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« Je suis candidat pour parler du quotidien des Français, pas pour être le représentant d’une petite élite pour qui tout va bien, cette élite si puissante dans la sphère administrative et médiatique et si minoritaire dans le pays. Cette élite, elle ne prend pas le métro, elle voit les trains de banlieue en photo, elle regarde avec une larme à l’œil les collèges de ZEP. Cette élite-là, elle n’a jamais mis les pieds dans les exploitations agricoles au bord du gouffre même si elle aime avec son panier, en osier, aller acheter des œufs frais, le matin chez la fermière. »

Hélas, le triste Sarkozy n’est pas le seul homme politique à se faire le porte-parole du peuple contre cette « petite élite ». Aux États-Unis, le président Donald Trump a joué cette partition pour se faire élire, lui qui possède pourtant des milliards et un building à son nom en plein Manhattan. Le candidat Emmanuel Macron se décrit quant à lui « anti-système », or il est pleinement issu du monde des hauts fonctionnaires qu’il prétend combattre et réside au Touquet-Paris-Plage, haut lieu de villégiature de la grande bourgeoisie parisienne.

L’opportunisme de ces politiciens est sans limite. Ils savent que les populations des grands pays capitalistes comme le nôtre sont vent debout contre la concentration des richesses entre quelques mains, l’augmentation des inégalités et la déconnexion croissante entre les dirigeants et le reste de la société. Mais les Sarkozy, Macron et autres Le Pen feignent de croire que cette colère n’est pas tournée contre eux. Ils se travestissent en membres du peuple et donnent une définition de l’élite qui les en exclut de fait : l’élite ce serait « les bobos des centres-villes », ou bien « les journalistes » ou encore « les fonctionnaires » (enseignants, cheminots) et les membres de professions réglementées comme les taxis, régulièrement taxés de « rentiers », rien que ça. D’autres choisissent, comme le candidat François Hollande en 2012, de blâmer « les marchés » ou « la finance », celle qui n’a « pas de nom, pas de visage, pas de parti », façon de s’excuser d’avance de ne rien faire contre cet ennemi imaginaire qui compte pourtant au Parti socialiste de nombreux alliés [1].

Face à ces procédés visant à épargner les vrais responsables, Internet regorge de contre-théories qui donnent une vision bien particulière de la vraie nature de l’élite et n’aident en rien à y voir plus clair : les juifs, les francs-maçons ou tel ou tel lobby pris isolément deviennent les cibles idéales de tous ceux qui souhaitent détourner l’exaspération de la population vers un groupe restreint. Face à ces dérives, beaucoup finissent par dire que parler d’une élite serait le propre de l’extrême droite et du complotisme, et qu’il faudrait donc éviter le sujet [2]. Au milieu de ce flou, les vrais puissants sont épargnés et continuent à étendre leur règne sur nos vies.

Car cette « petite élite » dont parlait Nicolas Sarkzoy en octobre dernier existe bel et bien. Il le sait d’ailleurs parfaitement puisqu’il en a été le meilleur candidat pendant une bonne décennie : il a été d’abord son jeune poulain fougueux à son arrivée au gouvernement Chirac en 2002, puis son digne et efficace représentant durant sa présidence, avant de devenir un cheval de retour décrédibilisé, remplacé par Hollande, esseulé à son tour cinq ans plus tard. Car heureusement, les gens ne sont pas dupes et se rendent bien compte que, derrière les politiques si semblables des partis au pouvoir, ce sont les intérêts des mêmes qui sont promus. Qui sont-ils, ceux pour qui nos présidents de tout bord s’échinent ? Qui fait partie de cette élite ? Qui sont ces puissants qui nous dominent et nous dirigent ? Il existe des critères clairs et simples pour les distinguer et Frustration vous donne les principaux.

Les puissants sont riches

L’élite privilégiée est riche, très riche. Cela peut sembler évident mais ce n’est pas toujours clair pour tout le monde. Dans le débat médiatique et politique, il est souvent question de ces professions qui aurait des privilèges, comme une réglementation de la corporation ou un contrat de travail à vie, et contre lesquels les précaires et chômeurs devraient se dresser. Or, leurs revenus n’ont souvent rien de scandaleux : un conducteur de train de base gagne par exemple 2 409 € bruts mensuels, c’est-à-dire moins que le salaire moyen qui était de 2 957 € en 2014. Pas de quoi payer les meilleures écoles pour ses enfants ou placer des sommes faramineuses en bourse.

Regardons plutôt comment les revenus sont répartis en France : la moitié des gens vivent avec moins de 1 700 € par mois pour une personne seule, prestations sociales comprises et impôts payés. Ce sont des gens qui n’ont généralement pas de patrimoine, que ce soit de l’immobilier ou du mobilier (épargne, actions, etc.). Au-dessus, on a un bloc de 40 % qui a des revenus mensuels compris entre 1 700 € et 3 100 €. Déjà ça donne des ménages plus aisés, qui peuvent mettre un peu de côté et avoir un niveau de vie plus confortable. Puis, nous avons les 10 % les plus riches qui gagnent entre 3 100 € et… des millions d’euros par mois, comme Liliane Bettencourt (héritière du groupe L’Oréal) ou Bernard Arnault (PDG du groupe LVMH).

« L’argent ne fait pas le bonheur » entend-t-on. Bon, déjà, ça se discute : plus on est riche, meilleure est notre santé, plus longues sont nos vacances, plus grande est notre maison (nos maisons quand on a les moyens d’avoir une résidence secondaire). Mais ce qui est important pour identifier l’élite ce n’est pas tant qui peut s’acheter quoi mais comment est réparti le gâteau car si votre salaire vous donne la possibilité de consommer, votre patrimoine vous donne l’occasion de posséder et donc d’avoir du pouvoir sur l’économie. Et là, on pense à notre maison si on est propriétaire, et on se dit que non, on n’est pourtant pas si puissant que ça avec notre patrimoine ! Et c’est vrai : plus de la moitié des Français sont propriétaires de leur logement (qu’ils soient encore en train de le payer où le possèdent totalement) et ça ne fait pas d’eux des membres de l’élite. En effet ce qui compte pour avoir du pouvoir avec du patrimoine, c’est qu’il soit productif : qu’il vous rapporte de l’argent sur le dos d’autrui, que ce soit un locataire ou un salarié quand vous êtes actionnaire d’une entreprise. Ceux qui ont un patrimoine de ce type en France sont nettement moins nombreux : le gâteau du patrimoine national (biens immobiliers, parts d’entreprises, etc.) est actuellement découpé en deux : 10 % de la population se partage à elle seule la moitié du patrimoine national. L’autre moitié est divisée entre tous les autres, et inutile de préciser que la moitié la moins riche de la population n’en possède que quelques miettes. Ceux qui ont vraiment un pouvoir sur l’économie capitaliste sont donc une minorité de la population, et c’est vers elle qu’il faut se tourner.

Un troisième moyen de distinguer les privilégiés de notre système consiste à regarder comment la répartition de ce gâteau a évolué durant cette période de crise qui nous logerait tous à la même enseigne. Est-ce « dur pour tout le monde en ce moment » ? Pas vraiment. Côté patrimoine, c’est flagrant : entre 2004 et 2010, celui des 10 % les plus riches a augmenté de 47 % ! (en moyenne ils l’ont valorisé de 400 000 €). Côté revenus (que ce soit salaires, rentes, prestations sociales, etc.), entre 2004 et 2014, la France a connu la plus forte hausse de ceux des 10 % les plus riches et la plus forte baisse des 20 % les plus pauvres. Quasiment les deux tiers des citoyens ont vu leurs revenus baisser ou stagner durant cette période. Un groupe a donc profité de la crise : les 10 % les plus riches.

Comment nos mécanismes de redistribution ont-ils pu permettre cette explosion des inégalités ? Pourquoi notre économie a-t-elle un impact si différent sur les portefeuilles de la minorité riche et sur ceux de la majorité ? Parce que ceux qui s’enrichissent tiennent aussi les leviers qui ont permis cette grande redistribution du bas vers le haut, des pauvres vers les riches.

Les puissants ont du pouvoir

Cela fait plusieurs décennies que nombre de décisions politiques sont prises sans le consentement de la majorité des citoyens. Le traité de Lisbonne (version identique au TCE, traité européen qui avait été rejeté en 2005 par les Français, les Belges, les Irlandais et les Néerlandais), la loi Travail (combattue par un mouvement social et rejetée par 70 % des Français selon tous les sondages), la réduction des services publics ou encore les très nombreux crédits d’impôts accordés aux grandes entreprises et aux riches depuis plus de dix ans, toutes ces mesures sont impopulaires et pourtant elles sont prises. Pour se dédouaner de ces décisions, nos dirigeants invoquent régulièrement « la conjoncture économique », « la mondialisation » ou les fameux « marchés financiers » qui « nécessiteraient » que notre pays renonce à son modèle social et à son code du Travail. C’est ainsi, on n’y peut rien, on doit « se serrer la ceinture » pour « ne pas faire fuir les investisseurs » et « faire les réformes nécessaires ». C’est la faute à personne, en somme.

Mais qui sont donc ces marchés financiers et ces investisseurs à qui il faudrait perpétuellement dérouler le tapis rouge ? Les riches dont nous parlions précédemment ! Ce sont eux qui possèdent la majeure partie de notre économie, qui exploitent notre industrie, nos services avec l’aide des finances publiques et qui en tirent profit. C’est comme ça qu’ils sont de plus en plus riches. Ces gens, qu’on peut appeler plus simplement des propriétaires ou des capitalistes, ne sont pas d’obscurs « marchés » internationaux et insaisissables, perdus dans le flux des échanges boursiers et des lignes de crédits bancaires. Ils ont un nom et une adresse et pour la plupart d’entre eux cette adresse se situe en France : les très grandes entreprises françaises cotées en bourse, le CAC 40, appartiennent encore à près de 60 % à des fonds français [6] et cette part est bien plus importante dans les entreprises de plus petite taille. Des capitalistes bien de chez nous possèdent donc la majeure partie de notre économie et de notre patrimoine, et quand ils agissent sur la décision publique c’est de façon tout à fait concrète et régulière. Mais comment ?

Tout d’abord, il est bien connu que nos représentants sont en relation suivie avec des lobbyistes, c’est-à-dire des professionnels chargés d’influencer la décision publique de façon à ce qu’elle n’ait pas de conséquences néfastes sur les profits du secteur pour lequel ils travaillent. Leur action à Bruxelles auprès de la Commission européenne n’est plus un secret : cette institution, à l’initiative des lois et chargée de leur application dans l’Union, aime dialoguer avec « la société civile » et de nombreuses organisations de lobbying, de tous secteurs, ont pignon sur rue aux alentours du siège de la Commission. Tous les secteurs ? Pas vraiment : en 2014, il y a eu, selon un rapport, sept fois plus de rencontres avec des lobbyistes du secteur de la finance qu’avec des représentants des syndicats, ONG et associations de consommateurs réunis [7]… Les hauts fonctionnaires européens sont donc en contact quotidien avec les professionnels de l’influence et ces derniers obtiennent des résultats probants [8].

L’État Français est-il épargné par cette gangrène qui mine la crédibilité d’une Union européenne de plus en plus détestée ? Impossible à dire : pour l’instant, les lobbies n’ont pas à déclarer leur présence auprès du gouvernement et du Parlement français. La loi Sapin, qui prévoyait une mesure très vague de leur activité, mais aussitôt vidée de sa substance sur intervention du ministre des Finances dont la loi porte le nom, n’aide pas le citoyen à y voir plus clair sur la façon dont les décisions sont prises dans notre pays.

Mais dans le cas de la France, savoir ce que font les lobbies n’a finalement que peu d’importance : les grandes entreprises et les contribuables riches n’ont pas besoin de leurs services pour promouvoir leurs intérêts auprès des grands partis au pouvoir. Car nos dirigeants politiques sont leurs semblables. Même milieu social, même éducation, même réseaux d’anciens, parfois même parcours professionnel : en France, le public et le privé se confondent. On peut être ministre de l’Économie après avoir été banquier d’affaires pour des financiers puissants comme la famille Rothschild, comme c’est le cas du candidat Emmanuel Macron. On peut être conseiller en communication d’un ministre des Transports puis devenir directeur de la communication d’un grand groupe de VTC comme Uber, comme l’a fait en juin 2015 Grégoire Kopp, ex-conseiller d’Alain Vidalies. Être le principal artisan de la dérégulation financière française dans un gouvernement socialiste des années 1980 et gérer un fonds de placement avec la banque Rothschild, comme Jean-Charles Naouri, actuel dirigeant du groupe Casino.

Ces cas ne sont pas isolés : ils sont la norme. Ces gens ont suivi le parcours type d’un politique français, qui est aussi, ça alors, le parcours type d’un grand patron français : Science Po ou HEC, l’ENA puis un poste dans un « grand corps » de l’État comme l’Inspection générale des finances. Cette écurie d’État a compté nombre de patrons d’ex-entreprises publiques devenues des géants du privé (Vivendi avec Jean-Marie Messier, Alstom avec Pierre Bilger, le Crédit lyonnais avec Jean-Yves Haberer, France Télécom avec Michel Bon, Elf avec Philippe Jaffré) et d’entreprises emblématique du capitalisme français (Axa avec Henri de Castries, BNP Paribas avec Michel Pébereau), mais aussi nombre de politiques de premier plan : Valéry Giscard d’Estaing, Michel Rocard, Alain Juppé et les « anti-système » Emmanuel Macron et Florian Philippot. Des politiques de la gauche, du centre, de la droite et de l’extrême-droite aux parcours et aux revenus très similaires.

En 1944, les gouvernements issus de la Résistance, qui se sont empressés de nationaliser la plupart des grandes entreprises qui avaient collaboré avec l’occupant, étaient loin de se douter que, à peine quarante ans plus tard, leurs privatisations allaient occasionner de si grandes collusions entre le public et le privé que le lobbying de bas étage est devenu inutile en France, tant nos patrons et financiers sont proches de nos politiques. Ces collusions sont à géométrie variable, selon la conjoncture : si Henri de Castries, le PDG d’Axa, soutenait François Hollande en 2012, il murmure désormais à l’oreille de François Fillon. Ce n’est qu’affaire de trouver le bon cheval pour avoir avec lui le gouvernement le plus fort possible, quel que soit son affichage idéologique. Emmanuel Macron a pour lui les patrons du numérique qui, rassemblés à Londres en septembre dernier, ont organisé une levée de fonds pour sa campagne [9].

Un grand patron ou PDG d’un fonds d’investissement qui n’aura pas eu la chance de croiser un futur politique à l’Inspection générale des finances ou à l’ENA le rencontrera certainement dans les lieux de sociabilité que les membres de l’élite partagent. On pense aux grands restaurants comme le Fouquet’s, où Sarkozy avait fêté sa victoire en 2007. Mais il y a aussi une pratique plus quotidienne et moins « bling bling » qui consiste à être membre d’un club comme l’Union interalliée ou l’Automobile club. Ce sont des établissements situés dans le 8ème arrondissement de Paris, entre la place de la Concorde et le palais de l’Élysée, et qui mettent à disposition de leurs membres des restaurants, salons, salles de sport… Mais attention, rien à voir avec votre salle de musculation ou votre club de lecture : pour y entrer, il faut être coopté par deux membres et s’acquitter de cotisations pouvant monter jusqu’à 2 340 € annuels pour l’Union interalliée (avec des droits d’entrée de 3 900 €) plus 1 230 € pour accéder aux installations sportives. À l’Automobile club, l’accès est en outre réservé aux hommes. Autant dire que la mixité sociale y est nettement moins présente qu’à votre séance de zumba. Ce qui est précisément le but : proposer un lieu clos, où aucune caméra ne peut entrer, pour faire avancer ses affaires et agrandir son réseau. Le mélange politique-business y est aussi de mise : à l’Union interalliée on trouve Claude Bébéar (fondateur du groupe Axa), Yves-Thibault de Silguy (président de Vinci et membre du conseil des affaires étrangères auprès du ministère et de France-Qatar auprès du MEDEF), Serge Weinberg (président du conseil d’administration d’Accor, administrateur de Schneider Electric, de la Fnac et de Gucci, ex-directeur de cabinet de Laurent Fabius), mais aussi Valéry Giscard d’Estaing, Édouard Balladur, Jérôme Cahuzac et… Stéphane Bern. Dire que politiques et patrons sont proches relève de l’euphémisme : Ils mangent littéralement à la même cantine, en plus luxueux.


La fête de l’élite au Fouquet’s. – Le 6 mai 2007, le candidat Sarkozy fête sa victoire au second tour de la présidentielle avec des grands patrons. On trouve à ses côtés Bernard Arnault (LVMH), Vincent Bolloré (Havas), Martin Bouygues (Bouygues), Henri de Castries (Axa), Serge Dassault (Dassault), Jean-Claude Decaux (Decaux), Patrick Kron (Alstom) ou encore Michel Pébereau (BNP Paribas), Gilles Pélisson (Accor), François Pinault (PPR), Henri Proglio (Veolia Environnement), Arnaud Lagardère (Lagardère, EADS), Franck Riboud (Danone). Or, une étude menée par deux chercheurs de l’École d’économie de Paris, Renaud Coulomb et Marc Sangnier, a montré que miser sur le bon candidat a profité aux entreprises de ces patrons. Leurs cours boursiers ont été très bons durant l’envolée électorale du président, preuve que les traders avaient bien anticipé les conséquences vertueuses que le soutien à un futur président pouvait avoir sur la situation d’une entreprise.

Les candidats aux élections préfèrent parler du pouvoir des « bobos » qui nous imposeraient leur mode de vie et leurs principes agaçants dans des quartiers gentrifiés plutôt que des grands bourgeois avec qui ils vivent. Bien que les premiers jouent un rôle important en politique, ne serait-ce qu’en étant les promoteurs des grands partis d’un point de vue médiatique et électoral, ils n’ont certainement pas le même poids que les riches capitalistes.


Une élite à la puissance grandissante

Avoir de l’influence politique permet aux puissants de s’enrichir : les grandes privatisations leur ont offert les joyaux du public, financés par le contribuable puis exploités par des actionnaires privés : les autoroutes construites par l’État bâtisseur de l’après-guerre sont devenues une manne financière pour des grands groupes comme Vinci, et jusqu’à l’accès à l’espace, rendu possible par des investissements énormes de la société, est désormais bradé au privé, qui va tirer des profits de la mise en orbite de satellites grâce à la fusée Ariane [10]. L’affaiblissement et la dérégulation du système scolaire bénéficient aux actionnaires d’Acadomia, l’entreprise qui tire profit de l’angoisse des parents en leur faisant payer à leurs enfants des cours réalisés par des enseignants formés en une demi-journée. La réduction et la désorganisation des transports publics profitent aux constructeurs automobiles ou aux plates-formes uberisées. Et tout simplement, les différentes mesures fiscales pour « ne pas faire fuir les investisseurs » ont permis aux particuliers qui payaient l’impôt sur la fortune (ISF) d’en être exonérés, comme Liliane Bettencourt, grâce à l’action conjointe de Sarkozy et Hollande pour éviter que cet impôt devienne « confiscatoire [11] ».

Mais pour avoir de l’influence politique, il faut être riche : accéder à la haute administration et les grands corps comme l’Inspection des finances ne se fait pas en un claquement de doigt. Il faut faire partie des familles pour qui le concours de Sciences Po Paris est une épreuve de santé, avoir fréquenté les établissements prestigieux du centre-ville, qu’ils soient publics (les lycées Henri IV et Louis le Grand à Paris, le Parc à Lyon, Montesquieu à Bordeaux) ou privés (l’École alsacienne où sont les enfants de nombre de nos politiques ou le pensionnat international des Roches en Normandie), donc vivre dans les bons quartiers, connaître les bonnes personnes et débourser de grosses sommes (les frais annuels du pensionnat des Roches s’élèvent à 20 000 €). Qui a déjà fait un tour dans les beaux quartiers de Paris comprend sans doute un peu ce que cela coûte de vouloir faire partie du monde des puissants. Le prix du café fixe la norme de revenu mensuel et toute intrusion populaire dans ce monde clos provoque de violentes protestations : dans le riche 16ème arrondissement de Paris, l’installation par la mairie d’un centre d’hébergement pour les SDF, dont le nombre a doublé en dix ans, a provoqué une scène d’émeute lors de la réunion publique d’information, tandis que deux tentatives d’incendie ont eu lieu après son ouverture.

Une autre façon d’augmenter son pouvoir consiste à acheter des médias. Une grande partie de nos patrons se sont lancés dans une course au rachat de titres de presse et de chaînes de télévisions, à la fois pour contrôler ce qui est dit sur eux et sur leurs entreprises (on vous met au défi de trouver un mot de trop à l’encontre des agissements de Dassault Aviation dans Le Figaro, propriété de Serge Dassault, ou au sujet de LVMH dans Les Échos, propriété de Bernard Arnault), mais aussi pour pouvoir y veiller à ce que les préconisations économiques et politiques de ces titres soient conformes à leurs intérêts. La société Le monde libre, propriété de Xavier Niel (Free), Matthieu Pigasse (Banque d’affaires Lazare) et Pierre Bergé s’est ainsi mise à purger ses rédactions au fur et à mesure des rachats du Monde, de Télérama ou de L’Obs, comme le raconte Aude Lancelin, ex-rédactrice en chef de L’Obs, licenciée à cause de ses sympathies pour le mouvement social contre la loi Travail, dans son livre Le Monde libre. L’Obs consacre ses Unes à la personnalité si extraordinaire et aux yeux si bleus d’Emmanuel Macron, tandis que Le Monde professe à longueur d’éditos que les dérégulations sont nécessaires et que le Progrès réclame la fin du code du Travail. Tous ces titres ont comme point commun, à l’approche de la présidentielle, de pousser leurs lecteurs à considérer que seuls les candidats de la droite, du centre et du Parti socialiste sont crédibles. Les autres sont au choix archaïques, déséquilibrés ou potentiellement dangereux [12].

La puissance de l’élite est donc exponentielle : plus elle est riche, plus son pouvoir sur le destin de notre pays augmente. Or, ce qu’elle attend de lui, c’est qu’il lui brade ses entreprises publiques, qu’il dérégule ses métiers, qu’il remplace ses salariés par des faux indépendants sans droits, qu’il baisse ses impôts. Le fait que des candidats comme Macron ou Fillon mettent au premier plan de leurs priorités la fin de l’ISF, qui ne concerne pourtant que 0,5 % des contribuables, en dit long sur l’emprise que l’élite a sur notre destin politique. Or, plus elle conquiert de nouveaux profits grâce à l’action de l’État en sa faveur, plus elle s’enrichit.

N’en déplaise à ceux qui utilisent ce terme à tout va, pour stigmatiser leurs adversaires ou se donner une stature de tribun populaire, « élite » à un sens. Ce mot désigne un groupe de la population française qui monopolise la majeure partie de notre économie et occupe les positions clés en politique, quelle que soit la sensibilité affichée de leur formation partisane. Ce groupe a ses clubs, ses restaurants, ses écoles et ses fêtes. Ce groupe n’est certainement pas totalement homogène : il existe des inimitiés de longue date entre grands patrons comme entre politiques. Ils sont souvent rivaux et en concurrence. Mais si les journalistes adorent monter en épingle ces prises de becs entre citoyens influents, elles ne retirent rien à la cohérence globale de leur projet : s’enrichir par la destruction des droits et des services publics du reste de la population. S’enrichir par la confiscation, de nos revenus : c’est bien la TVA (un impôt dégressif qui pèse davantage sur les plus pauvres) que leurs baisses d’impôts sur le capital sera financé, comme le prévoit le candidat Fillon. S’enrichir par la réduction des revenus de notre travail : alors que les salaires stagnent ou diminuent pour la plupart des gens « à cause de la crise », les dividendes des actionnaires des entreprises françaises ont bondi de 11 % ces trois dernières années. La crise, vous êtes sûrs ?

Nous avons trop longtemps manqué de cibles claires. Quelle lutte sociale efficace pouvait-on espérer contre « les marchés financiers» ou « la concurrence internationale » ? Que pouvait-on faire contre des capitalistes si on les croyait tous américains ou émiratis ? Que nous restait-il si nos seuls ennemis sont des bobos un peu ridicules dont le tort est de nous prescrire des modes alimentaires ? Faire corps avec des politiques qui nous faisaient part de leur impuissance et communier dans la malchance d’être le peuple contre « la petite élite qui ne prend jamais le métro » ?

Maintenant nous en sommes sûrs : l’élite n’est pas loin d’ici. Elle est chez nous et même lorsqu’elle planque ses capitaux sur des îles lointaines elle a ses quartiers en ville, elle a ses candidats, elle a ses journaux. Chaque jour sa force croît pour nous arracher les lois et les richesses que nos ancêtres ont confisqué aux siens. Alors au travail !


[1]             [1] Pour en savoir plus sur ce parti « socialiste » qui compte désormais plus de financiers que d’ouvriers, voir notre enquête « PS, le vote inutile : un parti conçu pour vous trahir » dans Frustration no 6, automne 2015, et disponible sur notre site Internet.

[2]             [2] Cette critique du complotisme finit par empêcher toute tentative de description de l’action des puissants, comme nous le montrions dans notre article « Il n’y a pas de lézards, mais il y a bien des capitalistes ! Comment conspirationnistes et anti-complotistes empêchent la critique des élites », Frustration no 7, printemps 2016.

[6]   « Pourquoi la France attire de nouveau les investisseurs étrangers », Challenges, 27 mai 2015.

[7]          Le 9 avril 2014, un rapport sur la force du lobby de la finance en Europe a été rendu public. Il a été réalisé par l’Observatoire des entreprises européennes et deux syndicats autrichiens. Intitulé « La puissance de feu du lobby financier », il se base sur des données simples pour nous rappeler plusieurs vérités profondément dérangeantes. D’abord, l’industrie financière emploie 1 700 lobbyistes à Bruxelles, soit quatre fois plus que les fonctionnaires européens travaillant sur les questions de régulation financière. Ensuite, les rencontres entre lobbyistes de la finance et membres des institutions européennes sont bien plus nombreuses que dans les autres secteurs. Et encore, nous précise le rapport, le décompte de ces rencontres est basé sur des données officielles qui répertorient participations à des commissions consultatives, réunions de travail et auditions diverses et variées.

[8]          Par exemple, à ce jour, il n’existe toujours pas de législation contraignante sur les perturbateurs endocriniens, ces substances dont la toxicité pour l’organisme a été démontrée dès le début des années 2000 et qui se cachent dans de très nombreux pesticides et produits d’entretien de la vie courante, et ce à cause de l’action d’influence des lobbies de firmes comme Bayer. Voir la terrifiante enquête de Stéphane Horel, Intoxication. Perturbateurs endocriniens, lobbyistes et eurocrates : une bataille d’influence contre la santé, La Découverte, 2015.

[9]             [9] C’est Albin Serviant, le PDG du site Apartager.com, qui explique avoir réuni pour Macron des « gens des médias, de la technologie, de la musique et du cinéma », « Macron : un dîner à la City pour récolter jusqu’à 7 500 euros par couvert », Cédric Pietralunga et Éric Albert, Le Monde, 9 septembre 2016.

[10]          [10] Le 30 novembre 2016, suite à une décision du gouvernement Valls et selon les préconisations de l’Union européenne, l’entreprise chargée de l’exploitation de la fusée Ariane 5, ArianeSpace, a été vendue à un consortium composé de Safran et Airbus. La base de lancement située en Guyane et extrêmement coûteuse reste quant à elle à la charge du contribuable, bien entendu.

[11]        Liliane Bettencourt a payé zéro euro d’impôts sur la fortune en 2015, comme l’a révélé Le Canard enchaîné le 8 juin 2016.

[12]          [12] En 2012, le caricaturiste du Monde était allé jusqu’à dépeindre le candidat du Front de Gauche, Jean-Luc Mélenchon, avec un brassard nazi au côté de Marine Le Pen, tandis que M le magazine, le supplément week-end du quotidien, le mettait en scène dans une série de photos prises lors d’un discours ressemblant à s’y méprendre aux séries montrant Adolf Hitler hurlant sa haine devant une foule fanatisée. On peut penser ce qu’on veut du tribun de la France insoumise, il faut être sacrément malhonnête pour le décrire en nazi.