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On les croit souvent en concurrence, isolés les uns des autres, endormis par des entreprises qui leur promettaient le rêve de liberté des entrepreneurs tout en les rendant plus exploitables que les moins protégés des salariés. Dans les grandes villes de France, on peut les voir filer à toute vitesse, énorme sac cubique sur le dos, pour tenir leur temps de livraison. On peut parfois en voir cinq ou six affalés sur un banc, le vélo posé non loin d’eux, le smartphone à la main, en train de recharger leur batterie ou d’attendre un nouveau trajet. Les coursiers à vélo, auto-entrepreneurs et fiers de l’être, n’avaient sans doute pas l’air à la pointe du combat contre le libéralisme. Après tout, ce n’était pas eux qui débattaient à Nuit Debout et qui tenaient tête au pouvoir dans les cortèges des manifestations contre la loi Travail. Eh bien on se trompait. On avait sous-estimé leur (conscience de) classe et leur débrouillardise, et surtout leur sens de la solidarité. Pour l’été, nous voulons vous raconter une histoire qui vous donnera foi en vos collègues et vos concitoyens et courage pour vos combats futurs : elle raconte la victoire de l’esprit coursier contre les combines du capitalisme 2.0. Réalisée en 2016, cette enquête a été mise à jour à partir des évolutions récentes d’un combat qui se poursuit.

En juillet 2015, l’entreprise belge Take Eat Easy a fait faillite. C’était l’une des trois principales structures leaders, avec Deliveroo et Foodora, du marché des livraisons de repas à domicile, mettant en relation un client avec un restaurant et proposant, grâce à leurs plates-formes pour smartphone et aux milliers de coursiers à vélo travaillant pour elles, une livraison rapide et fiable. Seulement voilà : l’une des clefs du succès de ces entreprises de l’économie dite « collaborative », c’est que ceux qui travaillent pour elles – roulant en journée, de nuit, en pleine canicule ou sous un orage, été comme hiver, dans les grandes villes de France et d’Europe – ne sont en fait pas leurs salariés. Ce sont des auto-entrepreneurs, en théorie simples collaborateurs sous-traitants des entreprises. Les coursiers à vélo ont incarné un temps, avec les chauffeurs de VTC de chez Uber, l’utopie de cette nouvelle économie où nous pourrions être cycliste le matin, cuisinier le midi et chauffeur le soir. Cette société sans « blocages », sans charges sociales ni syndicat que nous font miroiter la plupart de nos hommes et femmes politiques. Mais le rêve s’est brisé : en juillet dernier, des milliers de coursiers à vélo qui travaillaient exclusivement pour Take Eat Easy, portaient son uniforme, obéissaient à ses conditions et ses tarifs, ont été dans un simple e-mail remerciés pour leur collaboration. Presque un mois ne leur avait pas été payé et leur statut leur interdisait les indemnités de licenciement et les plans sociaux auxquels des salariés massivement licenciés ont droit. Une véritable utopie pour les patrons et les actionnaires, un enfer pour des travailleurs qui pour la plupart comptaient sur ce travail pour payer leurs loyers, éduquer leurs enfants, vivre tout simplement.

L’histoire aurait pu s’arrêter là : quelques chroniques laconiques dans les médias, des éditos révoltés chez Frustration et ses alliés, une acceptation générale de l’idée que dans nos pays où le chômage progresse, la précarité, aussi dure et injuste soit-elle, reste encore la meilleure solution. Mais ce n’est pas ainsi que cela s’est passé : les coursiers de Take Eat Easy, déjà organisés en collectif au cours de l’année 2016 en réaction aux exigences croissantes de leurs patrons « collaborateurs », se sont fédérés pour faire requalifier leur statut en salariés et obtenir non seulement les indemnités auxquelles ils ont droit, l’argent qu’on ne leur a pas versé en juillet mais aussi les cotisations sociales que l’entreprise pouvait ignorer auparavant. Mais cela va encore plus loin : si les « collaborateurs » à vélo de Take Eat Easy sont requalifiés en salariés, cela va entraîner un bouleversement complet de la façon dont on considère le travail « collaboratif » : les entreprises ne pourront plus continuer à faire travailler des gens toute la journée pour elles sans les garanties, cotisations et droits pour lesquels les salariés se sont battus tout au long du siècle dernier.

Tout ça, Matthieu Dumas en est bien conscient. Si ce jeune homme a monté le collectif des coursiers franciliens, qui se tourne maintenant vers toutes les villes de France et les coursiers de toutes les plates-formes, c’est pour aller plus loin que la réparation d’une injustice ponctuelle : monter un syndicat national des coursiers, lancer une plate-forme coopérative, et non « collaborative », qui donnerait aux coursiers la propriété collective de leur outil de travail (la structure qui met en relation les clients et les restaurants, avec les coursiers au milieu). Matthieu, ses collègues et ses soutiens sont en train de mettre fin à l’utopie patronale de l’économie collaborative pour apporter leur pierre à l’édifice du projet populaire de l’économie coopérative.

Comment un tel retournement de situation est-il possible ? Comment des auto-entrepreneurs isolés et en concurrence les uns avec les autres ont-il pu attaquer le concept massue du modèle économique du début de notre siècle ? Nous avons rencontré Matthieu Dumas pour le savoir.

Travailler pour Take Eat Easy : rien de plus facile

Matthieu a 22 ans. Il est armé d’une formation de cuisinier mais tout est devenu compliqué pour lui quand un accident lui a fait perdre la possibilité d’exercer sa profession. Les dettes s’accumulaient et la vie est chère en Île-de-France. Or, Take Eat Easy lui proposait la simplicité : pour travailler pour nous, disait l’entreprise, seule une formation de deux heures est nécessaire. Tout le monde peut venir, à quelques conditions simples : posséder un vélo et un smartphone et s’établir comme auto-entrepreneur. Puis, via une application, des courses sont envoyées au coursier dans sa zone d’attribution et en fonction de ses plages de disponibilité. Il doit ensuite les exécuter dans le temps estimé. Chaque course rapporte au coursier 7,50 €. En cas de pluie, un bonus de 2 € lui est accordé – nos lecteurs cyclistes savent que sous l’eau la conduite à vélo est nettement plus dangereuse et pénible, particulièrement en ville.

Tout roule pour Matthieu lorsqu’il commence les courses fin 2015 : en termes de revenus, le système de l’économie collaborative tient ses promesses, et c’est du pain béni pour lui qui n’aurait pas trouvé facilement une telle possibilité de reconversion. À temps plein, son activité peut lui rapporter jusqu’à 2 800 € mensuels. Vu la demande forte dans les quartiers bourgeois de l’ouest parisien, il n’a pas à changer continuellement de secteur. Les rapports avec les clients de « Take Eat » sont bons : pas besoin de s’attarder, on réceptionne la commande auprès des restaurateurs puis on la livre au client. Bonjour, sourire, au revoir, ce genre de relation convient à Matthieu qui se décrit plutôt comme « un ermite », adepte lui aussi de la livraison de ses repas lorsqu’il est chez lui.

Certes, tout n’est pas rose. D’abord, le statut d’auto-entrepreneur n’est pas de tout repos. Le RSI (régime social des indépendants), engorgé par le boom de ce statut créé sous le mandat du président Sarkozy, est une structure lourde et peu fiable. Vous devez aussi acquitter vous-même vos cotisations sociales, ce qui fait de vous de fait le sous-traitant administratif de celui qui, si vous étiez salarié, serait votre employeur. Dur pour ceux qui sont frappés de phobie administrative !

Ensuite, le matériel de travail et son entretien sont à la charge du coursier. Alors qu’un travailleur classique utilise un véhicule, une machine ou un ordinateur acheté et amorti par son employeur, les coursiers comme Matthieu sont responsables de leur vélo. Et dans une ville comme Paris, difficile de garder son véhicule intact quand on roule toute la journée. Une autre bizarrerie matérielle pour un auto-entrepreneur a priori « travailleur indépendant », c’est le port d’un uniforme (casquette, T-shirt et sac estampillés au nom de l’entreprise) qui le rend de fait exclusivement dédié à une seule entreprise.

Autre difficulté de taille : ce qui arrive en cas de maladie ou d’accident. Que fait Take Eat si vous vous faites renverser par un taxi (avec lesquels vous partagez les voies à Paris) ou un piéton (car les rares voies cyclables de la capitale en sont peuplées) ? Elle envoie un autre coursier récupérer le repas que vous portiez afin qu’il termine la commande. Durant votre convalescence, si vous ne pouvez faire aucune course, votre « collaborateur » ne vous doit rien. Matthieu a chuté trois fois au cours de l’année passée. L’un de ces accidents a provoqué un déboîtement d’épaule et une prescription d’arrêt de travail de trois semaines. Comme une telle durée sans revenus est invivable pour lui, il n’en fait qu’une seule. L’économie collaborative permet ainsi d’exaucer un des vœux les plus fous de Pierre Gattaz (ex président du MEDEF) : la suppression de toute législation relative aux accidents du travail et la fin du congé maladie que doit un employeur à son salarié.

Un « collaborateur » bien exigeant

Sauf qu’en théorie, Take Eat n’est pas l’employeur de Matthieu : il est son partenaire, celui qui lui permet d’utiliser l’appli et qui est propriétaire de l’algorithme qui lui attribue les courses. Car à Take Eat, il n’y a pas tout un service d’aiguilleurs de la route qui réfléchit : un robot informatique se charge de tout. Take Eat, ce sont surtout des communicants et des inspecteurs des travaux finis : la course est-elle faite correctement, dans les temps et avec le sourire ? Ce sont toutes ces informations qui sont traitées en permanence par l’entreprise pour optimiser ses rendements. Grâce à cette distance créée par l’outil informatique, elle se dédouane au passage de ses devoirs d’employeur, estimant n’être que l’intermédiaire entre le restaurateur, le coursier et le client.

Cette version des faits commence à craquer lorsque la plate-forme devient, au cours du premier semestre 2016, de plus en plus exigeante avec ses coursiers : en janvier, elle met fin unilatéralement au bonus touché par ceux qui travaillent le week-end. Quelques mois plus tard, elle met en place un système de « priority booking » qui accorde les courses de façon prioritaire aux coursiers les plus performants. Aux meilleurs les courses, aux autres rien de la journée. Les critères de cette priorité jouaient sur la santé et la vie des coursiers puisqu’ils incluaient la capacité à faire les trajets plus rapidement qu’estimé par l’application. Pas étonnant qu’à Paris les coursiers à vélo soient devenus réputés pour leur conduite dangereuse : de leur traversée brutale des carrefours et des trottoirs dépendait leur possibilité de travailler la semaine suivante. Au passage, le bonus pluie a été supprimé.

Pour Matthieu, strict défenseur de la relation de collaboration prestataire-client, l’entreprise outrepasse ses fonctions. De simple intermédiaire elle est devenue donneuse d’ordre, sans marge de négociation possible pour les coursiers qui n’ont d’autre choix que d’accepter toutes les régressions sous peine d’être relégués en seconde zone. Or, une vraie relation de collaboration c’est quand on peut discuter des tarifs, nous dit Matthieu. Là on est sorti définitivement de ce genre de rapport et il devient alors nécessaire pour lui de s’organiser.

Les « combattants snipers de l’uberisation »

C’est à ce moment-là qu’il fait la rencontre de Jérôme Pimot. Sa biographie Twitter le définit comme « livreur à vélo et combattant sniper de l’uberisation ». Lui travaillait pour la version française de Take Eat Easy, Tok Tok Tok (ces entreprises ont décidément l’art des noms cools et innocents) et a décidé de se battre aux prud’hommes pour faire requalifier son contrat et celui de ses collègues en salariat. Il ne mâche pas ses mots dans la presse, déclarant ainsi à L’Humanité en avril 2016 « Nous sommes revenus en 1909, quand le Code du travail n’existait pas encore […] Veut-on en revenir à cette période ? […] c’est le retour de Germinal drapé derrière la révolution numérique».

De cette rencontre naît une page sur Facebook nommée « Collectif coursier » pour organiser les coursiers de Take Eat Easy. Un outil de la révolution numérique est utilisé pour freiner les ardeurs d’un autre outil numérique. 250 coursiers s’y inscrivent et le groupe est reconnu par l’entreprise, ce qui surprend agréablement Matthieu. La page est même relayée par l’entreprise, apparemment contente d’avoir des interlocuteurs fiables parmi ses coursiers. Les négociations commencent donc : Matthieu et ses collègues veulent d’abord amender le système des « strikes » ; il s’agit de points de pénalité reçus lorsqu’on ne fait pas ce qu’il faut, par exemple manquer d’amabilité avec les clients, ne pas porter l’uniforme ou ne pas tenir son temps de parcours. Au bout de plusieurs strikes, le coursier perd des revenus et peut même ne plus recevoir aucune course. L’objectif est d’être le plus clean possible et, puisque la concurrence est rude, certains balancent des collègues, quand ce ne sont pas les clients et les restaurateurs qui sont chargés de jouer les flics (chez Deliveroo par exemple, c’est au restaurateur de cocher une case affirmant que le coursier porte bien l’uniforme – rappelons pourtant qu’il a en face de lui un indépendant, en aucun cas lié officiellement à la plate-forme). Matthieu et son collectif revendiquent aussi, en plus de l’amendement de ce système qui met sous pression les coursiers, le rétablissement du bonus pluie en tant que prime de risque.

Le collectif attire vite du monde, ce qui peut surprendre vu les conditions de travail et l’isolement des coursiers. Oui mais, nous explique Matthieu, c’est sans compter sur « l’esprit coursier ». Le quoi ?!

« L’esprit coursier »

Tant que le coursier est sur son vélo, la vie est belle. La sensation de liberté qu’il éprouve lui fait accepter la pluie, les emmerdes, les fichus taxis qui vous doublent de trop près, les piétons qui ne regardent jamais avant de traverser, et les chambres à air à changer. Matthieu veut-il parler de l’idéal décrit dans le film Premium Rush (Course Express en français québécois), seule référence cycliste de l’auteur de cet article avant qu’il ne se penche sur la question ? On y voit des jeunes coursiers à vélo, beaux et taquins, parcourir New York sans utiliser leurs freins afin d’épater les collègues – autant de concurrents – et livrer un courrier comme si l’enjeu était de sauver le monde ? Pas vraiment. Ce à quoi Matthieu fait référence, c’est plutôt le fait que cette passion commune et cette condition partagée forge des rapports d’estime mutuelle entre les coursiers, et surtout une infaillible solidarité : l’esprit coursier c’est toujours aider un coursier (quelle que soit son entreprise mère) lorsqu’il a un pépin mécanique. L’esprit coursier c’est être crevé à la fin d’une journée mais quand même avoir envie de prendre un verre avec les copains coursiers (quelle que soit leur entreprise mère). L’esprit coursier n’est donc pas tant le goût de la performance individuelle que le partage d’une condition collective et la solidarité naturelle qui en découle. C’est pourquoi la simple appellation de « Collectif coursier » pour la page de Matthieu a tout de suite attiré du monde : elle n’était que le prolongement logique de la façon dont les coursiers s’entraidaient déjà face aux petites galères quotidiennes.

Mais une galère d’une toute autre dimension leur est arrivée quelques mois après la création du collectif, et c’est elle qui lui a donné toute son importance : le 26 juillet, l’entreprise Take Eat Easy annonce dans une même lettre à ses « partenaires » (restaurateurs, sous-traitants et… coursiers « indépendants ») la fin de « l’aventure » : « C’est avec une grande tristesse que nous vous annonçons que nous sommes dans l’obligation de suspendre les opérations de Take Eat Easy pour une durée indéterminée ». La fin de la « collaboration » prend effet le matin même. Pas le moindre préavis, pas le moindre avertissement, alors même que l’entreprise obtenait depuis plus d’un mois des refus à ses tentatives de levées de fonds, comme son PDG l’explique dans sa lettre ouverte. La liquidation judiciaire est prononcée le 30.

Faillite et accélération

Des milliers de coursiers se retrouvent du jour au lendemain sur le carreau, sans la moindre indemnité. Une faillite sans plan social, ça aussi le MEDEF en rêve ! Pire encore, l’entreprise n’a réglé aucune course en juillet et ne semble pas près de le faire. La liquidation judiciaire ne donne d’ailleurs que peu de chances aux coursiers de récupérer leur dû, comme l’explique Laetitia Ternisien, avocate spécialisée en droit du travail, au journal en ligne La Tribune : « En tant qu’auto-entrepreneurs, à la différence des salariés, ils n’ont pas de statut protecteur ou spécifique. Ils sont considérés comme des créanciers antérieurs à la procédure et vont devoir déclarer leur créance. La probabilité de voir les créances payées est très incertaine. » Les pertes varient entre plusieurs centaines et plusieurs milliers d’euros pour les coursiers.

Acculés, beaucoup se tournent vers le collectif de Matthieu, qui accueille des centaines de nouveaux membres. Il est décidé de mener la même démarche que Jérôme : réclamer à la justice la requalification des contrats en salariés et obtenir ainsi le paiement des salaires et des indemnités de licenciement.

Mais Matthieu et son collectif ne s’arrêtent pas là. Fidèles à l’esprit coursier, ils n’ont pas pour seule exigence de « sauver » les ex-coursiers de Take Eat Easy. Leur collectif est ouvert aux « indépendants » de toutes les entreprises et c’est ainsi Deliveroo, Tok Tok Tok ou encore Foodora auxquelles le collectif veut arracher le statut de salariés.

Pour cela, Matthieu est en train de fédérer les nombreux autres collectifs qui ont éclos dans les grandes villes de France suite à la faillite de Take Eat et veut en faire un syndicat. Ce n’est pas une tâche facile car il faut arriver à créer une structure compatible avec l’esprit coursier : un esprit de solidarité certes, mais aussi de mouvement et d’indépendance. Matthieu doit ménager les susceptibilités, éviter de créer un syndicat national inféodé à Paris, contourner les mécanismes de la bureaucratisation qui guette toute structure de ce type… Et surtout avoir la possibilité juridique de le faire. Or, un allié bien surprenant est venu au secours du projet de Matthieu : l’article XX de la loi Travail, cette même loi qui a mobilisé contre elle des centaines de milliers de citoyens, qui permettrait aux indépendants comme les coursiers de se syndiquer. Un des très rares progrès sociaux de cette loi, comme le dit lui-même Matthieu, mais pas moins opportun pour son collectif.

Se passer de patrons plutôt que se passer de salariés

Mais il voit encore plus loin, car il est conscient que la requalification qu’ils visent pour la totalité des coursiers auto-entrepreneurs ne peut qu’entraîner la chute des entreprises de l’économie coopérative : Foodora, Deliveroo, Tok Tok Tok sont des structures peu rentables, qui assurent leur succès en facturant la livraison à un prix très bas pour les clients. Si celles-ci ne pouvaient plus compter sur la main d’œuvre peu coûteuse et peu contraignante, les prix augmenteraient nécessairement et ça ne serait plus aussi « Easy » pour leurs clients qu’actuellement.

Ne faudrait-il pas alors se résigner et adopter la politique ambiante qui veut qu’un travail précaire, même aussi insatisfaisant et dangereux que celui des coursiers « indépendants », c’est toujours mieux que pas de travail du tout ? Face à l’alternative désespérante entre précarité et chômage, Matthieu et ses collègues ont choisi… la troisième voie : et si, plutôt que de réduire le coût du travail, on éliminait le coût du capital ? Les coursiers n’ont pas pour projet de se passer de boulot mais de se passer de patron.

Pour ça, ils ont l’intention de créer une coopérative[4]. Nous vous en avons déjà parlé régulièrement dans Frustration : les coopératives ont pour particularité de répartir la décision et le capital de façon équitable entre les salariés et d’éliminer de fait l’influence politique du capital puisque dans une coopérative un travailleur égale une voix. Concrètement, cela signifierait qu’au lieu d’être exécutants pour une entreprise mère qui gère la distribution des courses, les critères de sélection et s’occupe du lien entre client, coursier et restaurateur, les coursiers seraient collectivement propriétaires de l’algorithme qui répartit les courses, compteraient dans leur coopérative des personnes en charge de la communication et des relations commerciales et décideraient ensemble de la politique en matière de prime, de temps de parcours, etc. L’économie réalisée se ferait au niveau du coût du capital : dans une entreprise non coopérative, il faut rémunérer les actionnaires et payer les cadres dirigeants. Dans une coopérative, il n’y a plus de capital à rémunérer mais des bénéfices ou des pertes à répartir équitablement.

L’Observatoire des rêves du patronat

Une telle entreprise a des alliés et des ennemis. Les ennemis tout d’abord sont ceux qui promeuvent l’uberisation comme modèle de substitution au salariat et qui n’ont aucune envie que Matthieu, Jérôme et ses collègues ne viennent enrayer le « progrès » qu’ils vantent à travers une telle évolution. Matthieu nous a ainsi parlé de Grégoire Leclerc, président de la Fédération des auto-entrepreneurs et co-fondateur de l’Observatoire de l’uberisation. En effet, M. Leclerc intervient très régulièrement dans les médias, principalement pour promouvoir le statut d’auto-entrepreneur et vanter les bénéfices de l’uberisation. On le voit aussi commenter la lutte des coursiers avec un pessimisme de bon ton. En août, le quotidien gratuit 20 minutes lui faisait dire par exemple que « l’action en justice envisagée [par le collectif] pourrait cependant peiner à aboutir. »

Présenté sur sa page Wikipedia comme un « syndicaliste » représentant des auto-entrepreneurs, Grégoire Leclerc n’a en fait rien d’un coursier précaire ou d’un chauffeur de VTC : diplômé de Saint-Cyr et d’HEC, il commence par travailler dans l’entreprise familiale et n’a en réalité jamais connu la situation qu’il promeut. Car bien plus qu’un syndicaliste, il est un lobbyiste de l’uberisation, définie sur le site de son « Observatoire » comme un « changement rapide des rapports de force grâce au numérique ». Une définition sur laquelle s’accordent aussi Matthieu et Jérôme, qui n’ont de cesse de démontrer qu’en effet, les rapports de force ont été modifiés au détriment du travailleur et en faveur de l’entreprise. Sauf que Grégoire trouve cela très bien, et son observatoire (co-fondé par le président de « Parrainer la croissance », une fondation dont le but est de « démontrer que l’entrepreneur et leurs entreprises constituent le dernier outil à notre disposition pour refonder la société ») tente de promouvoir la généralisation de cette situation à l’ensemble de l’économie des services.

C’est pourquoi il se fait le détracteur régulier du collectif des coursiers depuis son lancement. Le 12 août, il a même été le contradicteur de Jérôme et Matthieu sur BFM Business. Le lobbyiste craint en effet qu’une victoire en justice de ses adversaires contrecarre de manière décisive le projet qu’il porte avec ses amis du MEDEF (partenaires de l’Observatoire) : « faire des propositions pour mieux relever les enjeux de demain, en matière sociale, fiscale, juridique et économique[9] ». Parmi cinq propositions principales, on trouve celle-ci, très explicite : « Réforme du code du travail : revoir notre droit du travail en élargissant les possibilités de collaboration sans risque de requalification ». On comprend mieux pourquoi Grégoire Leclerc se sent obligé d’intervenir dès que Matthieu Dumas ou Jérôme Pimot disent quelque chose : ce qu’ils tentent de faire est précisément ce que l’Observatoire souhaiterait rendre impossible.

Qu’en est-il des amis ? Il semblerait que le collectif ait trouvé en la personne de Danielle Simonnet, conseillère municipale Parti de gauche à la mairie de Paris, une alliée de choix. Déjà mobilisée auprès des taxis concurrencés par les VTC au printemps dernier, relai des luttes de professionnels au conseil municipal, elle a pris contact avec Matthieu courant août pour proposer son soutien. Outre le relai médiatique qu’elle a mis en place, via les réseaux sociaux[10], elle va rédiger un « vœu » auprès du conseil de Paris pour un projet de société coopérative d’intérêt collectif (Scic) forme d’entreprise qui a pour particularité d’associer au sein d’une structure démocratique des acteurs salariés (ici ce serait les coursiers et les gestionnaires de l’algorithme et de l’administration), des acteurs bénéficiaires (ici cela pourrait être les restaurateurs ou même les consommateurs) et des contributeurs (généralement la collectivité territoriale concernée, ici la mairie de Paris), ce qui donnerait aux coursiers une assise plus forte que s’ils s’y prenaient tout seuls.

De la lutte contre l’ubérisation à la lutte contre la macronisation

Les coursiers n’ont évidement pas gagné à la victoire de Macron. Farouche partisan de la dérégulation du droit du travail, lui et ses sbires promeuvent une société dont le livreur à vélo est une sorte de modèle : parfaitement flexible et adapté au besoin de l’économie, se passant de protection sociale, accepter une prétendue « responsabilité » ou « autonomie » en échange de la totale soumission aux impératifs du marché, et surtout très rentable pour le patronat. Aussi les coursiers n’ont pas face à eux un gouvernement prêts à les entendre. Un député de la majorité proche du président, Aurélien Taché, a même fait adopter un amendement autorisant les plateformes à adopter unilatéralement une « charte sociale », sorte de mini-convention collective au rabais (car entièrement pensée par et pour le patronat) histoire de redorer l’image des entreprises de l’ubérisation.

C’est cet amendement qui  nourrit la nouvelle mobilisation des coursiers parisiens, désormais regroupés autour de la bannière du Collectif de livreurs autonomes parisiens (CLAP), créé un peu avant la présidentielle l’année dernière. De nouveaux jeunes coursiers se sont lancés dans la lutte, et ont lancé depuis le dimanche 8 juillet une grève inédite, pendant la semaine chargée et très rentables des matchs de la Coupe du Monde. Ils ont également appelé leurs clients à boycotter la principale plate-forme, Deliveroo.

Grève, boycott, revendication d’un SMIC horaire : la mobilisation des coursiers s’éloigne du mythe macroniste de l’auto-entrepreneur content de trimer comme un chien. Une étape a bel et bien été franchie.

Épilogue : trouver son esprit coursier

Avant que l’on ne connaisse le dénouement de cette histoire, il y a une importante leçon à en tirer : ces dernières années, un pessimisme ambiant s’est installé dans les conversations quotidiennes, les relations professionnelles et les mouvements citoyens eux-mêmes. Tandis que le patronat jubilait de voir le « changement rapide du rapport de force » souhaité par Grégoire Leclerc, le reste de la population se résignait à cet état de fait qui exploite la peur du chômage, la concurrence entre les travailleurs pour leur faire accepter des conditions de travail toujours plus scandaleuses. C’est sans doute parce que nous sommes bercés, depuis au moins les années 1980, par l’idée que nos concitoyens et nous-mêmes serions avides d’argent, individualistes et résolument fermés à l’action collective, trop flippés par la perspective du chômage.

C’était sans compter sur l’esprit coursier. Cet esprit de solidarité, d’entraide et de partage qui, en définitive, se trouve dans la plupart des professions où le partage de situations difficiles devient toujours plus fort que le besoin de dépasser l’autre. Cet esprit de camaraderie simple et quotidien qui fait ressortir, même lorsque le management joue la prime individuelle et l’exaltation de la performance, notre humanité qui fait que nous ne parvenons pas à supporter l’humiliation, la tristesse et la souffrance de l’autre.

L’esprit coursier, c’est-à-dire l’esprit de solidarité de toute profession où le goût du travail bien fait se lie avec le respect de tous ceux qui l’exercent, n’a pas été pris en compte par les promoteurs de l’uberisation. Ils comptaient sur une société divisée, où le VTC est l’ennemi du taxi et réciproquement, où le coursier veut voler la course de l’autre coursier, où le salarié a peur que le chômeur lui prenne sa place, où le stagiaire peut en vouloir à l’intérimaire s’il lui pique son job. Mais cette société n’existe pas.

Car cette société a un passé, que même des gens qui ne sont pas spécialement de gauche, comme Matthieu, n’oublient pas : lui qui se décrit pourtant comme libéral sait ce qu’est le salariat et il refuse de vivre dans un monde où l’on gommerait un siècle de lutte pour la reconnaissance de la dignité du travail parce que « le digital voudrait ça ».

Car cette société a des classes, et il est facile pour n’importe qui de s’apercevoir que les sacrifices réclamés aux uns au nom d’évolutions incontournables se font au profit des autres : quelques semaines après la faillite de Take Eat Easy, après le courrier navré et faussement inclusif des dirigeants de la société, les photos de vacances de l’une d’entre eux, de type plage de sable fin et cocktail, publiées sur les réseaux sociaux, ont écœuré les coursiers à qui on avait sucré des milliers d’euros en juillet. Les promoteurs de la précarité comme mode de vie sont des gens qui vivent dans un univers stable fait de réseaux de grandes écoles, de postes à long terme et de patrimoine confortable : tout le monde perçoit le décalage quand un Emmanuel Macron, inspecteur des finances et millionnaire, vante les mérites de l’uberisation ou quand Grégoire Leclerc, saint-cyrien et fils de PDG d’une entreprise d’informatique, prétend diriger le syndicat des auto-entrepreneurs.

La solidarité au travail, le partage d’un repas et la commune défiance envers les beaux discours d’un grand patron ou d’un petit chef : à chacun son esprit coursier.


Illustration par Aurélie Garnier