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« Et après ces études, combien de temps devrons nous travailler, cotiser, pour une retraite décente ? Pourrons nous cotiser avec un chômage de masse ? » a écrit un jeune étudiant peu avant de s’immoler par le feu devant le CROUS de Lyon. Quelle jeune personne n’a pas ressenti ce désespoir face aux perspectives amers et absurdes qu’on lui offrait sous le doux nom d’ “opportunités” ? Qui n’a pas connu comme lui le désespoir de voir le monde évoluer sans pouvoir sentir la moindre influence de soi et des siens sur son cours inexorable ? Il n’y a que les jeunes bourgeois à qui la télé, la radio et les pages de magazine font sentir à chaque instant qu’ils sont le Beau, le Vrai et le Cool, qui n’ont jamais senti le poids trop lourd d’un avenir gris et morne peser sur leurs épaules.

Il y a deux jeunesses dans ce pays : la jeunesse dorée et « dynamique » que célèbrent les journalistes et les politiciens, cette jeunesse qui crée des start up avec l’argent de papa, qui « brise les codes » des milieux branchés, qui pousse dehors les cinquantenaires dans les grandes entreprises, qui parle le bullshit english à merveille et prend l’avion plusieurs fois par an pour New York, Berlin ou Bangkok, tout en partageant de grandes leçons d’écologie sur Twitter. Et il y a l’autre jeunesse : les enfants de la classe laborieuse, à qui l’on fait des leçons de « mérite » et « d’effort » depuis l’école primaire mais à qui l’on fermera les portes des prépas d’été privés qui font réussir les concours des grandes écoles publiques, et celle des écoles de commerce, pour un simple motif de fric. Cette jeunesse à qui l’on conseillera dès la seconde se « se professionnaliser » tout en fermant les lycées pro et les IUT. La jeunesse de la classe laborieuse ira donc se casser les dents sur les bancs de l’université, où des cours leur seront dispensés dans des amphis bondés par des chargés de cours blasés et précarisés, censés leur dire que plus tard ça ira mieux et que s’ils bossent bien, peut-être, eux aussi pourront briller dans le miroir que la société bourgeoise leur tend pour mieux les expulser.

« Ne les rends pas trop bon sinon ils seront trop nombreux en 2e année », me disait ma hiérarchie, sans blaguer, quand j’enseignais en première année à l’université, pour un salaire de merde et avec mon vieil ordinateur tout pété. La « fac poubelle » que fuient les enfants de bourgeois c’est celle où des universitaires snobs ont face à eux une masse d’étudiants d’horizons divers, le “tout venant”, comme ils disent, à qui ils font faire des exposés pour passer le temps, avant de leur mettre des 5/20 sans explication parce qu’ils n’ont pas le temps de rédiger une correction : ils sont « chercheurs », que voulez-vous, et il faut bien “écrémer”. 

Quand les étudiants de la jeunesse dorée sont parfois payés pour étudier, comme à l’Ecole Normale Supérieure ou Polytechnique, les étudiants de la jeunesse esseulée doivent travailler pour espérer un jour bosser. Le mépris de leurs enseignants n’a alors d’égal que celui des services débordés de l’université ou du CROUS, qui leur coupera les aides et les vivres à la moindre déclaration erronée. « Devenez étudiant-entrepreneur ! » proclament les affiches dans les couloirs usés des facs et des IUT. Mais la plupart des jeunes le sont déjà : des bricoleurs de revenus, des accumulateurs de mini jobs, des remplisseurs de paperasses, des réparateurs de logements vétustes et chers, ils passent leur vie à entreprendre ! Mais il faudrait aller plus loin que la somme de galère qu’ils gèrent déjà et placer de l’argent qu’ils n’ont pas dans une start up à la con qu’ils lanceront grâce au réseau dont ils sont dépourvus : voici la porte de sortie proposée à la jeunesse sous Macron.

Pour les autres, il y aura donc l’entrée sur un monde du travail conçu depuis quelques années pour faire des jeunes de la chair à pâtée enthousiaste pour patrons. Sous Macron, les apprentis peuvent travailler plus (Loi dite « pour la liberté de choisir son avenir professionnel », été 2018), ceux qui alternent entre différents petits boulots toucheront beaucoup moins d’indemnité chômage, pour être sûr qu’ils n’aillent pas refuser un boulot éreintant et mal payé (réforme de l’assurance chômage, novembre 2019), les étudiants pourront être recalés à l’entrée de la fac (Mise en place de Parcoursup, 2018), les lycéens vont devoir faire des choix entre options, filières et bonne ou mauvaise classe, jeu auquel les familles bourgeoises excellent tandis que les autres pâtissent (Réforme du bac, 2018). Le président pense qu’il vaut mieux faire Uber que “dealer en bas des tours”, et la jeunesse esseulée risque donc sa vie, sans reconnaissance d’accident du travail en cas de pépin, chevauchant son vélo à travers les villes pour que les trentenaires de la jeunesse dorée puisse bouffer du thaïlandais sous bouger leur cul du canapé.

Sous Macron, un infime pourcentage de jeunes de la classe laborieuse se verra accepté dans les rangs de la jeunesse dorée, par le biais de « passerelles », de « conventions » et de « bourse au mérite ». Elles permettront à ces jeunes, après maintes épreuves et moults courbettes reconnaissantes, de se retrouver sur les mêmes bancs de ceux qui ont tout eu et qui oseront parfois même leur dire qu’ils ont bénéficié de “passe-droit” et que c’est scandaleux. Les jeunes pauvres introduit dans le système seront promus « preuve que le système n’est pas si inégalitaire que ça », « qu’on peut toujours s’en sortir quand on veut », ils seront « le jeune issue de banlieue que mon cousin connaît », celui qui démontre bien qu’avec notre verve de frustrés pessimistes, nous sommes quand bien bien malhonnêtes, hein.

Pour peu qu’un jeune de 2019 soit idéaliste, qu’il ait une haute opinion de la vie, qu’il soit partisan de l’égalité, de la justice et de la contemplation de la nature, le siècle qui s’ouvre lui semblera probablement insupportable et ses aspirations sembleront repoussantes à ceux qui tiennent actuellement la barre. Comme à un ouvrier de la SNCF, une directrice d’école primaire ou une infirmière urgentiste, le beau monde macroniste a ainsi fait sentir à un étudiant de Saint-Etienne qu’il était de trop dans les belles perspectives que ses membres éminent sont en train d’ouvrir pour nous : le travail sans droit, ni sens, ni solidarité.

« Vive le socialisme, vive l’autogestion et vive la sécu » a conclu l’étudiant à la fin de sa lettre, navrant certainement Macron pour qui les jeunes devraient tous vouloir être millionnaires. Mais on comprend bien que lorsque l’on a d’aussi belles valeurs,  se taper le Parti Socialiste comme héritier officiel de Jaurès, un “manager bienveillant” comme seul horizon d’émancipation au travail et une bonne mutuelle comme seul espoir d’être bien soigné, la vie puisse ressembler à un enfer.

Mais pour cela, il faut aussi se sentir bien seul. Or il ne l’est pas, cet étudiant, et nous espérons travailler chaque jour à le dire haut et fort pour que tous les révoltés se sentent moins seul dans leur appétit de justice et leur soif d’égalité : oui, il faut être fou pour penser que le capitalisme est le seul système qui vaille, il faut être largué pour croire en la méritocratie et « l’égalité des chances », il faut être à l’abri du besoin et cumuler retraite de haut fonctionnaire et salaire de ministre, comme Jean-Paul Delevoye, pour vouloir sabrer la sécu, il faut être con pour penser que les jeunes bourgeois fondateurs d’entreprise le sont par la seule force de leur poignet et de leur foutu « dynamisme ».

Dès aujourd’hui et lors de la grande manifestation populaire du 5 décembre, nous serons nombreuses et nombreux dans les rues à crier notre amour de la justice, de la solidarité et notre haine – oui notre haine – grandissante envers les bourgeois et de leur larbins politiques oppresseurs de chômeurs, d’apprenties, de travailleuses, de retraités et d’étudiants !