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Chez Frustration, nous n’avons pas l’habitude des entretiens car nous avons toujours dit qu’il fallait se méfier des intellectuels qui disent le « Bon » et le « Vrai » du combat politique. Mais lorsque l’on est tombé sur quelqu’un qui osait expliquer que, justement, l’action politique, ce n’est pas de dire la Vérité Vraie, on s’est dit qu’on était en phase. Manuel Cervera-Marzal est un philosophe et sociologue qui se penche dans son dernier livre « Post-Vérité, pourquoi il faut s’en réjouir » sur tout ce délire autour du terme « Post-vérité », qui s’est imposé comme le mot de l’année 2016 par le « prestigieux » dictionnaire d’Oxford. Cette expression a pour ambition d’expliquer la montée de forces dites « populistes » un peu partout dans le monde, telles que Donald Trump aux États-Unis ou dernièrement Jair Bolsonaro au Brésil. Depuis quelques années, elle est également  utilisée pour disqualifier des alternatives de gauche comme Bernie Sanders aux EU ou Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne. C’est-à-dire, en somme, des courants qui se situeraient en dehors de « l’extrême-centre » et du « cercle de la raison », et dans lesquels les bas instincts les plus téméraires du peuple y trouveraient une issue de secours politique. On se serait ainsi engagés, au cours des années 2000, dans une ère de la « post-vérité », où les faits « objectifs » auraient moins d’importance que les affects et les opinions personnelles. Dévoyé en un concept journalistique à la fois creux et dépolitisant, omettant plusieurs siècles d’Histoire de diffusion de la rumeur, la « post-vérité » serait, au contraire, quelque chose dont il faudrait se « réjouir », selon Manuel Cervera-Marzal. Dans son livre, aux éditons Le Bord de l’eau, il tord le cou à certaines évidences binaires – le fact-checking apparaissant comme l’arme du bien face au poison de la post vérité -, afin d’« en finir avec l’idolâtrie de la Vérité ». Il défend l’idée que la « post-vérité » nous fait, au contraire, renouer avec la politique. Entretien par Selim Derkaoui.                         

Sur le plateau de Pujadas, on se demandait clairement, la semaine dernière, si l’avis de l’ONU contre la répression policière en France était le fruit d’une alliance secrète entre la France Insoumise, l’ONU et le diable.

C’est quoi, au juste, ce qu’on appelle « l’ère de la post-vérité » ?

D’après ceux qui utilisent ce concept, c’est une période qui s’ouvre au début des années 2010 à peu près et qui se caractérise par le fait que les électorats et l’opinion publique ne fondent plus leur jugement sur des faits ou des observations rationnelles mais sur des émotions et des affects. A cause de cela, il y a un éloignement de l’opinion publique de la vérité, une sorte de détachement. Ce basculement est causé selon eux par l’avènement du numérique et des réseaux sociaux qui permettent à plus de personnes d’intervenir dans les débats publics : si on laisse parler n’importe qui, alors on laisse dire n’importe quoi.

Pourtant, dans l’Histoire, et à partir du moment où il y a une « agora » ou un « corps social », il y a toujours eu une forme de détachement de la vérité : propagations de rumeurs, mensonges, etc.

Il y a toujours eu de la rumeur, c’est en effet un phénomène vieux comme le monde. Quand on regarde au Moyen-Âge, il y avait des rumeurs de famines émises par la Cour du Roi sur les lépreux qui empoisonnaient les puits. On n’a pas attendu 2010 pour voir émerger cela. Mais d’après ceux qui parlent de « post-vérité », ces mensonges seraient quelque chose de radicalement spécifique au temps présent, et ce serait aujourd’hui tellement important que ça menacerait les fondements de la démocratie. Ça entraînerait des phénomènes comme le complotisme, le populisme, etc. Les supports ont changé avec le numérique.

Tu cites le philosophe Spinoza dans ton livre, qui affirme qu’« il n’y a pas de force intrinsèque à l’idée de vraie ». Que voulait-il dire par là ?

Il y a un certain nombre de penseurs de la démocratie qui pensent que le meilleur argument finit toujours par l’emporter et convaincre les réticents. Ce que Spinoza nous permet de comprendre, c’est que la politique est un domaine d’activité plus complexe que ça. Il n’est pas régi seulement par la rationalité, au contraire, il fait intervenir des mécanismes affectifs et inconscients, qui convoquent des désirs, des imaginaires ou des fictions. Et cela amène à relativiser la rationalité et la vérité en politique.

Tout le contraire du « journalisme fact-checkeur », en somme.

Aujourd’hui, ceux qui en effet considèrent au contraire qu’il y a une force intrinsèque de l’idée vraie, c’est par exemple les journalistes qui font du fact-checking. C’est cela qu’ils ont en arrière plan. Il se disent que si on rétablit la vérité en décodant telle affirmation ou tel chiffre, remplacer les idées fausses par des idées vraies, cela nous permettra de faire reculer Donald Trump ou d’éviter le Brexit. C’est une vision simplificatrice des choses. Trump a compris que la politique n’est pas qu’une affaire de vérité mais aussi de projet, de grand récit à vendre. Que les petits blancs sont menacés par les élites capitalistes et mondialistes favorables à la libre circulation des marchandises et des personnes. Son récit, très structuré, fait écho aux affects et au vécu des gens et c’est en partie la clef de sa réussite. Ce n’est pas en se contentant de fact-checker ses tweets comme le fait le New York Times par exemple qu’ils le feront reculer.

Le fact-checking est la dernière mode du journalisme français.

A quoi bon « lutter » dans la mesure où nous sommes prédisposés à croire ce qu’on a envie de croire en fonction de nos biais idéologiques ou de nos schémas de pensée ?

Les psychologues ont travaillé sur les biais cognitifs. L’un des plus évidents est le biais de confirmation qui fait qu’on est plus disposé à accueillir une information qui vient conforter nos préjugés ou nos convictions qu’une information qui viendrait la mettre à mal. C’est une prédisposition donc cela signifie que l’inverse est possible aussi. Quand on est exposé de manière répétée à des images de BFM sur la violence des gilets jaunes qui pourraient mettre à mal nos convictions, on a beau être au départ favorable à leur mouvement, cela peut finir par nous ébranler.

Quand on voit des sociologues, des politiques ou des journalistes qui réutilisent cela, c’est souvent de manière insidieuse afin de se concentrer sur des exemples dans les classes populaires. Il y a un glissement très élitiste : on se focalise sur le biais de confirmation d’un gilet jaune, par exemple, mais jamais du journal Le Monde, Macron, etc.. Pour l’Alsace-Lorraine sur le traité d’Aix la Chapelle, par exemple, ça fera toutes les matinales radio et tous les titres : « Le complotisme qui contamine les gilets jaunes ! ». Quand en même temps Macron affirme que le chlordécone en Martinique n’est pas cancérigène, il y a trois pauvres articles dans la presse d’opinion indépendante pour le dire, contrairement aux médias dominants qui ne parlent pas de cette « fake news ». Ou sur le complotisme, quand ils disent que les gilets jaunes sont téléguidés par la Russie, personne ne dit rien et on sort l’étude de la fondation Jean Jaurès.

Tu expliques qu’un individu qui considère que la vérité est d’ordre logique embrassera peut-être une carrière de mathématicien, ou bien une carrière d’historien pour celui qui considère que la vérité dépend de la correspondance au fait. Tu reproches au débat public sur la « post-vérité » et aux journalistes de ne pas du tout introduire ces controverses sur la notion de « vérité ». Pourquoi d’après toi ?

C’est propre à des contraintes structurelles du champ journalistique, régi par la course à l’audimat, le buzz, le clash qui poussent à une accélération de la production de l’information (être toujours le premier), et à une hystérisation du débat public qui pousse à s’enfermer dans des sujets comme celui de la « post-vérité » sans même questionner les termes du débat. En l’occurrence, c’est aussi la fonction des intellectuels qui doivent prendre plus de recul, car ils sont sur une temporalité plus longue. Il faut avant ça se demander : c’est quoi, la vérité ? Et cette question n’est jamais abordée, que ce soit dans les ouvrages ou dans des dossiers de divers journaux. Il y a un cours de philo en classe de terminale là-dessus qu’il faudrait commencer par reprendre, car les définitions sont multiples.

Et c’est tout le contraire qui se passe aujourd’hui : le journalisme « fact-checkeur » à la prééminence du « factuel » et de « l’impartial » imaginaire s’impose dans les écoles de journalisme et plusieurs rédactions nationales, avec de nombreuses rubriques destinées à cela : Décodeurs, AFP Factuel, Check News etc. Ce journalisme « post-politique », que conceptualise le philosophe Frédéric Lordon, irait-il à l’encontre de la politique au sens spinoziste du terme ?

A la suite de penseurs comme Freud, Castoriadis ou Spinoza – et je pense que Lordon serait d’accord avec moi là-dessus – la politique, fondamentalement, c’est une question d’imaginaire, ou de conflit entre différents imaginaires et visions du monde. Et ces journalistes laissent tous ces aspects-là de côté avec une vision très restreinte et technicienne de la politique : “est-ce que, sur cet élément factuel, ce qu’il a dit est vrai/faux/réalisable avec des pastilles colorées”. Elle ne se rend pas compte – et là je m’adresse à une presse qui se dit « progressiste » de gauche – que si elle est entrée dans une phase de défaites depuis trois décennies, c’est parce que justement l’imaginaire communiste a volé en éclat lors de la chute du mur de Berlin. Il n’y plus d’imaginaire alternatif émancipateur à proposer et c’est ça le plus difficile à réaliser. C’est plutôt cette piste là qu’il faudrait explorer, la réinvention d’un journalisme politique, par l’art, etc. Non pas à la place du « fact-checking », car cela reste la base du journaliste de vérifier les faits, mais en plus, puisque seul il est largement insuffisant.

En ce sens, la philosophe Hannah Arendt ne distingue pas les faits d’un côté et les opinions de l’autre.

Justement, dans le débat sur la « post-vérité », on a tendance à opposer les jugements qui se fonderaient sur les faits et d’autres sur les opinions. Mais Arendt dit que c’est une opposition erronée. Bien sûr qu’il faut distinguer les faits des opinions : un fait sera, par exemple, que la France a colonisé l’Afrique. Mais sur ce fait-là, on peut avoir différentes opinions. On peut considérer que c’était un crime contre l’humanité ou qu’il y avait des bienfaits de la colonisation pour le peuple colonisé. A partir d’un même fait on peut émettre plusieurs opinions qui peuvent être tout à fait légitimes en démocratie. Il n’y a pas de contradiction entre les faits et les opinions, c’est le mélange des deux qui constitue la nature de la politique.

Certains journalistes cherchent pourtant à bien distinguer et dissocier les deux. Pourquoi ?

Des journalistes ou « experts » qui cherchent à créer une césure entre les deux, une sorte de barrière infranchissable, c’est dans le but de s’ériger en détenteur des faits, qui serait la tâche la plus noble. C’est aussi pour dénigrer le peuple, l’opinion publique ou l’électorat du côté de l’opinion qui serait forcément dans l’erreur, le subjectif ou l’arbitraire. Alors qu’il y a des opinions totalement fondées, évidemment. C’est une façon de se poser en garant de la vérité et on sait bien que le savoir est lié au pouvoir. Les pouvoirs qui prétendent détenir la vérité dérivent facilement vers des formes d’autoritarisme. D’autres, qui reconnaissent que la vérité est quelque chose en débat dans la société vont plus facilement adopter une forme démocratique.

« Deux hommes, s’ils veulent s’entendre, ont dû d’abord se contredire. La vérité est fille de discussion, non pas fille de sympathie », disait le philosophe Gaston Bachelard.

C’est toutes les théories de la démocratie délibérative qu’on retrouve chez le philosophe Jürgen Habermas. C’est l’idée que des discussions et du débat produisent des effets de vérité parce qu’en s’exposant aux arguments des autres, petit à petit, on va éliminer les erreurs et converger vers davantage de rationalité. Cette idée là signifie que la vérité n’est pas quelque chose de révélé et qui légitime des pouvoirs théocratiques, mais qui émane de la société et se construit. On appellerait ça une conception ouverte de l’idée de vérité.

L’un des buts de la politique serait, dis-tu, de nous « rendre libres par le mensonge et le travestissement des faits ». En quoi la politique serait-elle, en ce sens, un « art du mensonge » ?

Fondamentalement, c’est quoi le sens de la politique ? Pour certains, c’est de nous rendre heureux, ou pour d’autres, de garantir l’ordre. Je m’inscris dans une tradition qui considère que c’est de nous rendre libres, de nous émanciper de toute forme de tutelle ou de domination. A partir de là, le mensonge peut être un moyen légitime pour aller vers l’émancipation. Je ne dis pas que le mensonge est bon en soi ou, comme dirait Kant, qu’il y aurait un impératif catégorique du mensonge. Mais comment savoir s’il est pertinent ou pas de recourir au mensonge ? Cela dépend du fait de savoir si cette utilisation de la ruse, de l’ironie ou du double jeu est subordonnée à une quête d’émancipation. Si cela est pour instaurer des formes de domination ou en appelant des démocraties des oligarchies, ou de déguiser des licenciements en plan de sauvegarde de l’emploi, il ne l’est plus et je m’y oppose. A ceux qui affirment que mentir peut nous précipiter dans le désordre généralisé en brisant toute forme de confiance, Arendt leur répond que, sans être le plus noble des moyens politiques, un petit mensonge peut, souvent, éviter de grandes violences. Et cela n’est pas propre aux mouvements populistes, c’est consubstantiel à la politique. Il y a une certaine hypocrisie chez certaines personnalités politiques qui dénoncent des mensonges et mentent elles-mêmes. Une politique totalement transparente, cela n’a jamais existé et ce n’est pas souhaitable. On serait dans le domaine de la morale et c’est autre chose.

Ainsi, qu’est-ce qui serait propre aux mouvements dits « populistes », si ce n’est l’art du mensonge en politique ?

Je commencerai par déconstruire les usages dominants de ce terme qui pose plus de problèmes qu’il n’apporte des solutions. Contrairement à la « post-vérité », il y a plusieurs définitions. Pour certains, il s’agirait de candidats et de partis qui remettent en cause le « consensus de Washington » de l’extrême-centre en faisant une critique très à gauche ou très à droite. Ce sont des phénomènes où on aurait un leader charismatique qui trouverait un soutien populaire massif parmi un peuple, guidé par ses émotions et ses bas instincts. Ces définitions posent plusieurs de problèmes. D’abord, cela met dans le même sac des phénomènes très à gauche ou à droite qui n’ont rien à voir. C’est une injure politique pour disqualifier l’adversaire. Ce terme en dit finalement beaucoup plus de ceux qui l’emploient, c’est-à-dire des gens qui ont des présupposés élitistes, car ils considèrent le peuple comme une masse ignorante et stupide.

Pour ces raisons, Sandra Laugier et Albert Ogien dans « Le principe démocratie » veulent carrément supprimer cette notion de notre lexique. Je ne suis pas aussi radical. Je pense que le concept peut avoir un intérêt, notamment dans l’utilisation qu’en font Chantale Mouffe et Ernesto Laclau qui sont parmi les théoriciens les plus reconnus sur ce thème. Chez eux, il y a des idées très intéressantes sur ce qu’est la politique : le populisme est une façon de construire un peuple, donc c’est la politique. Il dit que la politique n’est pas une affaire d’individus mais de collectif. La politique n’est pas tant une affaire de rationalité que d’affects et d’imaginaires. Et ce n’est pas créer du consensus mais assumer le conflit. Ces idées sont intéressantes, car à contre-courant des idées dominantes sur la politique, qui définissent le moment politique par excellence comme l’instant où l’on se trouve seul dans l’isoloir, alors que c’est à plusieurs. Ce ne sont pas que des arguments, ce sont aussi des espoirs et des déceptions.