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De Brut, malgré quelques (rares) intéressantes enquêtes, en passant par Konbini, illustration la plus flagrante du « journalisme » bas de plafond post-école de journalisme, des petites vidéos qui jouent à fond sur la fibre émotionnelle pullulent sur les réseaux sociaux. En dépit d’être essentiellement doué dans l’art du publi-reportage cool et branché maintes fois démontré ici ou là, ces médias mettent souvent en avant des histoires personnelles alimentées parfois par de grosses doses de pathos jusqu’à l’écœurement. Elles en disent long sur une époque moderne particulièrement individualiste qui se focalise sur des réussites personnelles à nous faire avaler le mythe républicain de méritocratie, des parcours atypiques ou encore des expériences personnelles au plus près de la nature. D’une idéologie très libérale qui mise avant tout à fond sur les responsabilités individuelles. A défaut de secouer le cocotier capitaliste, ces histoires envahissent internet et ces médias bourgeois et branchés en raffolent. Le personnel prend le pas sur le collectif et le règne du Moi donneur de leçon sur la lutte et les affects collectifs. Pour des médias qui (sur)vivent à générer des capitaux afin d’être le plus rentable possible, on peut leur laisser au moins ce mérite d’être en totale cohérence avec l’idéologie capitaliste et libérale qu’ils diffusent chaque jour. Leur pseudo engagement plus moral que politique est à l’image de la frange bourgeoise de l’électorat Jadot aux européennes de 2019 : naïve, ignorante, contente de l’être et ouvertement dépolitisée. 

Imaginons un seul instant un internet sans des publicités pour les “contenus” de ces groupes… plus besoin d’appli de méditations après ça.

C’est l’émotion utilisée dans ces vidéos qui nous intéresse ici. Une courte vidéo postée le mercredi 4 septembre par Konbini (plus de 200 000 vues en deux jours et 8 000 likes !) nous a donné envie d’écrire ce coup de gueule. Elle raconte le drame de Nadia qui a perdu ses deux petites filles dans un accident de la route. La mère nous explique pendant presque 3 minutes, face caméra, que le chauffard multirécidiviste ne s’est jamais excusé. La mère, rescapée, n’est pas en colère et cherche juste la vérité et témoigne pour que ce drame ne se reproduise plus. Evidemment, cette histoire est touchante et cette femme a beaucoup de courage. Qui de sans coeur dirait le contraire ? Précisément, ce type de vidéo est intéressante pour ce qu’elle nous dit du pathos que ces médias jeunes usent et abusent. En ce sens, le livre La stratégie de l’émotion de la journaliste au Monde diplomatique Anne Cécile-Robert est très pertinent pour comprendre l’enjeu qui se cache derrière ces nombreuses vidéos virales. Un livre qui aurait pu avoir, comme sous-titre, Ou la démobilisation politique et sociale par le sang et les larmes.

A l’origine, il s’agit d’un article du même nom paru dans le Monde diplomatique en 2015 et son titre s’inspire de La stratégie du choc de la journaliste Naomi Klein. Anne-Cécile Robert explique et démontre, à l’aide d’exemples précis à l’appui, comment l’émotion est devenue un moyen conscient et inconscient de contrôle social. La journaliste utilise l’expression « dérive lacrymale » pour nommer des faits divers qui inondent la presse et contribuent à diffuser une vision très fataliste du monde qui, par conséquent, dépolitise et décourage toute action émancipatrice globale. Le fameux « on ne peut donc rien y faire », alors chialons tous en coeur et en likes, comme cette vidéo à l’image de ce que produit quotidiennement des sites à la Konbini. La mère de famille, Nadia, nous explique qu’elle a su surmonter l’événement seule et souhaite ainsi mobiliser l’opinion publique et alerter la justice. Sauf que son discours provoque un effet pervers indésirable, précédemment évoqué : réussir seule déresponsabilise les structures plus qu’elle ne les attaque (justice, police, État), demandant une seule prise de conscience en incitant les gens à faire de même, comme si cela devait venir de la seule force des individus séparés du corps social. Cette idéologie sous-jacente à ces vidéos peut également créer un sentiment d’infériorité chez d’autres mères qui n’auraient pas forcément ce courage là, tandis que cette force est plébiscitée et félicitée ici. 

L’aventure de votre vie sponsorisée par Google

Il arrive d’ailleurs assez fréquemment que ces nombreux faits divers sont souvent racontés de manière à isoler le fait et à le décontextualiser, ce qui a tendance à alimenter un climat anxiogène, propice aux idées réactionnaires et aux replis sécuritaires. Surtout, de ne pas les interroger de manière institutionnelle et à uniquement choquer des personnes de leur bureau ou de leur smartphone qui continueront à vivre comme si de rien n’était. Avec cette vidéo, nous sommes amenés à nous attrister le temps d’un visionnage. Notre colère est vaine, car à destination de personnes totalement inconnues ou abstraites : les gens qui dépassent les excès de vitesse sur la route. 

Alors, imaginons que l’émotionnel pure sans visée ait, cette fois, une visée politique clairement identifiée. Qu’est ce que cela pourrait donner si, chaque jour, chez Konbini, le même genre de vidéo face cam filmerait Amel Bentounsi, Assa Traoré ou d’autres femmes dénonçant, au travers la mort de leurs frères, des violences d’Etat ? Ou encore, la petite fille de Zineb Redouane, un membre de la famille de Steve ? Notons déjà qu’en alternative à la merde konbinesque, le Média a commencé ce travail, et que Frustration y collabore occasionnellement. Imaginons donc une famille de victimes d’accidents du travail totalement invisibilisés qui se retrouve face caméra, sur un média comme Konbini ou Brut, à dénoncer les violences d’Etat capitalistes ? Ca aurait de la gueule, non ? Pour certainement beaucoup de vues, de like et de retweets, mais ce ne sont pas les actionnaires et les marques sponsors de Konbini, Brut et autres filiales pseudo-journalistiques de la société bourgeoise qui seront tentés par l’investissement !