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« Quand on vend du matériel, c’est pour que les clients s’en servent »

Serge Dassault, patron français, à propos des armes vendues à Kadhafi

 

Dans votre contrat, il est écrit que vous devez en rester à vos tâches. Et puis après tout, vous venez d’arriver, ou bien vous ne vous êtes encore jamais vraiment impliqué… Pourquoi auriez-vous le droit de tout chambouler ? Vos convictions politiques ne doivent-elles pas rester à la maison ? Plein de scrupules, vous risquez l’échec. Il est donc temps de vous départir de certaines réserves pour être tout à fait en accord avec vous- même. Voici quelques questions qu’il faut que vous vous posiez :

 

 1 – Après tout je n’ai pas à me plaindre, quand on voit ce qu’il se passe en Grèce, non ? Perdu ! C’était une question piège ! Bien sûr que si, parce que si vous ne faites rien : vous faire amputer 50 % de vos salaires et sucrer votre retraite, comme en Grèce, c’est précisément ce qu’il va vous arriver. Et encore, eux se sont battus et se battent encore, alors imaginez un peu ce que ça donnera si rien ne se passe ici. Ensuite, on trouvera toujours plus malheureux que soi oui, mais comme vous n’allez pas attendre d’être au niveau de misère du plus miséreux du monde pour agir, cette question est inutile.

 

 2 – Qui êtes -vous pour juger de ce qui se passe ici ?

 Quel est votre titre à le faire ? Vous êtes membre d’un collectif d’individus qui passent la majorité de leur temps dans un endroit où ils contribuent tous à la bonne marche des choses. À ce titre, vous êtes concernés et vous subissez ce qui se passe, vous avez donc votre mot à dire. Ce droit à la libre-expression et à l’implication dans les affaires publiques vous est garanti en théorie par des siècles d’idéaux démocratiques. Ces derniers n’ont juste pas fait le chemin jusqu’au bout en précisant que ça s’appliquait partout : qu’il ne devait pas y avoir huit heures de la journée où l’on abdique ses droits et sa liberté au profit de quelqu’un d’autre, sous prétexte qu’il a investi de l’argent et vous non. Quand bien même vous reconnaissez qu’un chef est plus légitime que vous, vous pouvez toujours questionner ses décisions.

 Êtes-vous compétent pour ça ? Si chaque matin on nous convainc que les Français sont des brèles en économie et qu’heureusement que des experts sont payés pour comprendre et prévoir les phénomènes économiques (avec les bons résultats que l’on sait), la réalité est toute autre. Avec Internet, toute la législation est en ligne. Surtout, le niveau d’étude de la population a nettement augmenté en un siècle, et on est donc sorti du schéma patrons-lettrés ouvriers-analphabètes depuis belle lurette. Pourquoi devrait-on continuer comme ça ? Les chefs vont passer leur temps à vous dire que c’est plus compliqué que ça. Compliqué que quoi ? Il y a des coûts, des taxes, un bénéfice. En fait, leur seul tour de magie, c’est d’avoir les infos clefs sur le budget et sa répartition, d’avoir le compte de résultat, vous non. Pas de pouvoir les comprendre.

 

3 – Les chefs ont mérité d’être chefs

 Imaginons. Votre chef est un connard, vaguement tyrannique, mais qui mène sa barque. Et l’a bien menée, puisque vous travaillez dans une entreprise qui roule. Après tout, il vous « offre un emploi » et puis il a « vachement bossé » pour en arriver là. Mais est-ce que, pour autant, c’est légitime qu’il décide pour vous de l’heure de vos pauses ? Qu’est-ce qui lui donne le droit de dire que vous êtes un « bon employé » ou un « brave garçon » ? Pourquoi pourrait-il décider de la politique de votre entreprise ou administration ?

Il a du mérite. Est-ce si vrai ? Si on regarde les choses globalement, à l’échelle du pays, on se rend compte que, pour ce qui est des grandes et moyennes entreprises (on ne parle pas du commerçant avec son unique employé, du coiffeur ou du boucher) le patronat forme une véritable classe. Autrement dit, une écrasante majorité d’entre eux vient de milieux privilégiés. Ils sont devenus des entrepreneurs héroïques parce qu’ils disposaient du capital de départ, comme nous avons eu l’occasion de le montrer en détail dans notre numéro zéro (l’article « Le Visage des Puissants », disponible sur le site Internet de la revue). C’est donc largement un mythe. Finie l’aura de mystère qui entoure vos chefs. Allez voir sur Google ou sur Facebook qui étaient leurs parents, quelles études ils ont faites. Et ensuite demandez-vous si vous avez eu les mêmes chances. Généralement non. Alors d’où vient leur titre à gouverner ?

Mérite ou pas, il vous offre du travail. On vous répète ça tous les jours. Oui mais en fait non. Ce que vous devez retenir de votre échange avec votre chef, c’est que c’est vous qui offrez votre travail, en échange d’un salaire inférieur à ses revenus. « Sans patron, pas de travail ». Oui mais sans travail, plus de patron. Essayez de vous arrêter tous de travailler, et observez son taux de profit. Il chute. Ce que le chef apporte concrètement, c’est une coordination du travail de plusieurs personnes et le capital. Sacré travail, c’est certain. Mais est-ce suffisant pour lui donner autant de pouvoir ? Est-ce suffisant pour qu’il ait le droit de juger votre personne ? Est-ce suffisant pour qu’il gagne jusqu’à 1 000 fois le salaire d’un ouvrier de base ? Non, tout simplement parce que des entreprises qui se coordonnent elles-mêmes, ça existe. Ce sont des coopératives. On y élit des gens chargés de gérer le planning, toute la coordination de cette immense machine que peut être une unité de production, mais ils ne sont pas omnipotents pour autant. Rois, dictateurs, grands chefs, c’est finalement cher pour pas grand-chose. Les patrons, c’est souvent pareil. Je ne vous parle même pas des actionnaires. Bref, le meilleur plan d’économie pour une entreprise privée, c’est de devenir une coopérative. Car les chefs ne vous offrent pas de travail. C’est vous qui créez les richesses, comme on dit, et alors que vous pouvez imaginer un système sans chefs, ils ne peuvent pas imaginer un système sans travailleurs.

Dans une administration, les choses sont un peu différentes. Il existe des critères fixes et transparents qui donnent autorité et avancement à des personnes. Oui, en théorie. Mais souvent, ces critères sont à questionner. La haute administration française est coutumière des mécanismes de cooptation, de mandarinat, de corruption douce. Les carriéristes savent y faire. Il y a de rares cas où toute la hiérarchie repose sur un système de concours. Mais là encore, le doute subsiste : de nos jours, pour passer ces grands concours de Science Po, de l’agrégation, de l’ENA et compagnie, il faut déjà avoir suivi six à sept ans d’études, ce qui nécessite des moyens équivalents. Et ces concours sont des rites de passage, où l’élite en place s’assure de votre compatibilité avec leurs valeurs. Quant aux transfuges, ils devront se corrompre, masquer leurs origines sociales ou, s’ils veulent garder leurs principes, ils pourront aller se rhabiller. Ces concours, c’est de la poudre aux yeux pour vous, le reste de l’humanité.

Alors prenez confiance, leur mérite n’est souvent qu’un privilège de classe. Vous n’avez pas eu les mêmes chances qu’eux. Ensuite, vous ne bravez aucune règle de justice en vous opposant, bien au contraire…

 

4 – Votre heure viendra

 « Ne faites pas cette tête ! Un jour vous aussi vous serez un important, qui sait ! » C’est ce qu’on répète aux travailleurs qui se rendent à leur poste chaque matin. C’est un bon moyen de vous tenir en place. C’est avec cet espoir que des entreprises font trimer des stagiaires, leur faisant miroiter un CDD. C’est avec cet espoir que des administrations renouvellent des CDD, leur faisant miroiter un éternel prochain CDI qui n’arrive presque jamais. C’est en faisant espérer des promotions et des primes de fin d’année que des patrons obtiennent la paix sociale. Attendre la promotion miracle, attendre le numéro gagnant, attendre qu’on vous libère la place, attendre votre tour… Quand bien même vous parviendriez à l’échelon supérieur, parmi ceux qui décident, qu’en feriez-vous, après avoir avalé des couleuvres pendant si longtemps ? Car, durant des années, vous allez devoir vous censurer, manger avec les bonnes personnes, avaler continuellement leurs petits conseils et leurs discours préfabriqués, sortir le soir « réseauter » aux bons endroits, adopter leurs moeurs, leurs goûts pour vous faire passer pour l’un d’entre eux. En bref, consacrer votre vie et votre énergie à cette ascension… Arrivé au sommet, il est fort probable que vous ayez laissé vos convictions au passage. Car tout est fait pour vous fidéliser au système une fois que vous montez. Petits fours par-ci, tickets gratuits par-là.