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Les grands vainqueurs du premier tour de la primaire de la droite (et soi-disant du centre) sont ceux qui, pour prendre le contrepied du petit teigneux Sarkozy, ont joué le rôle des grands garçons sages et modérés, Fillon et Juppé, Juppé et Fillon. Pourtant leur sagesse et leur modération se révèlent un grave danger pour la très grande majorité de la population puisque l’un comme l’autre promettent un « choc libéral » à la Thatcher et demandent aux Français de « faire des efforts » (travailler plus en gagnant moins ou troquer des statuts un minimum protecteurs pour celui d’auto-entrepreneur). Juppé a prévenu : « Il faut des réformes radicales, ça va être difficile » (Tf1 le 6 novembre). Services publics, droit du travail, protections sociales : ils veulent tout détruire. Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre, le deuxième tour de la primaire sera donc un duel fratricide : candidat des riches contre candidat des riches.

Mêmes origines sociales : deux enfants de bourgeois

François Fillon a le parcours d’un fils de bonne famille : scolarité dans des institutions privées catholiques, scout, études de droit. Dès la fin des années 1970, il se rapproche de la politique et de la droite en étant le collaborateur de Joël Le Theule, député de la Sarthe et un temps ministre des Transports puis de la Défense. Après la mort de ce dernier, François Fillon, en notable de province – image qui lui collera longtemps à la peau –, va peu à peu reprendre ses mandats : député en 1981, maire de Sablé-sur-Sarthe en 1983, président du Conseil général en 1992. À ce moment-là, Fillon est censé être « gaulliste social » et s’oppose notamment au traité de Maastricht. Il devient ministre de Balladur, puis de… Juppé, faisant voter la privatisation de la Poste. Pendant l’intermède de l’alternance de la « Gauche plurielle » (1997-2002), il devient président du Conseil régional des Pays de la Loire, mais il revient aux affaires dès 2002 comme ministre des Affaires sociales et du Travail, puis de l’Éducation nationale. Resté sans portefeuille ministériel en 2005, il devient sénateur de la Sarthe. Il sera ensuite le Premier ministre de Nicolas Sarkozy de 2007 à 2012.

Tout le monde a entendu parler de l’ascendance paysanne d’Alain Juppé. Mais attention, il y a agriculture et agriculture. La famille Juppé possède en réalité 160 hectares de forêt de pins des Landes dont la résine se vend très bien (industrie pharmaceutique, produits d’entretien, vernis, peintures, etc.) et dont le produit s’ajoute à celui des coupes de bois. Les Juppé sont aussi spécialisés dans le canard mulard, qui donne un foie gras très apprécié. Alain Juppé reçoit donc une bonne éducation catholique, avant d’intégrer la classe préparatoire du lycée Louis-le-Grand (l’un des lycées parisiens les plus prestigieux), puis l’École normale supérieure en 1964, Sciences Po en 1968 et l’ENA en 1970. Il est passé par le plus grand nombre possible d’écoles de l’élite, d’où son image de tête d’œuf. À la sortie de l’ENA en 1972, il intègre le corps des inspecteurs généraux des Finances (comme un certain autre anti-système, Emmanuel Macron, le fera en 2004). À sa carrière de haut fonctionnaire se mêle rapidement une carrière politique puisqu’il adhère au RPR (ex-UMP) dès 1976 et obtient des fonctions dans différents cabinets ministériels. Après des échecs électoraux dans les Landes, il devient l’un des plus proches conseillers de Jacques Chirac, maire de Paris. Adjoint chargé des Finances de 1983 à 1995, on peut imaginer dans quelles magouilles il trempe alors : pour l’enrichissement personnel, il y a l’affaire de l’appartement de son fils, et pour la cause, il y a l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris pour des membres du RPR, affaire pour laquelle il sera condamné en 2004 à 14 mois de prison avec sursis et 1 an d’inéligibilité). Au cours de sa carrière, il a été député, ministre du Budget, des Affaires étrangères, maire de Bordeaux, Premier ministre, puis re-ministre des Affaires étrangères. Une carrière bien remplie qui lui permet aujourd’hui de briguer « la mandature suprême ».

 

Même train de vie : deux notables riches

Fillon et Juppé, s’ils ne sont pas les plus riches des politiciens, détiennent un patrimoine déclaré qui de fait les installe parmi les classes supérieures[1]. Alain Juppé avait divulgué sa déclaration en 2013 en dénonçant un « déballage grotesque ». Il est en effet compliqué de prétendre défendre l’intérêt général avec un appartement de 90 m² à Paris, une maison à Bordeaux de 135 m² et une maison à Hossegor évaluée à 1,2 million d’euros. Sachant qu’il faut 1 254 000 euros pour faire partie des 10 % des Français les plus riches en patrimoine, le calcul est vite fait. François Fillon avait lui déclaré en 2013 : « Je suis propriétaire d’une maison dans la Sarthe, achetée il y a vingt ans, 440 000 euros. J’ai moins de 100 000 euros d’épargne, et j’ai deux voitures qui ont plus de dix ans. Ma maison, je l’ai achetée 440 000 euros, en empruntant, aujourd’hui je pense qu’elle vaut à peu près 650 000 euros. C’est mon seul patrimoine. » Il avait malencontreusement oublié la société de conseil 2FConseil, créée deux semaines avant son élection comme député de Paris, le 20 juin 2012, afin de contourner le Code électoral qui stipule qu’ « il est interdit à tout député de commencer à exercer une fonction de conseil qui n’était pas la sienne avant le début de son mandat ». François Fillon a pu tranquillement rentabiliser son carnet d’adresses auprès de « tout État et […] tout organisme international, européen, national, étatique, régional, départemental, municipal ou local, français ou non […] » (selon les statuts de sa société). Ainsi, en 2013, cette société lui avait rapporté 142 500 euros, selon sa « déclaration d’intérêts et d’activités au titre d’un mandat parlementaire ».

Juppé et Fillon s’inscrivent donc dans la tradition des notables, ces riches habitués à diriger les affaires publiques – quel que soit le régime politique – et à en faire profiter leurs semblables. Ils proposent donc un programme politique cohérent avec leurs intérêts, leur appartenance de classe, en faisant la part belle au libéralisme économique.

 

Leur bilan : deux hommes responsables de l’état actuel du pays

Ce ne sont pas des perdreaux de l’année, tout le monde s’accorde là-dessus. Mais c’est justement leur expérience qui leur donnerait du crédit. Pourtant, à bien y regarder, les gouvernements qu’ils ont dirigés ou auxquels ils ont participé depuis plus de trente ans nous ont menés à l’état actuel des choses : plus de 10 % de chômage, des inégalités inacceptables, le risque terroriste, etc.

Alain Juppé a pour principal fait d’arme une réforme qui aura provoqué une des plus grandes grèves de la fin de siècle dernier, en 1995, malgré le soutien de la CFDT. La raison en était un vaste projet de réforme austéritaire de la Sécurité sociale prévoyant un alignement des durées de cotisation des retraites du privé et du public sur la durée la plus élevée, 40 ans, une loi annuelle de financement de la Sécurité sociale, des augmentations de frais de santé, etc. Malgré cette défaite évidente pour le gouvernement, le budget de la Sécurité sociale est dorénavant voté au Parlement, livrant à l’État les clés d’une institution qui était à l’origine une assurance gérée par les travailleurs. Durant son passage en tant que Premier ministre, Juppé aura aussi eu le temps de privatiser des entreprises publiques et d’expulser des sans-papiers réfugiés dans l’église Saint-Bernard (Paris 18e).

François Fillon a lui mené dès 2002 une politique d’assouplissement des 35 heures, qu’il souhaite enterrer définitivement aujourd’hui. Son combat le plus marquant reste la « loi Fillon » sur les retraites, consistant à repousser l’âge de départ à la retraite (40 années d’activité pour tous les actifs en 2008, 41 ans en 2012 et 42 ans en 2020), augmenter les cotisations et favoriser l’épargne individuelle. En tant que ministre de l’Éducation nationale, il provoque de belles manifestations lycéennes avec la réforme du bac et fait envoyer les CRS dans les établissements scolaires.

Fillon et Juppé, Juppé et Fillon, au fil des décennies, deux artisans d’une même politique visant à détruire les protections socialisées mises en place avant-Guerre par le Front populaire et après-Guerre par le Conseil national de la Résistance, visant à exonérer de charges les entreprises tout en précarisant les travailleurs, et ce sans le moindre résultat sur le niveau de l’emploi, contrairement à ce qui était promis pour faire passer la pilule. Deux membres d’une caste, au pouvoir depuis les années 1980 et responsables de ce qu’ils critiquent aujourd’hui. Pourtant, 2017 marque le grand retour sur le devant de la scène de ces vieux pourris. Ont-ils donc du nouveau à nous proposer ?

 

Leur programme : des Robin des bois à l’envers

Le leitmotiv de François Fillon n’a pas varié depuis 10 ans : de son livre La France peut supporter la vérité en 2006 à son slogan « le courage de la vérité » pour la primaire de la droite en 2016, il dessine un pays qui doit se soumettre à une cure d’austérité, pour diminuer la dette publique, et de libéralisme, pour rendre les entreprises françaises compétitives (avec les entreprises chinoises ?) et donc retrouver l’emploi et la croissance. Son programme économique, comme celui d’Alain Juppé, est construit autour de ces idées, avec un seul but réel : rendre la France au patronat et aux riches au détriment de la majorité.

1 – Prendre aux pauvres…

Juppé comme Fillon veulent réduire les services publics en supprimant des fonctionnaires : 500 000 pour François Fillon quand Alain Juppé se contenterait de 300 000 emplois publics non renouvelés. Quand on parle de fonctionnaires, on imagine toujours des personnes désœuvrées dans des bureaux. Mais il faut rappeler que la fonction publique fait vivre notamment notre système d’éducation (plus d’un million de personnes travaillent pour l’Éducation nationale) et notre système de santé (un million de personnes dans la fonction publique hospitalière). Faire des coupes budgétaires nuit d’abord aux moins fortunés qui n’ont pas les moyens d’aller dans les cliniques privées ou de payer des cours particuliers à leurs enfants.

Les deux candidats prévoient aussi d’accentuer la destruction du droit du travail. François Fillon donne un objectif de 500 000 auto-entrepreneurs plutôt que d’essayer de créer de l’emploi salarié. Pour ceux qui auront encore un contrat de salariat, c’est la fin des 35 heures au profit de la négociation d’entreprise dans le cadre légal européen de 48 heures maximum. François Fillon veut aussi aller plus loin que la « loi El Khomri » dans la négociation du droit du travail au niveau de l’entreprise et restreindre ce qu’il reste du Code du travail à une charte de 150 pages. Sur les retraites, les deux comptent enfin réaliser leur rêve d’aligner les retraites du public sur celles du privé et de repousser l’âge de départ à 65 ans. Fillon veut même carrément mettre en place un système de retraite individualisé dit « par capitalisation ». Cette politique sociale vise donc avant tout les travailleurs précaires, intérimaires, indépendants, jeunes qui peinent à trouver un emploi, ouvriers dont l’entreprise menace de délocaliser l’activité, petites retraites, etc.

Sur la fiscalité, nos candidats s’accordent pour une hausse de la TVA – un impôt qui n’est pas calculé sur les revenus mais la consommation et pénalise donc ceux qui ont peu, c’est pourquoi on dit que c’est un impôt dégressif.

Moins d’emplois publics, des carrières allongées, moins de partage du travail, moins de protection sociale, des retraites affaiblies, plus d’impôts sur la consommation. Pour nous faire accepter cela, Juppé et Fillon nous parlent de « vision à long terme » mais on voit mal comment ces mesures pourraient améliorer les conditions de vie de la majorité de la population à court ou à long terme. Leur hostilité aux pauvres est explicite, avec cette guerre à « l’assistanat » pour les gens qui touchent 500 euros par mois. Et se dire que parmi les 4 millions de votants au premier tour de la primaire, il y en a qui vont subir ces politiques fait vraiment mal au cœur.

2 – … Pour donner aux riches :

Les candidats prétendent tous deux que cette cure d’austérité servira à rembourser la dette publique, mais c’est faux. Il s’agit simplement de financer la vie facile des riches.

Fillon et Juppé tiennent particulièrement à supprimer l’impôt sur la fortune (ISF), qui ne concerne pourtant que 0,5 % de la population (les plus riches) et qui porte sur le patrimoine, une ressource qui, en France, est héritée dans les deux tiers des cas. D’ailleurs, ils souhaitent aussi réduire à néant les droits de succession, pour que les empires financiers et patrimoniaux des riches se transmettent sans encombre et que les jeunes héritiers profitent encore mieux de l’argent qu’ils n’ont pas mérité.

Récompenser la rente plutôt que le travail est un véritable objectif : Juppé souhaite diminuer le taux d’imposition des entreprises et leur offrir encore 10 milliards d’exonération de cotisations sociales. Fillon parle en tout de 50 milliards (impôts et « charges »). Pourtant on sait très bien que tous ces efforts de compétitivité ne mènent pas à des créations d’emploi si les entreprises n’y sont pas forcées[2]. Le CICE (crédit d’impôt compétitivité emploi) de François Hollande s’est volatilisé dans les augmentations de dividendes de 11 % constatées dans les entreprises françaises au deuxième trimestre 2016. Les PME n’en profitent qu’à la marge et continueront à souffrir : si Fillon veut abaisser les délais de paiement pour les aider, il ne nous dit pas quelle formule magique contraindra les grosses entreprises à respecter les délais.

Le programme économique de Juppé et Fillon est ultra-violent pour les travailleurs et ultra-favorable aux plus riches. Ce qui prouve que Fillon et Juppé sont des ultras et non des modérés.

 

Alors bien sûr, s’ils plaisent, c’est qu’ils ont des « atouts ». Juppé c’est son côté technocrate, sérieux et raisonnable, qui ne déplaît pas aux gens « de gauche » dont certains ont été voter pour lui. Fillon a pour lui son traditionalisme qui séduit les bons vieux bourgeois. Il faut rappeler qu’il est profondément hostile à l’égalité des droits pour les homosexuels : en tant que député, il a voté contre la dépénalisation de l’homosexualité en 1982 et, plus récemment, il a soutenu La Manif pour tous, cette organisation qui s’est opposée avec violence au mariage homosexuel et qui lui rend la pareille en le soutenant aujourd’hui, notamment sur Internet. Il est aussi dans la droite ligne de l’ « identité nationale » tracée par Nicolas Sarkozy.

Mais ces différences ne sauraient masquer un programme commun, cohérent avec leur appartenance sociale et avec les décisions prises au cours de leur longue carrière politique. Fillon ou Juppé, Juppé ou Fillon, blanc bonnet ou bonnet blanc, ne sont pas le moins du monde des modérés. Ils défendent les intérêts des classes supérieures dont ils font partie. Ce sont des candidats des riches qui comptent reprendre leur travail de redistribution des richesses créées vers le haut, vers ceux qui ont déjà, et leur travail de sape des mécanismes de protection socialisés. Ils l’avaient dû laisser tout ça en plan en 2012, mais le PS au pouvoir depuis a repris le flambeau. Les mêmes recettes ont été appliquées par les mêmes hiérarques au pouvoir depuis trente ans aussi (Hollande, Sapin, Royal, Fabius et consorts), avec le même succès pour leur classe[3].

Les idées de Juppé ou Fillon ne sont pas pragmatiques ou réalistes mais guidées par leur position. Et elles n’ont donc rien d’un « choc » libéral puisqu’elles s’inscrivent dans la juste continuité des choix de nos élites politiques, dont ces deux-là ne représentent que la frange la plus décomplexée.


[1]             Le patrimoine tel que défini par l’Insee : « le patrimoine brut correspond au montant total des actifs détenus par un ménage incluant la résidence principale, les éventuelles résidences secondaires, l’immobilier de rapport – c’est-à-dire rapportant un revenu foncier –, les actifs financiers du ménage, et les actifs professionnels lorsque le ménage a une activité d’indépendant à titre principal ou secondaire. Il inclut également depuis 2010 le patrimoine “restant” : les biens durables (voiture, équipement de la maison, etc.), les bijoux, les œuvres d’art et autres objets de valeur. »
[2]             Voir notre article sur les exonérations de « charges patronales » qui ne créent pas d’emploi : « Arnaque au coût du travail », dans Frustration n° 8, disponible en librairies (automne 2016).
[3]             Voir notre article « PS, le vote inutile ; un parti conçu pour vous trahir », dans le n° 6 et en libre accès sur notre site web.