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Chez Frustration, s’il y a bien une personne qui nous inspire et nous a inspiré, c’est la sociologue Monique Pinçon-Charlot. Des Ghetto du Ghota en 2007 (Seuil) aux Présidents des ultra-riches en 2018 (La Découverte), ses ouvrages, co-écrits avec son mari Michel, nous ont accompagné tout le long de nos parcours universitaires et engagés respectifs. Lorsqu’elle raconte son histoire de chercheuse avec son mari au CNRS, elle ne peut s’empêcher d’en parler d’une voix tremblotante. Ses yeux pétillent remplis d’espérance quand elle évoque son expérience du mouvement insurrectionnel des gilets jaunes avec Michel, posté sur les barricades. Evidemment, cela ne l’empêche pas de mâcher ses mots lorsqu’il s’agit de décrire la marche forcée néo-libérale que nous subissons de plein fouet, ou de se montrer plutôt critique à l’encontre d’un marché du militantisme qui se complairait dans ses certitudes et ses acquis de niche, en pleine mobilisation contre la réforme des retraites. Entretien, par Selim Derkaoui et Nicolas Framont. Portrait photo par Maxime Dufour. Photos en noir et blanc par Serge d’Ignazio.

S : Est-ce que tu peux te présenter et expliquer le travail que tu mènes depuis plusieurs années avec ton mari Michel Pinçon ?

M : Je suis sociologue et j’ai écrit avec mon mari 26 ou 27 livres de sociologie sur l’oligarchie. Si nous avons pu accomplir un tel travail, c’est grâce à notre statut de chercheurs au CNRS, que nous avons défendu bec et ongles, sans obligation de charge administrative et d’enseignement, pour nous consacrer entièrement à l’ objet de recherche de notre choix  et le labourer pendant des décennies. 

Nous avons ouvert un véritable boulevard pour développer les recherches sur l’oligarchie mais en même temps nous avons  grillé le terrain. En effet les résultats de nos enquêtes menées auprès des familles les plus riches de France, de manière ethnographique, anthropologique et sociologique, ne sont pas remis en cause par les enquêtés. Par contre la transmission de ces résultats aux ouvriers des Ardennes, aux agriculteurs du Gard et auprès de toutes sortes de milieux sociaux à travers la France, ne plaît pas du tout !

N : Aujourd’hui encore en France, l’oligarchie et les riches constituent un sujet sur lequel les sociologues travaillent très peu. Comment avez-vous pu obtenir cette liberté, cette possibilité ? Et comment cela s’est-il passé avec les autres chercheurs et universitaires ? 

M : On ne l’a pas obtenue cette liberté, on l’a imposée !  Michel et moi nous avons décidé, le 1er janvier 1986, de travailler ensemble sur les dominants.  Nous n’étions plus liés par des engagements collectifs comme pour nos recherches précédentes : moi, sur les classes moyennes et les hauts fonctionnaires, Michel sur les ouvriers. Nous étions libres de travailler tous les deux. L’année 1986 a été marquée par le déménagement de notre petit pavillon à Arcueil  pour la maison de Bourg-la-Reine que nous occupons encore actuellement.  La possibilité de travailler chez nous dans de bonnes conditions a été favorisée par la pénurie de bureaux dans le nouvel institut auquel notre laboratoire s’est vu rattacher en 1986 également.  Notre minuscule petit espace sans fenêtre tenait plus du placard à balai que du bureau pour mener à bien nos projets. Nous avons donc annoncé que, désormais, nous allions travailler sur celles qu’on appelait alors  les “grandes familles fortunées de la noblesse et de la grande bourgeoisie”. Nous étions des chercheurs modestes et peu reconnus mais nous avions toujours trouvé de l’argent pour financer nos enquêtes. Ce qui n’a pas été le cas  pour notre premier travail à Neuilly et dans les arrondissements de l’ouest de Paris, qui a débouché sur le livre Dans les beaux quartiers (Seuil, 1989). Nous avons financé nous-mêmes avec nos salaires, magnétophone, déplacements, mais aussi des vêtements car il a fallu faire des efforts en matière vestimentaire pour marquer notre respect vis à vis des personnes qui acceptaient de nous recevoir.

Puis, comme ce premier livre a trouvé un certain écho, nous avons bénéficié par la suite de contrats de recherche avec le ministère de l’Equipement ou celui de la Culture, voire même une banque privée !

En ce qui concerne les critiques de nos collègues, ce sont celles des plus proches qui nous ont le plus marqués car elles ont  changé de registre. Les critiques scientifiques ont été remplacées par une stigmatisation de type psychologique : « Vous êtes trop gentils », « Vous êtes fascinés » ou même à propos de notre recherche sur la sociologie de la chasse à courre, « Vous êtes des chercheurs indignes » ! 

C’était honnêtement un peu dur pour nous. Notre force, et ce pourquoi nous avons réussi à faire ce travail pendant trente ans, c’est notre couple, un couple solidaire et qui a décidé de refuser le néo-libéralisme et le management dès 1983 mis en place après la démission de Jean-Pierre Chevènement, ministre d’Etat, ministre de la Recherche et de la Technologie, qui a malmené le métier de chercheur au profit d’un pseudo-métier qui mélange tous les genres : un peu chercheur, un peu enseignant et beaucoup de charges administratives à défaut d’un personnel qui a fondu comme neige au soleil. Les critères de l’évaluation des travaux de recherches ont peu à peu valorisé la quantité de publications dans certaines revues américaines, de participations à des séminaires internationaux, de responsabilités dans la direction de thèses ou de laboratoires au détriment des enquêtes au long cours permettant l’articulation entre questionnements théoriques et résultats empiriques originaux. Seule, je n’aurais jamais  su résister à telle pression, cela aurait été trop dur, vraiment.

N : Etiez-vous engagés politiquement avant ? Quel est le rôle de la politique dans vos vies ?

M : La politique a toujours été omniprésente dans nos vies mais pour des raisons différentes entre Michel et moi. Je suis issue de la bonne petite bourgeoisie de province, très à droite. Je n’ai jamais quitté la Lozère avant l’âge de 17 ans. J’étais une sorte d’enfant-loup très inculte, mais je savais, au fond de moi, que j’étais une fille de gauche. Parce qu’en Lozère, il y avait des notables locaux qui soutenaient ouvertement l’OAS (Organisation de l’armée secrète pour le maintien de l’Algérie dans l’empire colonial français). Et ça, je savais que ce n’était pas moi. C’était une posture de principe, de rébellion par rapport à un milieu dont les idées conservatrices m’insupportaient. Michel est lui fils et petit fils d’ouvriers pauvres des Ardennes, il a vu ses parents galérer toute leur vie. Il a donc su verbaliser très jeune des sentiments forts de révolte face aux injustices économiques liées à la place occupée dans une société aux antagonismes irréductibles. 

Nous avons adhéré au Parti communiste français (PCF) en mars  1970 et nous y sommes restés très actifs, surtout pour Michel  jusqu’à notre déménagement à Arcueil  en 1977. Notre participation s’est alors éffilochée jusqu’à ce que n’ayons plus payé nos cotisations en 1980. Bien que nous n’aspirions pas à des responsabilités permanentes, nous avons participé aux formations internes du PCF, avec l’école de section et l’école fédérale mais pas celle de Moscou pendant un an qui était précisément réservée aux permanents. C’est durant l’école fédérale où l’on nous parlait du « grand capital » ou bien du «  capitalisme monopoliste d’Etat », c’est à dire des concepts abstraits, qui ne nous faisaient pas avancer dans l’idée de la lutte des classes que nous avons décidé que, si l’opportunité s’offrait à nous, nous mettrions de la chair sur le squelette de la domination. Et nous n’avons jamais oublié cet engagement citoyen.

“S’il y a bien un militant néo-libéral sur cette terre, c’est Maurice Szafran”

S : Qu’est-ce que vous répondez aux personnes qui disent que vos travaux sont trop “militants”, alors que, finalement, comme tu l’expliques, les deux sont liés ?

M : Le mot “militant” est selon moi un très joli mot, j’en suis fière, comme celui de “camarade”. Et quand le journaliste Maurice Szafran, de l’hebdomadaire Challenges, m’a dit en direct sur France 5, « J’en ai marre, j’en ai marre, j’en ai marre des universitaires ou des scientifiques qui, utilisant le cursus, leur carrière, leur professorat, etc…dissimulent le fait qu’ils sont (et c’est légitime et c’est formidable) qu’ils sont des militants. ». De quelle légitimité ce « journaliste » qui dédie le livre sur Macron qu’il a écrit en collaboration avec Nicolas Domenach, peut-il se prévaloir lorsqu’il dédie ce livre à Claude Perdriel, le propriétaire de Challenges qui le nourrit et qui a consacré couvertures et articles louangeurs à Emmanuel Macron pendant la campagne des présidentielles ? S’il y a bien un militant néo-libéral sur cette terre, c’est lui. Ne parlons pas de Julien Damon, sociologue, éditocrate pour l’hebdomadaire  Le Point de François Pinault qui a écrit dans le numéro du 7 février 2019, en se revendiquant sociologue, un petit article au titre : « Pinçon-Charlot, exercice frauduleux de la sociologie » . Il nous accuse de  mettre « en péril l’édifice de la sociologie en tant que discipline. Sans rigueur dans les définitions, avec un rejet revendiqué de la neutralité la plus élémentaire, l’ensemble dérive vers ce que la science sociale fait de plus faible… C’est le systématisme pinçon-charlotien qui confine au ridicule. Leurs attaques définitives, matinées de complotisme et d’affirmations présomptueuses ne valent pas grand-chose. Flirtant avec l’air du temps, avec le dégagisme et la condamnation systématique d’un néolibéralisme prétendument omniprésent, la sociologie des Pinçon- Charlot est archaïque. Elle nourrit une défiance grandissante à l’égard de toute la discipline. Si les délits existaient, les auteurs devraient être poursuivis pour exercice illégal de la sociologie ou pour mise en péril d’une profession. » Excusez-moi de vous avoir lu  cette savante expertise  mais elle permet  d’illustrer le militantisme  néo-libéral. Ces intellectuels au service des médias des milliardaires sont là pour relayer, chacun à sa manière le discours performatif  qui transforme les exploiteurs en  « entrepreneurs créateurs des richesses » et les ouvriers  en « coûts et variables d’ajustement » dans une inversion des rapports de classe fondé sur des  manipulations linguistiques et idéologiques.

N : Le paradigme de la fin de la lutte des classes, de la grande classe moyenne, était quelque chose de très fort dans les années 1990, dans les années 2000 et jusqu’à maintenant. Vous avez donc, ton mari et toi, travaillé dans un contexte où cette idée s’imposait partout. Arriviez-vous à la réfuter ?

M : Complètement ! On se sentait très forts, à vrai dire, grâce au travail théorique de Pierre Bourdieu dont nous avons suivi de manière régulière les cours au Collège de France. Il était capable de dire, au cours d’un séminaire des choses frappantes que nous n’avons jamais oubliées. Comme par exemple le fait que  le réel est emmerdant parce qu’ il est toujours présenté de manièresubstantialiste alors qu’il faut l’appréhender dans toutes les relations pertinentes dans lesquelles il s’insère .Dans les institutions de recherche, le cloisonnement entre la sociologie de l’éducation, la sociologie urbaine ou la sociologie du genre, est institué pour empêcher de penser en terme de classes sociales dont les antagonismes et les inégalités sont transversales à ces approches spécialisées.  Il n’y a également que dans la relation entre les différentes sciences sociales,  la sociologie, l’ethnologie, l’anthropologie, l’économie ou la science politique, que l’on peut faire le travail que nous avons fait sur la classe dominante dans sa transversalité. Quand Bourdieu  et ses condisciples ont créé la revue « Actes de la recherche en sciences sociales » en 1975, c’était une révolution intellectuelle, car ils contestaient les découpages en disciplines. On a une reconnaissance profonde à l’égard de Pierre Bourdieu. Nous étions des chercheurs plutôt modestes se sachant parfaitement incapables de construire des concepts et un système théorique. Bourdieu nous a donné les lunettes pour comprendre et voir le monde. Il nous a  soutenu dans notre travail sur la grande bourgeoisie en proposant par exemple à Patrick Champagne de faire un compte rendu de notre premier livre sur les beaux quartiers dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales . Avec le système théorique de Pierre Bourdieu, nous avons trouvé une sociologie qui était compatible avec la psychanalyse et le marxisme.

“Les mots pour désigner les riches ont évolué en fonction de leur violence de classe”

N : Le truc à la mode, dans la recherche, c’est de tout le temps inventer des concepts, de dire qu’on change de génération, qu’on change de société. Quand je lis vos livres, et c’est ce qu’on a l’impression de faire aussi avec Frustration, c’est de montrer au contraire qu’il y a une grande permanence. 

M : L’idée du changement, trouver de nouveaux concepts,  le fait du découpage à l’intérieur même d’une discipline avec des sous-champs à l’autonomie revendiquée , sont des injonctions qui dessinent les contours du bon chercheur. Je pense que c’est simplement pour masquer l’antagonisme du rapport entre les classes, le rapport entre les détenteurs des titres de propriété, que ce soit aujourd’hui les moyens de production, les médias, les ressources agricoles, l’art, les tableaux, les sociétés de vente aux enchères …  et les salariés. Aujourd’hui, avec la financiarisation généralisée,  tout devient marchandise et profits potentiels au détriment de l’humain.

S : Dans vos ouvrages, les expressions que vous utilisez sont parfois différentes, et plus ou moins intenses : “riches”, “oligarchie” “ultra-riches”, etc. Pourquoi une telle variation et quel sens leur donner à chaque fois ? 

M : Les mots pour désigner les riches ont évolué en fonction de leur violence de classe. Nos premiers livres s’intitulent Dans les beaux quartiers (Seuil, 1989), Quartiers bourgeois, quartiers d’affaire (Payot, 1992), La chasse à courre (Payot, 1993), Grandes fortunes, dynasties familiales et formes de richesses en France (Payot, 1996),ensuite Voyage en grande bourgeoisie ( PUF, 1997), Sociologie de la bourgeoisie (La Découverte, 2000) Châteaux et châtelains (Anne Carrière, 2005), Les ghettos du gotha (Seuil, 2007) … En 2007, Nicolas Sarkozy arrive à la présidence de la République et on assiste alors à la revendication d’une richesse qui n’est plus du tout cachée, qui est assumée et cynique. Notre colère est montée d’un cran et nous avons écrit Le président des riches (La Découverte, 2010) qui fut un best-seller. Nous lui avons renvoyé l’ascenseur. “Tu fais le malin ? Tu seras le président des riches ! ” Dieu sait qu’on a bien fait, parce que ce sparadrap lui a collé à la peau jusqu’à la fin de son mandat. Par la suite, ce sobriquet a, dès son arrivée à l’Elysée en 2017, été spontanément attribué à Emmanuel  Macron. Le langage des sociologues s’est ainsi adapté à la montée en puissance de la violence dans les rapports de classe.  

La première fois que nous avons utilisé le terme d’ “oligarchie” c’est  dans Le président des riches à propos de l’ère Sarkozy. Le terme est totalement absent de tous les autres livres. A ce moment-là, nous avons vraiment compris à quel point la classe dominante est capable d’une solidarité totale et totalitaire pour défendre ses intérêts de classe.

Le concept d’oligarchie est parfaitement adapté à la société capitaliste dans sa forme néo-libérale que nous subissons actuellement. L’argent domine tous les secteurs de l’activité économique et sociale. Le champ politique a perdu son autonomie relative, ce sont les puissances d’argent qui mènent désormais la danse ! Pierre  Bourdieu insistait dans ses travaux des années 70-80, sur la spécificité de la forme de capital propre à chaque champ : un banquier ne pouvait superviser les programmes scolaires ! Inversement, le capital culturel d’un enseignant est inefficace dans le monde des affaires ! Actuellement, avec la finance aux commandes de tous les secteurs de l’activité économique et sociale. Le politique même appartient aux milliardaires : c’est eux qui ont placé Emmanuel Macron à l’Élysée [et merci pour ce travail effectué dans Frustration] Un jour, comme cela a été le cas pour Nicolas Sarkozy avec les 50 millions d’euros que lui aurait donné le dirigeant libyen Kadhafi, on saura certainement beaucoup d’autres choses sur l’illégitimité des « élus ».

“On est non seulement dans une aliénation idéologique, mais on est passé à quelque chose de beaucoup plus grave encore : une aliénation de la conscience sociale avec une aliénation neurologique et psychologique”

S : A vous entendre, on a le sentiment que tout a changé à une vitesse énorme.

Exactement. Vous êtes jeunes tous les deux, donc vous ne vous êtes pas rendus compte de ce qui s’est passé entre 1983 et 2007, mais cela a été un tsunami, une révolution conservatrice incroyable, une révolution totale, totalitaire même. Evidemment, avec Emmanuel Macron, et sous François Hollande tout de suite après Sarkozy, cela a continué. Il n’y a pas eu de rupture, sauf que le grand bond en arrière s’est accentué avec Macron. On baigne, non seulement dans une aliénation idéologique, mais on est passé à quelque chose de beaucoup plus grave encore : une aliénation de la conscience sociale avec une aliénation neurologique et psychologique qui fait perdre la conscience d’appartenir à une classe sociale exploitée. C’est-à-dire qu’aujourd’hui,les tenants du néo-libéralisme utilisent les outils de la psychanalyse et des neurosciences pour trafiquer nos cerveaux ! 

Le livre « Propaganda » ou Comment manipuler l’opinion en démocratie, d’un neveu de Freud, Edward Bernays, est pour cela très intéressant.( Edité chez Zones en 2017) On voit comment la mobilisation des puissants s’est mise en place pour instrumentaliser et détourner les outils de la psychanalyse au profit d’une propagande cruelle mais insidieuse car arrimée sur des concepts comme celui du « principe de plaisir » , qui détourné sera au principe de la destruction du citoyen et de sa reconstruction en consommateur selon le principe qu’un consommateur ne se rebelle pas tant qu’on l’excite à consommer toujours davantage. Nous sommes entrés dans une phase  totalitaire du capitalisme. Tous les secteurs de l’activité humaine, mais aussi animale et végétale, sont marchandisés. Tout le vivant est aux mains de ces oligarques qui portent l’entière responsabilité du dérèglement climatique qui risque de faire disparaître la moitié la plus pauvre de l’humanité, mais qui, pour qu’un tel crime contre l’Humanité ne soit pas perçu comme tel, doit s’arrimer à une démocratie pseudo-représentative et à un processus de déshumanisation et d’esclavagisation, en transformant les travailleurs en coûts et en charges intégrés comme tels dans les normes comptables des entreprises. La déshumanisation rend plus acceptable la mort humaine.

S : Mais comment, concrètement, a t-on pu passer du président des riches au président des ultra-riches ? 

M : D’abord, c’est l’ampleur des cadeaux fiscaux qui ont été faits aux plus riches par Macron, tout de suite après son arrivée à l’Élysée. Le bouclier fiscal de Nicolas Sarkozy [qui plafonnait à 50 % le niveau d’imposition du contribuable, et profitait de fait aux plus riches], c’était un milliard d’euros, et déjà on hurlait. Aujourd’hui, on compte cela en dizaines de milliards d’euros. C’est un pognon de dingue, c’est quelque chose d’incroyable ! 

Je donnerai deux exemples : la suppression de l’ISF (impôt de solidarité sur la fortune), qui est un cadeau fort parce qu’en plus de l’avantage financier, il y a une force symbolique et idéologique indéniable qui disparait ! La suppression de l’ISF représente 4,6 milliards d’euros de manque à gagner chaque année dans les caisses de l’Etat, c’est à dire plus que le budget annuel du CNRS, qui est de 3,3 milliards d’euros.  Mais là où Macron a été malin, c’est qu’il n’a pas supprimé tout cet impôt, il a conservé la partie immobilière avec la création de l’IFI (impôt sur la fortune immobilière). Donc, de l’ISF, il a extrait seulement les valeurs mobilières, c’est-à-dire les actions, les obligations, les produits dérivés, tous ces produits financiers qui représentent plus de 90 % des patrimoines des 100 plus riches de l’ISF ! C’était donc bien bien un cadeau aux ultra-riches. Les pauvres millionnaires qui possèdent 3 ou 4 appartements dans Paris, eux  vont payer le nouvel IFI. 

S : En plus de l’ISF, il y a la Flat Tax ?

En effet, dont on a très peu parlé, mais qui est essentielle : Macron crée pour la première fois dans l’histoire, au moins de  celle de la Ve République, et sûrement depuis le début de la lutte de classe entre le capital et le travail, un impôt forfaitaire pour le capital. Tous les capitalistes, que ce soit Bernard Arnault, ou vous si vous avez quelques actions mises de côté, vous payez désormais à la même hauteur : 12,8 %, tous pareils !. Or, 12,8 %, c’est moins que la première tranche d’imposition de fait des salaires, soit 14 %. Est-ce que vous vous rendez compte de la révolution néo-libérale que cela représente pour les capitalistes ? 

Les estimations du manque à gagner pour les recettes fiscales sont variables, l’économiste Gabriel Zucman pense qu’il n’est pas impossible qu’il soit  de l’ordre de 10 milliards d’euros. De nombreux dirigeants payés en salaires mirobolants ont désormais bien intérêt à être payés en dividendes, puisque ceux-ci sont  désormais imposés de manière forfaitaire à 12,8 %, alors que l’imposition des salaires commence à 14 % mais finit à 45 % ! 

Mais le plus fort du plus fort dans cette histoire, c’est qu’ils ont menti. Aujourd’hui, on est face à un Etat néo-libéral au service exclusif des plus riches qui ont fait du mensonge leur seul mode de communication avec le peuple. Comment avons nous compris que cet impôt forfaitaire sur le capital, appelé Flat Tax n’était que de 12,8 % alors que tous les chiens de garde des médias des milliardaires parlaient de 30 % ? Moi, au début, je ne comprenais rien, j’avais bien vu que c’était 12,8 %,  mais lorsque je passais à la télévision, on me disait : non, c’est 30 %, qu’est-ce que vous racontez ? Alors nous nous sommes fait aider par un économiste de gauche, Liem Hoang Ngoc qui nous a expliqué que quand il s’agit des revenus du capital, les capitalistes et leurs valets intègrent le prélèvement social, la contribution additionnelle de solidarité pour l’autonomie et le prélèvement de solidarité (la CRDS et la CSG) soit 17,2 %, ce qui fait bien 30 % avec les 12,8 % de Flat Tax. Si je les enlève, je retrouve bien mes 12,8 %. Par contre, dès qu’il s’agit des impôts des travailleurs, on ne compte pas la CSG ni  la CRDS, ce qui permet d’affirmer que la première tranche d’imposition est à 14 %, alors qu’en les intégrant cela fait 24 % ! Un tel niveau de prélèvement ferait hurler dans les chaumières !  Le mensonge est omniprésent sur toutes les chaines de télévisions. C’est honteux de nommer un impôt forfaitaire sur le capital qui fait disparaître la progressivité de l’imposition des plus riches mais en maquillant cette régression sociale sous l’anglicisme de FatTax.

Nous avons également utilisé l’expression « ultra-riches », de manière  impertinente pour renvoyer l’ascenseur à ceux qui traitent la moindre contestation du système capitaliste « d’ultra-gauche, d’ultra-anarchisme… » Avec Macron, on est passé à un niveau supplémentaire dans la violence de classe, dans les mots, dans le mépris, dans la violence avec la mutilation des corps notamment envers les gilets jaunes qui ont subi des violences policières insensées par un Etat désormais au services des grandes fortunes.

La suite de l’entretien ici.