logo_frustration
U

« Les patrons ne doivent pas seulement faire preuve d’intelligence rationnelle et logique. Ils doivent aussi utiliser leur intelligence émotionnelle. Ils doivent recréer de l’envie en associant performance et plaisir. Ils doivent démontrer à leurs équipes qu’ils éprouvent du plaisir à travailler avec elles. Les salariés n’abandonnent pas leurs émotions à la porte de l’entreprise et ils ont besoin que celles-ci soient prises en compte. »

Olivier Bas, « Découvreur de talent », conseille les patrons français dans Le Figaro du 22 avril 2014

Une fois que vous avez réussi à faire taire autour de vous les préjugés résultant de plusieurs décennies de discours libéraux et de résignation politique, et que vous avez pris garde à ne pas tomber dans les pièges institutionnels visant à encadrer les revendications, vous pouvez constituer un groupe qui partage un certain nombre de critiques.

Comment s’y prendre concrètement ? On serait bien mal avisé de donner une recette miracle, car le type de sociabilité que vous allez pouvoir mettre en place dépend complètement du type de structure dans laquelle vous évoluez. Proposer une union sans raison peut-être difficile. Il est sans doute plus efficace de se saisir d’une occasion pour susciter la constitution de votre groupe. Une injustice, un abus de la part de la direction, un projet qui vous menace tous. C’est dès ce moment-là qu’il faut entreprendre de partager vos critiques et de vous garder des plans de concertation. Fédérer un collectif est une chose, le conserver en est une autre, car il risque à tout moment de se refermer ou de se dégonfler. Heureusement, forts des expériences foireuses du passé, il est possible de dresser un petit panorama des principaux dangers qui pèsent sur un collectif de quelque forme que ce soit et qui, si l’on n’y prend garde, peuvent mener à son éclatement.

À ne pas reproduire : la bureaucratisation. La définition de ce mot bien laid, c’est le processus par lequel la multiplication des fonctions administratives et techniques d’un groupe conduit une partie de celui-ci à former un corps autonome, avec sa logique propre. Ce corps se retrouve alors détaché des aspirations et des buts du reste du groupe. En gros, c’est ce qui fait que la direction de la CGT ou de la CFDT fait tout un tas de chose qui semblent absurdes au travailleur de base mais qui, pour les grands chefs, ont un sens. L’ensemble des combines internes, au niveau national, dans les négociations « entre partenaires sociaux » (cf. Notre article Arnaque aux partenaires sociaux), qui les conduisent à adopter une attitude excessivement timorée, par exemple, résulte du fait qu’ils se sont coupés de « la base » depuis longtemps. Ce que nous appelons bureaucratisation, c’est ce qu’eux appellent la « sagesse du pouvoir ». Mais nulle sagesse là-dedans : quand vous arrivez dans les hautes sphères d’une organisation et que vous adoptez par « sagesse » des principes opposés au sien, vous n’êtes qu’un traître.

Malheureusement, il n’y a pas que les grandes structures qui se bureaucratisent. Une organisation mal conçue au départ peut tomber dans ce genre de dérive. Exemple : vous nommez un trésorier de votre collectif si vos actions nécessitent de l’argent, pour imprimer des tracts, entretenir le local, pour des déplacements, etc. Il le reste pendant des années et, à la fin, il risque de devenir davantage trésorier que membre de votre organisation. Avec le secrétaire, si vous avez nommé un secrétaire, au bout d’un moment, ils vont tous les deux venir faire des leçons d’expertise et s’autoriser des décisions contraires aux buts de votre collectif qui ne pourra plus reprendre la main sur les tâches qu’ils ont accaparées.

La plupart des syndicats a évolué de cette manière, c’est pourquoi il faut vous en méfier et faire attention aux structures de représentations proposées par votre entreprise : elles sont souvent pré-bureaucratisées. C’est-à-dire qu’on y trouvera une hiérarchie en miniature imposée dans les statuts. Une hiérarchie faite de présidents, trésoriers et secrétaires, comme si celle de l’entreprise ne suffisait pas. On vous demandera d’élire un petit chef, comme si on n’en avait pas déjà assez au travail. Un collectif qui entre dans ce moule s’en trouvera donc modifié, car les dirigeants de l’entreprise y ont intérêt. Combien de cadres dirigeants viennent flatter et brosser dans le sens du poil le délégué du personnel ? « Ce qui est bien avec vous machin, c’est qu’on peut discuter sans s’énerver ». « Vous êtes quelqu’un de fiable bidule, ça fait plaisir, on sent que vous avez à cœur la réussite de la boîte ». Ils brossent, ils brossent, ils brossent, à la limite ils arrosent, et à la fin on obtient la CFDT.

À éviter : le sectarisme. Ce mot est utilisé à toutes les sauces par les journalistes et les politiques pour dénoncer les gens qui ont des convictions un peu fermes alors qu’eux n’en ont aucune, à part le statu quo. En fait, ce terme recouvre une réalité fort différente : être sectaire, ce n’est pas avoir des idées claires, c’est vouloir imposer ses valeurs et son style au groupe dont on fait partie. Rejeter ceux qui sont trop différents. Question style, un combattant de l’intérieur n’est pas obligé d’arborer badges, foulards et autres signes de reconnaissances. Son droit d’expression étant limité, il peut vivre caché que ça ne serait pas un problème, au contraire. D’autant plus qu’un combattant identifié et haut en couleur devient vite le « gauchiste de service ».

Or, rien de plus inoffensif qu’un gauchiste de service. Si vous avez la gouaille de Besancenot et cinq badges Lénine sur votre poitrine, tout ce que vous direz sera rapporté à votre idéologie et d’autant mieux méprisé. Vos propos seront décomptés du temps de parole du folklore de 68 et on passera à autre chose. C’est tout à fait différent si vous êtes plus basique et que vous ne comptez pas sur vos fringues pour témoigner de vos convictions. Ce sont les actes qui comptent, pas le style. C’est pourquoi rejeter ceux qui ne font pas assez « combattants » est une énorme erreur. Tout comme rejeter les modes d’argumentation ou de critiques qui ne s’inspirent pas du même système de valeur que le vôtre. Y a-t-il des limites à ça ? Oui, les néo-fascistes qui, sur un mode social, veulent faire de l’identitaire [voir notre n°1 « Mainmise sur la dissidence »]. Mais pour tous les autres, les portes du collectif doivent rester ouvertes.

À fuir : la réunionite et l’ennui. L’individualisme et la division des salariés savent se vendre : « des solutions adaptées à chacun » vous dit votre banque. « L’emploi de demain c’est vous », dit la boîte d’intérim qui va vous dégoter votre 5ème CDD. Le camp de l’ordre établi compte des dizaines de communicants pour faire apparaître les inégalités stimulantes et l’exploitation épanouissante. Devant de tels adversaires, certains combattants choisissent la démarche inverse : « la lutte c’est crado et c’est barbant, si tu voulais t’amuser, fallait aller à Disneyland ».

D’autres rivalisent de savoir-faire pour produire l’action collective la plus ennuyeuse, en multipliant des réunions qui durent des heures entières dans une ambiance de merde et avec un ordre du jour chaotique. Doit-on vendre le collectif de la même manière que les publicitaires vendent l’individualisme ? Bien sûr que non. En revanche on peut faire un effort pour que ça donne envie et que ça soit agréable et de se battre ensemble. On peut par exemple s’imposer de faire des réunions courtes, ou chacun peut s’exprimer sans que ce soit le bazar. On peut faire en sorte que faire partie d’un collectif nous grandisse plutôt que nous fatigue. Il y a une force à agir en collectif, mais il peut y avoir aussi une certaine satisfaction personnelle. C’est à cette satisfaction que le combattant de l’intérieur doit être attentif, s’il ne veut pas voir son collectif se réduire comme une peau de chagrin, monopolisé par ceux qui pensent que l’ennui est une vertu parce que le vrai engagement ne serait qu’affaire de sacrifice et d’abnégation. Ils se trompent.

Au contraire, combattre de l’intérieur est une façon de repousser l’arbitraire qui pèse sur nous et de faire l’expérience de la solidarité plutôt que de subir, seul ou en famille, les injustices et la souffrance sociale. C’est pourquoi toute lutte devrait être une éclaircie dans la grisaille de notre triste époque.