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Dans l’imaginaire libéral, il y a des winners et des losers. Des gens « qui réussissent » et d’autres « qui ne sont rien ». Les inégalités, aussi profondes soient-elles, ne sont pas réellement remises en cause car elles sont présentées comme le résultat d’efforts individuels justement récompensés. Ce prétendu mérite repose pour l’essentiel sur la réussite scolaire, avec l’idée que ceux qui ont les meilleures places les ont obtenues par un labeur harassant sur les bancs de l’école et que ceux qui sont en bas de l’échelle sociale, qui subissent le chômage, la précarité, les bas salaires et les conditions de travail les plus usantes ne reçoivent que la monnaie de leur pièce puisqu’il leur aurait suffi de mieux travailler à l’école.

Or, en réalité, il ne suffit pas de faire des efforts. La réussite scolaire dépend fortement de l’origine sociale ; les enfants de cadres réussissent en moyenne bien mieux à l’école que les enfants d’ouvriers et il n’y a pas grand mérite à obtenir des diplômes quand on vient d’une famille riche. Les inégalités de réussite s’expliquent en grande partie par la transmission de ce que les sociologues appellent le capital culturel : les enfants dont les parents sont diplômés acquièrent des dispositions grâce auxquelles ils ont davantage de familiarité avec ce qui est attendu à l’école et donc de meilleures chances de réussite. Par exemple, entendre parler dès le berceau la langue dite soutenue, celle qui est attendue dans les copies d’examen, ou encore fréquenter les musées et les théâtres offre des facilités que n’ont pas ceux qui ne doivent compter que sur l’école pour tout apprendre.

Tout cela est bien connu et cette question a largement été explorée par la sociologie de l’éducation à la suite des travaux de Pierre Bourdieu. Mais il ne faut pas pour autant négliger le rôle joué par le capital économique. En effet, la réussite scolaire tient aussi aux conditions matérielles d’existence, dont on aurait tort de sous-estimer les effets, en particulier dans un monde où les rapports marchands gagnent du terrain. Grandir dans une famille aisée permet d’étudier plus sereinement, dans un plus grand confort, avec un logement plus spacieux, des loisirs et des vacances plus variées, sans devoir travailler trop tôt, etc.

Et surtout, à de nombreuses étapes d’une scolarité, avoir de l’argent peut faire la différence en permettant l’accès à tout un éventail de services marchands, scolaires et parascolaires, qui permettent d’accroître les chances de réussite des enfants de ceux qui peuvent les payer.

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Écoles de riches, écoles de pauvres

La première source d’inégalité est le quartier où l’on vit, celui où l’on a les moyens de se loger et qui détermine le type d’école auquel on a accès. La ségrégation sociale est particulièrement forte dans les établissements scolaires des grandes agglomérations françaises. Le fait de pouvoir vivre dans les quartiers les plus chers permet de fréquenter des écoles où les enfants des milieux défavorisés sont très minoritaires, voire absents. Les dispositifs d’éducation prioritaire, censés donner davantage de moyens là où les difficultés sociales sont plus fortes, sont loin de compenser les effets de la composition sociale des classes. Au contraire, c’est souvent dans les quartiers populaires que les enseignants sont le moins expérimentés et que les remplacements sont le moins bien assurés. Dans les écoles publiques des quartiers chics, l’absence d’enfants en difficulté sociale et scolaire permet aux enseignants de travailler de façon plus sereine dans leurs classes et d’avancer plus vite dans les programmes.

Et si l’école de quartier n’est pas jugée satisfaisante pour assurer le meilleur avenir à sa progéniture, on peut toujours se payer une solution de repli. Sous la forme d’une adresse bidon, en louant ou achetant un appartement que l’on n’habite pas mais où l’on se fait domicilier parce qu’il est dans le bon secteur scolaire. Ou par une inscription dans le privé, celui-ci n’étant soumis à aucune obligation de sectorisation, ce qui lui donne la possibilité de sélectionner ses élèves, notamment par l’argent. Il existe ainsi une large gamme d’établissements privés, plus ou moins coûteux et plus ou moins luxueux. Les plus chers offrent un service haut-de-gamme, avec peu d’élèves dans les classes, des dispositifs d’aide aux devoirs, parfois des pédagogies dites alternatives – dont on se demande d’ailleurs si elles feraient autant leurs preuves dans des conditions moins idylliques. Le must en la matière est l’école des Roches, coquet établissement idéalement situé dans la campagne normande, où se côtoient les enfants des grands de ce monde, stars de cinéma ou entrepreneurs prospères capables de débourser aux alentours de 15 000 euros par an pour la formule demi-pension et 35 000 euros pour la formule pension, blanchisserie et transports inclus…

Si l’on peut se permettre de voir encore la facture s’alourdir, on peut ajouter des cours particuliers ou autres stages linguistiques. Si Junior rêve de devenir avocat international mais ne réussit pas à aligner deux mots dans la langue de Shakespeare, il bénéficiera grandement d’un stage aux État-Unis offerts par ses parents. Il leur en coûtera plusieurs centaines d’euros pour une semaine, à renouveler si possible tous les ans pour des résultats garantis. Idem avec des cours de maths ou de français par un professeur particulier à domicile, que tout le monde ne peut pas s’offrir mais qui sont en partie financés par la collectivité sous forme de crédits d’impôts[1].

Et si cela ne suffit pas, si les résultats ne sont pas au rendez-vous et que le conseil de classe du troisième trimestre a rendu un verdict déplaisant, il y a toujours une solution. « Votre enfant n’a pas été affecté dans le lycée que vous souhaitiez ? Il n’a pas eu la filière de son choix ? Nous l’accueillons au sein de notre lycée parisien. » promet une publicité pour le cours Hattemer. Si votre enfant n’a pas bien réussi sa classe de troisième et que ses profs l’orientent en lycée professionnel alors que vous le destiniez depuis tout petit à des études de médecine, tout n’est pas perdu… à condition de pouvoir débourser les 8 730 euros annuels que vous coûtera sa scolarité dans cet établissement privé hors-contrat. Tout s’achète, donc, y compris la possibilité de faire fi d’une décision d’orientation. Pour les enfants des riches, il y a toujours un plan B.

La compétition scolaire ne se fait pas à armes égales

Quand on entre dans l’enseignement supérieur, le jeu de la compétition se fait plus intense et pour accéder aux meilleures places, il faut avoir les meilleurs résultats. C’est là qu’il peut être fort utile de pouvoir sortir son carnet de chèques. Lorsque la poursuite d’études passe par un concours, l’égalité des chances de le réussir peut être fortement biaisée par la possibilité de compléter l’enseignement délivré par le public par des cours dans une officine privée. Pour passer en deuxième année de médecine, mieux vaut pouvoir se payer une prépa hors de prix qui fournit des cours complémentaires, des entraînements supplémentaires et des fiches toutes prêtes. Ceux qui, faute de moyens, doivent se contenter des enseignements de l’Université ont peu de chances d’être aussi performants que les étudiants dopés aux cours privés qu’ils ont face à eux. Pour 1 600 euros par an, on peut même commencer à préparer le concours de médecine dès la classe de Première du lycée… Même chose pour entrer à Sciences Po, dont le concours se prépare aussi dans des prépas privées, ce qui laisse peu de chances à ceux qui sont seuls face à leurs livres et leurs cahiers.

Et là encore, si cela ne suffit pas, le secteur marchand propose des solutions alternatives aux recalés qui peuvent payer. Les écoles para-médicales publiques ne proposant pas assez de places pour tous les postulants, il reste la possibilité de s’inscrire dans des écoles privées qui vont délivrer le même diplôme à la sortie. On peut ainsi devenir kiné tout en ayant raté le concours en s’inscrivant dans une école à 10 000 euros l’année. Pour pharmacie ou dentaire, c’est plus compliqué, il faut non seulement payer mais aussi s’exiler quelques années dans un pays étranger pour y obtenir un diplôme qui sera ensuite reconnu en France. Une école française propose ainsi de partir étudier à Lisbonne, pour 8 000 euros par an, cours de portugais inclus ; un investissement rentable pour permettre à Junior qui a raté son concours d’avoir tout de même le droit de reprendre l’officine familiale.

Parcoursup, une aubaine pour les marchands

Cette année, l’application de la loi sur l’orientation sur la réussite des étudiants (loi ORE), qui organise la sélection à l’entrée dans l’enseignement supérieur au travers de la plateforme Parcoursup, a exacerbé le rôle de l’argent dans la compétition scolaire. En réponse à l’insuffisance de places, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche n’a pas trouvé d’autre solution que de ne plus autoriser tous les bacheliers et bachelières à poursuivre des études dans la filière de leur choix. Même pour entrer à l’Université, il faut désormais être sélectionné dans le cadre d’une procédure opaque, complexe et inégalitaire. À tort ou à raison, les lycées privés bénéficient souvent d’une bonne réputation qui permet à leurs élèves de mieux tirer leur épingle du jeu et d’être préférés aux lycéens venant de lycées considérés comme médiocres, en particulier ceux situés dans les quartiers populaires. Les lycées privés n’hésitent d’ailleurs pas à mettre toutes les chances du côté des élèves qui paient pour les fréquenter, éventuellement en gonflant les notes saisies dans Parcoursup.

En plus de leurs bulletins scolaires, les lycéennes et lycéens doivent fournir aux formations qu’ils convoitent divers éléments tels que lettres de motivation ou CV, dont la rédaction est un exercice ardu quand on a seulement 18 ans et qu’on est en Terminale. Difficile aussi de s’y retrouver face à l’ensemble des choix proposés et de faire les bons vœux sur Parcoursup. Qu’à cela ne tienne, des entreprises de coaching et de conseil en orientation proposent leurs services pour guider les jeunes dans l’épais brouillard qu’ils ont à traverser. On vend et on achète des lettres de motivation ou des CV clé en main ainsi que des conseils personnalisés à base de bilans de compétences et de tests de personnalité. Pour le service complet, compter entre 500 et 1 000 euros.

Ensuite, à l’heure des résultats, le stress n’est pas encore éloigné car les propositions arrivent au compte-goutte et même après avoir obtenu le bac, on peut ne pas avoir encore la moindre réponse positive ou n’être accepté que dans des formations que l’on avait demandées par défaut. Là encore, difficile de ne pas céder au chant des sirènes des écoles privées proposant de s’inscrire sans passer par la case Parcoursup… mais en faisant un arrêt à la banque. Encore faut-il le pouvoir, et les bacheliers de l’enseignement professionnel, particulièrement maltraités par la procédure et qui sont souvent les enfants d’ouvriers ou d’employés incapables de payer des milliers d’euros pour financer une école privée, devront bien souvent remiser leurs espérances et se contenter de ce qui leur restera. La plupart d’entre eux resteront ainsi à leur place, la même que celle de leurs parents, en poursuivant les études auxquelles on les assigne, quelles que soient leurs aspirations.

Un investissement rentable

Pour ceux qui le peuvent, dépenser pour la scolarité de ses enfants est un investissement aisément rentabilisé puisqu’avoir des diplômes procure une rente que l’on perçoit toute sa vie : ils protègent du chômage, de la précarité, assurent des revenus plus élevés, de meilleures conditions de travail et, in fine, tous ces avantages mis bout à bout, permettent de vivre plus longtemps. La différence est nette : trois ans après la sortie d’études, un diplômé d’une grande école gagne en moyenne 1 000 euros de plus qu’un titulaire d’un CAP ou d’un BEP et son risque d’être au chômage est quatre fois moins élevé[2].

Ne pas réussir à l’école condamne à faire partie d’un salariat d’exécution qui cumule toutes les difficultés. L’enjeu est donc très important et on comprend que, face aux inquiétudes légitimes des parents au sujet de l’avenir de leurs enfants, le secteur marchand s’insinue dans les défaillances du service public et profite de l’intensification de la compétition scolaire pour faire son beurre. Dans ce jeu-là, ce ne sont évidemment pas les enfants des classes populaires qui s’en sortent le mieux. Les mécanismes qui permettent la reproduction sociale sont plus solides que jamais, même si le mythe de la méritocratie perdure, justifiant les inégalités et empêchant de les voir pour ce qu’elles sont : une injustice tout simplement insoutenable.


[1] L’État reverse la moitié du coût des cours particuliers sous forme de crédit d’impôt, ils sont donc en partie financés par la collectivité. Cela bénéficie surtout aux familles les plus aisées, qui peuvent payer la moitié restante. Par exemple, le tarif d’une heure de cours chez Acadomia est de 48 euros, dont 24 sont à la charge de la famille et 24 à celle de la collectivité.