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Baptiste était professeur d’histoire-géographie en collège à Saint-Denis (93). Posé, calme, c’est le genre de personne qu’on voit très bien faire ce boulot-là. Engagé politiquement, il a le sens du service public et une vraie considération pour ses élèves, sans sous-estimer les difficultés quand on en discute avec lui. Pourtant, à peine trentenaire, il est forcé de tourner la page : agressé violemment devant son établissement en février dernier – frappé au visage et le pouce cassé -, il avait repris le chemin de l’éducation nationale, mais ça n’a pas fonctionné : ”Je ne peux plus enseigner dans un climat aussi difficile. Je savais pourtant qu’être prof ne serait pas simple. Mais cette agression a été un accélérateur. J’ai travaillé dans des conditions anormales”, expliquait-il au Parisien. Hier, il a réagi à une nouvelle agression d’un prof en Seine-Saint-Denis. Baptiste aurait pu être le genre de mec qui, dégoûté par la violence subie et les difficultés sociales de son lieu de travail, serait devenu aigri, fataliste et, disons-le, fasciste. Ce n’est pas le cas, loin de là. Parce que son texte, lucide et révolté, rappelle qui sont les vrais responsables de ce que des milliers d’agents du service public vivent. Nous le publions ici, avec son accord.

Nouvelle agression d’un collègue à Saint-Denis.

Je pense bien sûr à lui. Avant même cette agression, il devait déjà certainement être sur les rotules, lessivé par une de ces années scolaires qui usent tant dans nos établissements populaires. Sans doute voyait-il arriver avec bonheur et soulagement ces graaaaandes vacances, salutaires et nécessaires pour recharger l’énergie, croquer dans un peu de beau, faire le plein de douceur avant de replonger en septembre dans la nouvelle année scolaire. Et BAM, il se fait agresser. Verbalement cette fois, mais ça n’enlève rien à la violence de l’agression en groupe.

Je pense à lui, mais aussi à sa collègue du même établissement sur qui on a tiré au pistolet à billes il y a à peine deux mois. Et je pense à tou.te.s ces collègues qui sont en souffrance en raison de leur travail, à force d’être confrontés à une violence quotidienne, qui bien souvent n’est d’ailleurs pas dirigée contre nous mais n’en est pas moins éprouvante. L’autre soir, je buvais un verre avec des collègues, et l’une d’elles me dit que, lorsqu’elle regarde des photos d’elle d’il y a trois ans, elle a l’impression d’en avoir pris dix… Et elle a raison : notre métier ne compte pas parmi les plus précaires et difficiles mais chaque jour, en plus du travail pédagogique et social, on sollicite le corps entier, pour faire bonne figure, pour apaiser les tensions, pour éviter de se faire “bordeliser” (oui oui, on a même créé un mot pour dire ce qui se passe dans les classes), et ce devant un public de 25 à 35 personnes, pas forcément désireux d’être là. Et c’est usant, physiquement et moralement. Et parfois ce n’est plus tenable, surtout quand on sait que ça n’ira pas mieux demain, ni à la rentrée prochaine, puisque le ministre au crâne d’oeuf a décidé que les classes seraient plus chargées, que les élèves de lycée pro auront moins d’heures de cours généraux, et que les pauvres auront un bac estampillé “pauvres”.

En cette fin d’année, et alors que je m’apprête à bifurquer et à quitter – momentanément ? – le service public, je pense aussi aux soignant.e.s des hôpitaux publics (dont certains sont en grève mais dont les médias se foutent), aux travailleurs/ses sociaux, en première ligne et vaillant.e.s malgré les coupes budgétaires pour recueillir toute la détresse sociale. Et vous savez quoi, je pense même aux flics de ces quartiers populaires délaissés. Parmi eux, il y a de gros cons irrécupérables, mais pour en avoir côtoyé quelques-un.e.s suite à mon agression ou pour accompagner des élèves (c’est aussi ça le boulot de prof, accompagner des élèves au commissariat), il y a aussi des gardien.ne.s de la paix qui, dans des conditions de travail indignes, font en sorte que justice soit rendue quand des gens se font agresser, quand des gamines se font harceler ou violer.

Je pense enfin aux habitant.e.s de ces quartiers populaires et en premier lieu à nos élèves, dont je sais que beaucoup resteront assignés à résidence à cause des politiques anti-sociales, qui cassent l’école, qui cassent l’hôpital, et renforcent les inégalités. Et que soit maudit le premier connard libéral qui me sort que c’est à cause de nos discours de prof gauchistes sociologico-déterministes que ces jeunes se vautreraient dans une “culture de l’excuse” et ne se battraient pas pour “réussir”. Je suis prof, et l’une de mes missions au quotidien est de faire passer l’idée qu’aucun apprentissage n’est possible sans investissement. Je n’ai aucune leçon à recevoir de gros crânes assis confortablement dans leur fauteuil d’éditocrates ou de politiques.

Mais comment s’investir et mieux, comment s’investir avec plaisir (dans le plaisir se trouve la source principale de l’apprentissage, j’en suis persuadé, n’en déplaise aux rabougris partisans du “il faut souffrir pour réussir”, gardez vos trips SM pour vous !) quand on n’a pas les bases ? Quand, chaque jour, ce qui se passe en classe nous est quasi étranger, parce que l’année d’avant le/a prof d’histoire a été absent.e six mois sans être remplacé.e (le poste que j’ai pris au mois de février n’était pas pourvu depuis septembre). Ou parce que la consigne même de l’exercice que le/la prof nous donne est difficilement compréhensible parce que la compétence de la lecture n’est pas acquise depuis l’école primaire et que rien n’a sérieusement été fait pour y remédier.

Comment s’investir dans les apprentissages et venir à l’école avec plaisir quand le quotidien est fait de coups de marteau et de coups de batte ? Heureusement, ceux et celles qui vivent ces violences dans leur chair ne sont qu’une minorité de nos élèves. En revanche, tou.te.s grandissent, se construisent et sont pétris de cette violence. Il faut entendre leur fatalisme quand ils parlent des bastons entre cités : “C’est comme ça monsieur, c’est pas normal mais on peut rien y faire”. Pendant une confrontation au commissariat, un des gamins qui a participé à mon agression – sans porter de coups – a répondu à la policière qui lui demandait pourquoi il n’était pas intervenu : “Moi j’ai déjà été agressé et personne n’est intervenu, pourquoi je le ferais ?”. Cette “culture de la violence” n’a rien de culturelle, elle est sociale. Et s’il n’y a évidemment aucun lien de causalité directe entre la pauvreté et la violence, il est aussi évident que l’incapacité de l’Etat à offrir à cette jeunesse une vie digne et agréable n’est pas sans rapport avec l’explosion des violences et des rixes entre bandes rivales. Quant à cela s’ajoute le discours dominant, qui porte en triomphe les “premiers de cordée” et méprise ceux en queue de peloton, la violence viriliste apparaît alors parfois comme un des seuls moyens pour tenter – stupidement – de retourner le stigmate et d’essayer, à sa manière de compter, d’en être.

Moi j’quitte le quartier et m’en vais cuisiner des tomates. Mais un jour, fin de Louis et foi de Baptiste, ça n’ira plus. Et ceux et celles qui doivent payer paieront. Et des jours plus heureux refleuriront dans le béton.