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En France, on parle trop peu du travail. La surcharge de travail, les chefs impolis voire orduriers, le non-respect de la législation – qui s’est considérablement allégée ces dernières années – semblent entrer dans nos mœurs, comme une fatalité dont chacun soit s’accommoder et dont on peut à la rigueur se plaindre entre amis, à condition de préciser qu’on préfère ça plutôt que le chômage. Certains métiers sont plus touchés que d’autres : les salariés des centres d’appel subissent une aliénation au travail qui n’a rien à envier à celle des ouvriers à la chaîne du XXe siècle, sans, pour l’instant, les capacités de mobilisation que ces derniers ont pu construire. Ce reportage, mené par Selim Derkaoui, porte sur le centre d’appel Armatis de Caen. Management violent, chantage à la délocalisation… Ce qui s’y passe mérite d’être documenté et dénoncé.

“Allez voir si l’herbe est plus verte ailleurs”. Ce sont les mots du directeur général du centre d’appel Armatis à Caen, Frédéric Narasson. Une réponse tout en subtilité à ses salariés quelque peu remontés – le mot est faible – par le “manque de reconnaissance de leur direction”. Le résultat ne s’est pas fait attendre. Prenant au mot leur directeur, 160 salariés ont démissionné depuis décembre 2018, essentiellement sur la période de janvier à mars 2019. “Un vrai carnage” sous les yeux de Thibault, Délégué du personnel et syndical CGT. “Du turn over, il y en a toujours eu !”, aurait rétorqué à une salariée le directeur national d’Armatis, ‎Denis Akriche, lors d’une visite au centre caennais.

Mais cette fois, les grèves de courte durée n’ayant aucun effet, les départs sont massifs. La direction avance une raison : d’autres postes plus avantageux (ce qui n’est franchement pas compliqué) sont proposés. Une filiale du Crédit Agricole a par exemple recruté des anciens d’Armatis pour du traitement de dossier et l’enregistrement de chèques. Selon Thibault, c’est plutôt une accumulation de problématiques qui a poussé les salariés à franchir la porte. Autrefois, “il y avait un supérieur pour dix conseillers”, se souvient Anita, qui a quitté son poste en avril dernier. Désormais, ils ne sont plus que “quatre pour 100 conseillers”. “Un gros bordel (…), zéro respect, zéro reconnaissance, résume l’ancienne conseillère. Tu produis, tu termines et tu t’en vas, personne a vu que tu étais là.” Pendant ce temps, ”ils s’en mettent le maximum dans les poches pour en donner le moins possible !”. Sur l’année 2017, Armatis a en effet réalisé un chiffre d’affaires de 19,648 millions d’euros.

Vous vous êtes peut-être déjà agacé, en téléphonant à un centre d’appels, de l’accent marocain ou polonais du conseiller ou de la conseillère au bout du fil. Mais environ 2500 centres sont toujours basés en France. Certains ont pour fonction principale de s’occuper des “appels entrants”, c’est-à-dire des clients qui contactent d’eux mêmes ces plates-formes pour un renseignement. Armatis Caen, prestataire de service du groupe Engie, fait partie de ceux-là. Les salariés reçoivent des appels des clients du fournisseur en électricité et gaz pour avoir des renseignements sur leur facture énergie. Au total, onze centres Armatis sont répartis dans toute la France.

Des téléconseillers ont demandé des mutations de trois ans au Portugal mais finissent par revenir car il n’y a même pas de chauffage l’hiver.

En 2013, je suis resté quelques mois dans ce centre d’appel pour un job d’été avant de reprendre mes études l’année suivante. Armatis était à l’époque plutôt discret au sujet des délocalisations à l’étranger. Si cette question a été parfois courageusement soulevée par un conseiller lors d’une formation, les encadrants ont toujours nié que la délocalisation avait déjà commencé au Portugal. Il n’empêche, certains salariés sont loin d’être dupes quant aux motivations à long terme de la direction : ”Lorsque le directeur nous dit d’aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs, c’est aussi afin de justifier plus facilement de devoir délocaliser, faute de trouver des gens à recruter ici”, confie Anita, lucide.  

Ironie du sort, les salariés français peuvent eux-mêmes postuler à la filiale d’Armatis au Portugal pour y former leurs futurs remplaçants au poste de téléconseiller. À leurs risques et périls : “Des téléconseillers ont demandé des mutations de trois ans au Portugal mais finissent par revenir car il n’y a même pas de chauffage l’hiver et ils doivent faire des avances sur les frais”, s’indigne Anita. “On forme les Portugais sur place, puis les conseillers français reviennent : la boucle est ainsi bouclée !” ironise Véronique, déléguée du personnel toujours en poste à ce call center. “Au début, c’était au Portugal, puis Engie a demandé à chaque prestataire Armatis français d’ouvrir au moins un site à l’étranger. Les réceptions d’appels se font essentiellement au Maroc et au Portugal. Nous, on traite que les dossiers complexes”, précise-t-elle.

Chaque jour, les salarié(e)s viennent comme s’ils allaient à “l’abattoir”

“Bonjour, Selim Derkaoui, conseiller Engie à votre écoute”. Lorsque j’ai travaillé pour Armatis, j’ai dû apprendre par coeur une trame composée de cette accroche, et la répéter en boucle pour l’ensemble des appels reçus dans la journée, parfois une cinquantaine en sept heures de travail. “On recense chez les salariés d’Armatis des problèmes de stress intense, qui forcément se répercutent sur le corps. Les mots de tête sont très présents, dus au bruit ambiant et au casque que l’on porte durant 7 heures, voire 9 heures avec les heures supplémentaires”, raconte Sarah, ancienne conseillère de 32 ans et qui aura travaillé pendant une dizaine d’années dans ce call center. Il lui est arrivé de prendre des arrêts maladies à cause de ses maux de crâne, ou bien de s’absenter sans justificatif pendant trois jours, durée au-delà de laquelle elle pouvait recevoir un avertissement. Depuis deux ou trois ans, Armatis ne tolère plus aucune absence injustifiée. 

De mon côté, la peur d’être écouté par Engie ou par mon supérieur a été constante. L’enregistrement de l’appel pouvait se produire à n’importe quel moment. Il était signalé par un petit “bip” très court. “Ils doivent donner à Engie une trentaine de bonnes écoutes par mois”, explique Anita. Au téléphone, le conseiller doit à la fois réciter sa trame et répondre de manière précise au client qui a besoin d’aide sur sa facture : un impayé à régler, un trop perçu, une évaluation des compteurs de gaz, etc. 

Certains supérieurs ou responsables crient tout le temps, avec parfois des menaces : tu as dépassé ta pause café, on fera des remontées si ça continue !

Les appels s’enchaînent toute la journée à une cadence infernale. Concrètement, un bouton permet de recevoir les appels des clients. Lorsqu’il est désactivé, il passe en mode chronomètre, à la seconde près : 30 minutes maximum de pause par jour et deux minutes à prendre entre deux appels. “C’est de la pression quotidienne. Ils lâchent rien du tout et certains supérieurs ou responsables crient tout le temps, avec parfois des menaces : tu as dépassé ta pause café, on fera des remontées si ça continue ! C’est que de la pression et du chantage”, s’insurge Anita, qui poursuit : “Chaque jour, on vient chez Armatis comme si on allait à l’abattoir”. Tel le robot HALL 9000 dans le film de Stanley Kubrick 2001, l’odyssée de l’espace, le téléphone devient un outil de surveillance qui contrôle les arrivées et les départs des salariés. Mais il n’est pas le seul. Nous travaillons dans un “open space” : les différents postes de travail, situés dans une grande salle, ne sont pas séparés par des cloisons. Une manière subtile de contrôler plus facilement ce que font les salariés, en prétextant vouloir nous sortir de l’isolement des bureaux individuels. D’autant plus que le bureau où se trouve le supérieur de chaque équipe est légèrement surélevé, afin de pouvoir nous observer davantage sans que l’on puisse le remarquer…

Des gens viennent en pleurs au travail à cause de leurs relations avec leurs supérieurs ou leurs responsables production.

À l’entretien d’embauche, savoir gérer son stress afin d’être en capacité de s’occuper des nombreux appels et dossiers des clients est présenté par Armatis comme une qualité professionnelle. Le stress est pourtant une maladie du travail reconnue juridiquement. Certains salariés l’attribuent davantage à la hiérarchie d’Armatis plutôt qu’aux clients, à tel point que “des gens viennent en pleurs au travail à cause de leurs relations avec leurs supérieurs ou leurs responsables production”, confie Véronique, critique à l’égard de l’absence des règles de bienséances de la part des responsables. Exception faite du directeur du site Frédéric Narasson qui, lui, dit “bonjour”.

“J’ai été mise à la porte durant deux jours car je n’avais pas proposé la facture en ligne à une cliente” 

Chez Armatis, on ne conseille pas seulement le client : on doit aussi lui vendre des produits. Afin de motiver les troupes à en vendre un maximum, des jeux infantilisants sont organisés par les supérieurs. Gare aux plus mauvais vendeurs car sur un tableau, les salariés se voient attribuer un score pour chaque produit proposé : facture en ligne, entretien de la chaudière (une centaine d’euros !), dépannage gaz et électricité, etc. “Ils appellent ça “challenge””, ironise Sarah. Au fond, il s’agit d’une pression à la vente déguisée en jeu, duquel dépend le versement de primes qui peuvent parfois atteindre 200 euros. Les salariés touchent à peine le SMIC et se voient imposer de nombreuses heures supplémentaires. Hélas, pour tenir jusqu’à la fin du mois, ces primes sont parfois indispensables, et ça n’a rien d’un jeu. Donc la prochaine fois, ne vous étonnez pas si un conseiller vous paraît quelque peu insistant, au téléphone : sa fin du mois est souvent en jeu…

“J’ai été mise à la porte durant deux jours car je n’avais pas proposé la facture en ligne à une cliente, Engie m’avait écoutée”, raconte Anita, encore choquée, avant de préciser : “Si tu n’as pas atteint 18% de ventes pour chaque produit, tu ne touches pas de prime”. Pression supplémentaire pour les salariés : les primes versées aux supérieurs dépendent de l’atteinte des objectifs de vente des conseillers qu’ils managent.

Mes collègues téléconseillers d’Armatis étaient largement toutes et tous issu(e)s de la classe laborieuse. Titulaires ou non du BAC, certains y étaient depuis 30 ans et parfois avec des problèmes de santé, à rester assises et assis toute une journée sans pouvoir bouger d’une chaise inconfortable. Des étudiants, comme moi, y venaient pour une poignée de mois initialement, mais restaient plus longtemps que prévu : ils avaient, eux aussi, vite besoin d’un revenu “stable”, à la sortie du lycée. Toutes et tous terminent en moyenne la fin du mois avec seulement un petit SMIC. “Il y en a beaucoup, lorsqu’ils apprennent qu’ils n’auront pas de prime, qui se mettent à chialer”, complète Anita. Certains salariés en sont réduits à effectuer des ventes forcées basées sur le “qui ne dit mot consent”, “ce qui a tendance à augmenter les taux”, s’agace t-elle. “Les malhonnêtes sont récompensés : ils seront mieux vus par les employés et les superviseurs qui, du coup, touchent leurs primes”. Engie n’est pas au courant de ces ventes forcées : Armatis leur ment sciemment. “Les objectifs sont souvent inatteignables mais Armatis a peur de perdre son contrat avec Engie. Ils disent oui à tout. On est primé sur la satisfaction client également, on suit les procédures d’Engie et si le client n’est pas satisfait, on aura une mauvaise note”, s’indigne Véronique.

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Un reportage signé Selim Derkaoui

Illustration d’Aurélie Garnier