre de fusibles subordonnés qui sauteront très certainement à sa place si l’enquête en cours débouchait sur des condamnations pénales. Heureusement, la victoire de son champion à la présidentielle et sa nomination rue de Grenelle lui permettent de prendre ses distance avec l’agence. L’ambassadrice devenue ministre a désormais une nouvelle mission : détruire le Code du travail et ses acquis centenaires. Faut-il voir un lien entre les petits soucis judiciaires de Muriel Pénicaud et son obsession, à travers les ordonnances, de « sécuriser les employeurs » à tout prix, en leur permettant de savoir à l’avance ce qu’ils paieront en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse – grâce à la barémisation des indemnités prud’homales – et en réduisant les délais de prescription pour toute contestation de leurs plans sociaux ? Quoiqu’il en soit, la ministre du travail est à l’image de son parcours : une féroce femme d’affaires, relais idéal du patronat.