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En France, les médias parlent peu du travail. La surcharge de travail, les chefs impolis voire orduriers, le non-respect de la législation – qui s’est considérablement allégée ces dernières années – semblent entrer dans nos moeurs. Certains métiers sont plus touchés que d’autres : les salariés des centres d’appel subissent une aliénation au travail qui n’a rien à envier à celle des ouvriers à la chaîne du XXe siècle, sans, pour l’instant, les capacités de mobilisation que ces derniers ont pu construire. Cette enquête porte sur le centre d’appel Armatis de Caen et la deuxième partie aborde le traitement médiatique erratique de ce qui s’y produit.

Les cinq semaines de congés payés, acquises officiellement en 1982 sous le gouvernement de Pierre Mauroy, ne semblent pas encore tout à fait la norme pour ces ouvriers des temps modernes. “Énormément de salariés doivent se mettre en arrêt pour avoir des vacances, car les congés sont souvent refusés”, confie Sarah. “Parfois, ils te donnent deux semaines, mais tu dois revenir une journée en plein milieu car ils n’ont pas de capacité ce jour-là. En gros, tu dois revenir de vacances pour travailler une journée. Armatis contourne la loi.” Le dirigeant de Free et milliardaire, Xavier Niel, aurait prononcé cette phrase en 2016, d’une pertinence redoutable :

Les salariés dans les centres d’appels, ce sont les ouvriers du XXIe siècle. C’est un métier horrible. Le job qu’ils font, c’est le pire des jobs.

Xavier niel, patron de free, 2016.

Faire grève ? “Financièrement, je ne pouvais pas perdre une matinée”, regrette Anita, qui poursuit : “Je n’ai jamais fait grève, car je me dis que c’est parler à un sourd. La direction ne changera jamais”. “Lorsque nous faisons des réclamations ayant pour but d’améliorer nos conditions de travail, c’est perçu comme une sorte de caprice”, ajoute Patricia, conseillère de 39 ans en poste chez Armatis mais à la recherche d’un nouvel emploi. 

Allez voir si l’herbe est plus verte ailleurs”. Cette phrase, prononcée par le directeur général d’Armatis à destination de ses salariés, porte en elle un message très clair pour Patricia : “Je pense que nous avons tous compris que le directeur général d’Armatis n’était prêt à aucun compromis. Le but est également de nous culpabiliser et de nous faire passer pour d’éternels insatisfaits. Cette personne a certainement oublié ce que c’est que de vivre avec un SMIC dans une entreprise où le profit est le seul objectif.” Même son de cloche de la part du syndicaliste Thibault : la direction d’Armatis renvoie systématiquement les grévistes à la négociation annuelle obligatoire (NAO), à l’issu de laquelle rien ne se passe.

Des salariés invisibilisés médiatiquement

Le 17 juin dernier, une cinquantaine de salariés “éternels insatisfaits”, dont Véronique, se sont réunis pour protester contre leurs conditions de travail. L’événement a été couvert par divers médias comme France 3 ou le quotidien Ouest-France en deux paragraphes expéditifs. Pour Véronique, c’est très insuffisant : “Suite à nos débrayages, on avait fait venir France 3. Mais si on les appelle pas : ils viennent pas ! Ils font un petit papier et puis le reste du temps, plus rien du tout”. 

Parfois, les médias n’ont même pas titré sur les démissions passées, mais plutôt sur les futurs recrutements, comme dans le quotidien Liberté-actu.fr, le 31 mai 2019. 

En début d’année, le quotidien régional Ouest-France est bien venu visiter le centre d’appel Armatis… mais pour une toute autre raison : “Ils venaient voir nos plateaux pour avoir Armatis comme prestataire. Du coup, difficile de les trouver crédibles”, explique Véronique. “En ce qui concerne la visite de Ouest-France, ce fut assez risible d’observer la mise en place d’agréables salles de pauses la veille de leur venue”, se moque Patricia. Cela explique sans doute cet article promotionnel paru ensuite dans le quotidien, qui n’a malheureusement rien d’une farce. 

Véronique a finalement appris en interne qu’Armatis n’avait pas été choisi par le premier quotidien régional de France. “C’est souvent Armatis qui contacte Ouest-France pour faire un article : les articles sont pré-rédigés“, ajoute le syndicaliste Thibault, qui n’attend plus vraiment grand chose de leur part. 

Avec un tel non-traitement médiatique, les salariés de ces centres d’appel se sentent peu entendus dans leurs conditions de travail quotidiennes extrêmement difficiles et précaires, voire même condamnés à l’isolement. Anita, partie en avril dernier, se remémore : “On était tous dans la même galère dans ce call center. Mais il y avait un côté humain entre nous, une forme de solidarité, à défaut qu’il y en ait un entre l’employeur et le salarié. Ce qu’on vit tous les jours est très difficile, donc on se soutient comme on peut …” 

A l’heure où nous publions cet article, la direction n’a toujours pas donnée suite à nos sollicitations.

*Les prénoms ont été modifiés

Selim Derkaoui

Lire la première partie du reportage :

Illustration par Aurélie Garnier


En France, l’isolement des salariés est un choix politique

Les programmes scolaires et la vulgate médiatique ont souvent expliqué, de façon un peu compassionnelle, que le salariat français avait subi le prix de “l’individualisme” et que l’effondrement de l’effectif syndical résultait de changements sociétaux que l’on payait maintenant par un plus grand isolement au travail. La “mondialisation”, sorte de processus naturel contre lequel on ne peut rien, aurait fait le reste. Or, si les salariés sont de plus en plus seuls face à leurs problèmes et donc plus vulnérables aux abus et à l’exploitation, c’est parce que leur solitude a été politiquement organisé ces vingt dernières années :

  • Au niveau des entreprises, le recours à la sous-traitance a été une façon de diviser les salariés et d’affaiblir les mouvements de contestation : externaliser les téléconseillers, les femmes et hommes de ménage, le personnel de sécurité, est une façon de créer des entreprises de salariés qui se croisent mais ne peuvent s’organiser, étant dans des entités juridiques séparés. La représentation du personnel ne se fait par exemple plus à l’échelle d’une grande entreprise mais de multiples entités juridiques.
  • Au niveau des interlocuteurs extérieurs aux entreprises chargés de faire respecter la loi, l’affaiblissement a été organisé politiquement : la médecine du travail n’est plus tenu de faire des contrôles réguliers, et on peut passer des années entières sans avoir de visite médicale. L’inspection du travail est en sous-effectif complet : chaque inspectrice ou inspecteur suit en moyenne 10 000 salariés en même temps ! Comment s’étonner alors que les directions vivent sans crainte que leurs infractions ne soient pas repérées par des agents qui n’ont pas le temps de faire des visites de contrôle.
  • La loi a évolué, et affaiblit la représentation des salariés : le passage de trois instances (Comité d’Entreprise, CHSCT et Délégués du Personnel) à une seule, les Comités Sociaux et Economiques (CSE) ne s’est pas faite de façon neutre : Depuis leur mise en place, on assiste à une réduction du nombre d’heures de délégation (heures qu’un.e élu.e salarié.e peut consacrer à sa mission), une baisse des ressources budgétaires, une diminution du nombre d’élus et un espacement des réunions de négociation. Cette évolution, adoptée à la va-vite au début de la présidence Macron, s’est accompagnée d’une réduction des délais et des budgets pour organiser des expertises, notamment sur les conditions de travail…

Ce sont donc bien des décisions humaines, des lois, des budgets, qui créent la situation dans laquelle se retrouvent nombre de salariés français : face à l’arbitraire patronal, l’assujettissement d’une partie de la population atteint des sommets.

Nicolas Framont