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En France, le précurseur de la médecine du travail est le docteur Louis-René Villermé qui publie en 1840 un « Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie ». On est en pleine révolution industrielle, les enfants travaillent dans les usines et c’est difficile à croire mais il s’agit alors du premier rapport officiel faisant un lien entre mauvaise santé des ouvriers et leurs conditions de travail. À une époque où l’État ne se mêlait pas du tout du fonctionnement des entreprises, le retentissement de ce rapport alarmiste aboutit à la première loi de limitation du travail des enfants, un très faible progrès social qui a consisté à interdire l’embauche d’enfants de moins de 8 ans et le travail de nuit des enfants de moins de 12 ans…

Mais il faut attendre 1898 pour que l’embauche de médecins dédiés au contrôle de l’état de santé des travailleurs se développe dans les entreprises françaises. Cette année-là, la loi sur les accidents du travail impose aux employeurs d’indemniser les salariés blessés et malades, ce qui pousse le patronat à prendre des habitudes nouvelles. Avec la Première Guerre mondiale, l’État s’implique pour la première fois dans la création d’un corps de médecins du travail pour les usines d’armement. Des formations spécifiques apparaissent dans les années 1930, et le Front populaire étend les compétences du corps à toute l’économie.

C’est la loi du 11 octobre 1946 qui rend obligatoire la médecine du travail dans toutes les entreprises et associe à sa gestion les comités d’entreprises tout juste créés. L’ordre des médecins, qui avait traversé la guerre sans encombre, a empêché que les médecins du travail ne se chargent des soins et viennent ainsi concurrencer la médecine libérale, mais pour le patronat, le mal était fait : ils devaient dépenser de l’argent pour avoir un médecin du travail dans les pattes. Si on ajoute à cela qu’avec la création de la Sécurité sociale l’année précédente, ils avaient été mis à contribution pour le financement des accidents du travail et des maladies professionnelles, on comprend pourquoi les grands bourgeois les plus décomplexés veulent revenir sur ce qui a été mis en place dans ces années-là.

La popularité de la Sécurité sociale comme l’installation définitive de la médecine du travail dans nos vies ont rendu impossible pendant des décennies l’idée même de revenir sur ces conquêtes clés de l’après-guerre. Il faut attendre 2007 pour qu’un éditorialiste et puissant relais des rêves grands bourgeois annonce le projet dans une tribune intitulée « Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde ! ». C’est ainsi que Denis Kessler, à l’époque vice-président du MEDEF et dirigeant dans le secteur des assurances, notamment chez Axa, définissait l’impératif des années 2010. « La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! » Cadre dirigeant, rémunéré 5,13 millions d’euros en 2013, Denis Kessler n’est pas le genre de personne qui a besoin de la médecine du travail ou de la branche accident du travail – maladie professionnelle de la Sécurité sociale (sauf si l’on considère que l’indigestion de caviar et l’égoïsme sont des maladies professionnelles liées à la fonction de patron du CAC 40). Il n’en demeure pas moins que son programme radical a entièrement inspiré les gouvernements de Sarkozy et de Hollande, et le gouvernement actuel du président des riches Macron.

Tout en fragilisant la Sécurité sociale, ces gouvernements ont également affaibli la médecine du travail, la loi El Khomri votée par les socialistes en 2016 ayant fait le plus gros du travail : elle a supprimé toute obligation de visite médicale à l’embauche comme durant le reste de la vie du salarié. La visite d’embauche est remplacée par un entretien d’information avec un professionnel de santé qui n’est pas forcément médecin, alors qu’elle avait pour but de détecter les éventuelles incapacités et fragilité d’une personne avant de l’envoyer sur un poste à risque. Les travailleurs de nuit, auparavant suivis tous les six mois, le sont désormais à une fréquence qui varie selon les entreprises, alors même qu’ils sont particulièrement exposés à toute sorte de pathologies et d’accident.