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Comment tout un secteur s’enrichit en facilitant les “dégraissages” de masse, en conseillant les entreprises qui les pratiquent, en administrant la misère sociale qui en découle et en élaborant les lois qui le permette.

Mille neuf cents suppressions d’emplois annoncées chez Conforama, 1000 licenciements chez General Electric, 700 chez Auchan. Chez Carrefour (3000 licenciements) ou à la Caisse des dépôts (une centaine), on s’essaie à la rupture conventionnelle collective, qui permet de faire titrer dans la presse en parlant de « départs volontaires ». Parce que ça fait plus propre. La météo sociale continue à égrainer des chiffres qui donnent le tournis si on prend le temps de se détacher de la statistique. Ces batailles sociales détermineront l’avenir de milliers de salariés : montant de l’indémnité de licenciement, formation, droit au chômage, temps et dispositifs pour retrouver un emploi. Derrière ces situations plus ou moins visibles, se cache la mécanique d’entreprises qui se font accompagner de bout en bout par des cabinets de conseil pour élaborer et sécuriser ces “plans” : tout un secteur se nourrit de la misère sociale et de la volonté des entreprises de payer le moins possible pour assumer leurs responsabilités face à leurs salariés.

Ils s’appellent LHH Altedia, Sémaphores (ex-SODIE), BPI Group. Ils font du « conseil en ressources humaines» ou en organisation, vantent le “dialogue social”, l’importance du “développement individuel”, construisent des “stratégies de carrière”, prônent “l’articulation entre l’économique et le social”. Ils appellent ça “se réinventer”. Bref, leur métier, c’est de licencier.

Des sites internet qui donnent envie

Empêcher la solidarité entre salariés

Pour qu’une entreprise puisse licencier, la loi lui impose de déterminer la population visée (les postes concernés), de recueillir l’avis des instances représentatives du personnel, de négocier avec les organisations syndicales si l’entreprise souhaite obtenir des dérogations au code du travail et enfin d’obtenir l’homologation du Ministère du Travail, notamment en offrant aux salariés des droits au reclassement à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise. Des cabinets initialement spécialisés dans la reconversion des salariés sur les territoires proposent aujourd’hui une offre clef en main pour piloter intégralement les plans de licenciements.

Si vous souhaitez licencier, rien de plus simple. Ces sociétés expertisent votre organisation pour repérer les « sources d’économies ». Comprenez les improductifs, les charges de travail qu’on pourra renvoyer à d’autres salariés qui ne se plaindront pas trop parce qu’ils auront réussi à sauver leur peau. Mais comme les travailleurs ont une fâcheuse tendance à se mobiliser contre les suppressions de postes, les consultants peuvent aussi vous proposer tout un dispositif de “communication de crise”, de “gestion des transformations” et “d’adhésion des salariés au changement” grâce au dialogue social. Ils empêcheront aussi la solidarité des salariés ou l’unité des syndicats, en offrant à certains ce qu’on refuse à d’autres. Pour “sécuriser” au mieux les entreprises qui licencient, ces sociétés sont appuyées par des avocats, quand elles ne sont pas elles-mêmes dirigées par des avocats en droit social. Idéal pour éviter les risques de contentieux.

Ces “aides au licenciement” ne sont pas connues des salariés concernés, à qui on fait plutôt miroiter une offre alléchante de services privés pour retrouver rapidement du travail. Ces sociétés sont donc rémunérées à la fois pour désigner quel salarié sera licencié, comment il le sera, avec combien, et gérer son retour à l’emploi.

Pour Boston Consulting Group, aider à licencier c’est aussi beau qu’une pile de mains

Bolloré, le FMI et un témoin de mariage d’Emmanuel Macron

Les mauvaises langues diront qu’il y a un conflit d’intérêt à déterminer le nombre de licenciements quand on est soi-même intéressé à ce qu’il soit le plus important possible, afin de pouvoir ensuite faire de l’argent sur le dos d’un maximum de salariés à reclasser. D’autant que la qualité de ces services reste largement à démontrer. Si les cabinets de reclassement annoncent des taux importants de retour à l’emploi, il n’est jamais précisé si c’est bien grâce à leurs services et si ce sont des emplois pérennes. Et si ces entreprises qui prospèrent sur le chômage et la privatisation de Pôle emploi servaient finalement la précarisation du travail ?

Cette activité, qui prospère avec la fin du monopole de Pôle emploi, s’est donc considérablement développée grâce à l’appui d’une législation sociale qui facilite outrageusement les licenciements. Les ordonnances Macron, et avant elles, les lois El-Khomri, Rebsamen, etc. ont permis de sécuriser les “plans de sauvegarde de l’emploi” (comprenez les plans de licenciements) et d’affaiblir les instances représentatives du personnel. Elles tissent un continuum logique de casse des conditions protectrices des salariés en cas de licenciements en renforçant le rôle de la négociation, qui permet de déroger au code du travail (“loi de sécurisation de l’emploi”) tout en affaiblissant les instances représentatives du personnel et les organisations syndicales, et enfin en « sécurisant » les employeurs contre les recours (au travers des ordonnances Macron qui limitent les barèmes d’indemnités en cas de licenciement abusif, par exemple).

Des doutes ? Jetons un coup d’œil de plus près à ces entreprises. Chez BPI Group, on retrouve principalement d’anciens DRH  (directeurs des ressources humaines) de grands groupes internationaux, comme une ancienne patronne de chez Bolloré. Sémaphores est, elle, dans le conflit d’intérêt le plus complet puisqu’elle appartient au groupe Alpha, dont la branche historique conseille les organisations syndicales : une branche pour les instances du personnel qui s’opposent aux plans de licenciements que l’autre branche met en place. Malin non ?

Le patron de ce groupe, Pierre Ferracci, a longtemps eu l’oreille de grands progressistes comme Nicolas Sarkozy. Il a été membre de la commission Attali (dont faisait aussi partie Emmanuel Macron et qui a servi à élaborer des mesures comme la réduction du nombre de fonctionnaires, la baisse des cotisations sociales ou une cure d’austérité de 50 milliards d’euros sur les trois fonctions publiques). Puis Pierre Ferracci a présidé un groupe de travail sur la formation professionnelle, à la demande de la présidente du Fonds monétaire international (FMI) Christine Lagarde. Son fils, Marc Ferracci, un temps prédestiné à succéder au paternel à la tête du groupe, n’est ni plus ni moins que le témoin de mariage d’Emmanuel Macron. Lui et sa femme, Sophie Gagnant-Ferracci, avocate d’affaires, sont deux proches du pouvoir et des chevilles ouvrières des lois El-Khomri et des ordonnances Macron. Madame Ferracci a été la directrice de cabinet d’Emmanuel Macron au ministère de l’économie puis la cheffe de cabinet du candidat à la présidentielle. Monsieur Ferracci fut le conseiller économique du candidat Emmanuel Macron puis le conseiller spécial de la ministre du travail Muriel Pénicaud pour les ordonnances Macron. LHH Altedia n’est pas en reste. Son directeur de pôle « transformation des organisations et développement des personnes », Romain Raquillet, n’est autre que l’ancien conseiller restructuration et entreprises du socialiste François Rebsamen, puis il a été le conseiller social d’Emmanuel Macron. Un petit monde.

C’est “Challenge” qui le dit

Pour tous ces gens, qui conseillent pour mieux licencier et passent des cabinets ministériels aux groupes privés comme de leur chambre au salon, la casse des droits sociaux est un business très lucratif. La boucle est bouclée ? Nous n’aurions pas une vision complète des choses si on ne notait pas que LHH Altedia est une filiale du groupe… Adecco, spécialiste du travail temporaire. Voilà comment de CDI on devient travailleur intérimaire. De la politique à la précarisation du travail, patrons, actionnaires, consultants, politiques, chacun a pu se rémunérer à tous les étages. Sauf les salariés.

Max Iskra

Illustration par Aurélie Garnier