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« Le premier défi, c’est de passer à l’échelle et d’accélérer le décollage, de ‘scale-up’ comme on dit en bon français : le cœur du sujet, c’est d’avoir l’écosystème qui permet d’avoir cette croissance… Il faut pour ça qu’on simplifie certaines règles. On a commencé à le faire et ceux qui pensent qu’on va s’arrêter se trompent » . Vous reconnaissez la prose so Start Up Nation de notre président ? Il s’agit de ses déclarations lors de l’inauguration de la Station F, « le plus grand incubateur de start up du monde » selon la presse spécialisée. Souvenez-vous, c’est à ce moment là qu’il avait parlé de « ceux qui ne sont rien » à l’opposé de « ceux qui créent ». A savoir le parterre d’entrepreneurs de start up conquis, qui buvaient ses paroles. Macron c’est LE président des start up, celui qui parle fluently le bullshit english, qui fait des leçons sur la création, l’innovation et la prise de risque, et surtout celui qui leur déroule le tapis rouge : moins d’impôt, moins de taxation du capital, et une main-d’œuvre moins chère. Et parfois même quelques marchés publics alléchants : début mai, pour répondre au désarroi populaire face à la disparition des services publics, Edouard Philippe annonçait la création de 500 “Maisons France”. Est-ce des mairies, des postes, des caisses de sécu ? Tout ça à la fois ! « Chaque maison nouvelle ou existante doit proposer à partir de janvier 2020 un panier uniforme pour pallier l’absence de certains opérateurs ou services de l’État (CAF, pôle emploi, CNAM, CNAV, MSA, Poste…) » raconte complaisamment Ouest France. Un « panier uniforme », vous le sentez le bullshit ? C’est comme quand on commande plusieurs choses à la fois sur Amazon, mais là ce sont des droits civiques et sociaux. Et comme on ne va pas confier une telle mission à des bons vieux fonctionnaires territoriaux, « On ne se prive pas non plus la possibilité d’avoir des opérateurs privés au sein de France service », précise le gouvernement. Parce qu’Edouard Philippe pense que quelques start up rusées et disruptives vont pouvoir faire le travail.

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Tant de gens au chômage alors qu’il suffirait d’avoir la “fibre d’entreprendre”

Avant il y avait les patrons, maintenant il y a les entrepreneurs

Avant il y avait les entreprises, maintenant il y a les start up. Quelles différences concrètement ? Aucune. On peut traduire start up par « jeune entreprise qui démarre ». Juridiquement, il n’y a aucune différence. Pas plus qu’entre « entrepreneur » et « patron ». C’est un site spécialisé en esprit start up qui nous renseigne le mieux :« La différence fondamentale est qu’une entreprise est organisée pour exécuter et optimiser un Business Model qui fonctionne, alors qu’une startup est organisée pour en trouver un » . Autrement dit, si le gouvernement faisait appel, pour pallier au manque de service public dans les petites villes et les villages, à … des services publics par exemple, eh bien ça serait « pour exécuter et optimiser un Business Model qui fonctionne » (l’égalité des droits par exemple, so boooring). Alors qu’en faisant appel à des start up, il s’ouvre à l’expérimentation de choses nouvelles (comme… la privatisation des services publics, so cooool).

Depuis le début des années 2000, le monde des start up est devenu le nouveau rêve capitaliste. Rêve américain de la Côte Ouest, symbolisé par des icônes célébrées dans le monde entier (Steve Jobs, Bill Gates, Jeff Bezos pour les Etats-Unis, Xavier Niel pour la France), c’est l’idéal d’accomplissement de l’individu par l’innovation. Dans le fond, rien de nouveau par rapport au capitalisme originel : il s’agit d’ouvrir un nouveau marché, par un produit ou un service nouveau, ou une façon de le commercialiser qui génère d’importants et rapides profits. Depuis le XVIIIe siècle des gens font ça, toujours des gens riches à la base, qui ont les moyens de leur idée -qu’elle soit d’eux, de leurs subordonnés ou d’ailleurs. C’est pour ça qu’on appelle ça capitalisme hein : c’est la possession de capital qui détermine votre capacité à peser dans l’univers ou un secteur donné.

Les start up, ce n’est que le renouvellement sur la forme des mythes originels du capitalisme. Ça redonne un petit supplément d’âme à la machine, en donnant l’illusion qu’avec deux trois bons potes, un macbook air et des fauteuils poires nonchalamment disposés dans un bureau – de préférence situé dans un vieil entrepôt réhabilité, sorte de pied de nez au capitalisme à papa – on peut devenir très très riche très vite tout en ayant l’air très très cool. Pour permettre cet idéal, des espaces sont créés, nommés « incubateur » ou « pépinière », sauf qu’au lieu d’y faire pousser des plantes on y fait pousser des patrons. Enfin pardon, des entrepreneurs. Là où « patron », « employeur » définit un statut par le lien de subordination qu’il entretient vis à vis d’autrui, « entrepreneur » n’évoque que l’acte volontaire et créatif : entrepreneur définit quelqu’un par un caractère – entreprendre plutôt que se contenter d’être un salarié ou pire : Un fonctionnaire ! – patron par sa position sociale. Et ça, ça ne va pas du tout aux partisans du capitalisme dont l’objectif est de montrer au monde entier que les positions de dominations ne sont jamais acquises, que n’importe qui peut devenir le boss, car tout est ouvert. Ce n’est évidemment pas le cas : Pour le magazine en ligne « l’Usine Digitale », le profil type du start upper est « un next door boy qui veut changer le monde ». Sauf que son étude montre que c’est plutôt quelqu’un d’une next door des beaux quartiers de Paris :  « Côté diplôme, le mythe de l’autodidacte qui bidouille dans son garage ou de la nouvelle économie faisant émerger de nouveaux profils en prend un coup : 45 % sont issus d’une grande école, les écoles de commerce et d’ingénieurs étant également représentées. » Comme n’importe quel patron finalement. On apprend selon l’étude citée par l’Usine Digitale que 81% d’entre eux sont des hommes. Bref, la start up Nation, c’est le capitalisme quoi.

L’avant-garde éclairée de la bourgeoisie :

Avec un petit atout, qui favorise pleinement les intérêts de la bourgeoisie qui finance ces entreprises nouvelles et cool : par leur forme peu définie, leur capacité à tromper leur monde en se faisant passer pour autre chose qu’une entreprise et quelqu’un d’autre qu’un patron et leur capacité à créer un storytelling justifiant toutes leurs actions, les start up permettent d’expérimenter de nouveaux modes de gestion du travail et des relations économiques… cruels et immoraux. Le processus désormais bien documenté d’ubérisation provient de ces structures cool et faussement sympathiques : ces entreprises nouvelles ont réussi à développer un usage de la main d’oeuvre totalement scandaleux, en utilisant les failles du droit actuel. Faire passer ses travailleurs corvéables à merci pour des entrepreneurs, il fallait le faire ! Bravo pour l’innovation, bande de connards. Certaines réussissent parfaitement leurs expérimentations grâce à une évolution du droit qui leur est favorable : sans création du statut bidon d’auto-entrepreneur par Sarkozy en 2008, Deliveroo, Uber Eats et toutes ces boîtes disruptives n’auraient pu exister en France. D’autres sont heureusement confrontés à la justice : en mars 2017, un procès s’ouvrait pour juger les dirigeants de la start up Heetch, qui avaient eu le « génie » d’utiliser le statut de co-voitureur pour proposer un service de type Uber à moindre coût. Concrètement, les passagers payaient une sorte de pourboire au chauffeur, qui n’était pas dans les faits un travailleur. Les deux startuppers, Teddy Pellerin et Mathieu Jacob, avaient donc inventé… l’esclavage et la soumission, sans sécu ni chômage. Quelle innovation ! Les juges ont estimé qu’il était “manifeste que les deux prévenus connaissaient le caractère hors cadre de leur entreprise” et leur a reproché de s’être “délibérément affranchis des principes légaux au nom de la création d’une nouvelle économie”. A la barre, les deux trentenaires barbus et à lunettes ont défendu leur entreprise, se racontant comme des véritables défenseurs de la jeunesse et de ses sorties nocturnes, leur avocat se réclamant de la défense de la « liberté d’entreprendre » et de la nécessaire défense d’une « petite » de la nouvelle économie. Parce que c’est bien ça que revendique les start uppers et pour ça que les politiques libéraux les défendent : ils sont les défricheurs des vieilles normes et des vieilles règles, l’avant garde éclairée du capitalisme, venant démolir les droits des travailleurs et des citoyens mais tout en coolitude, et avec des récits séduisants. Les conséquences sociales ? Le mal nécessaire à “l’innovation.”

Vous vous évertuez à faire pousser des tomates cerise et de la ciboulette sur votre balcon, Laurent lui fait pousser des jeunes entrepreneurs dans sa pépinière. Qui apporte le plus à la société d’après vous ? Attention il y a un piège.

“Innover”… pour ramener le droit du travail un siècle en arrière.

C’est ainsi que chaque nuit dans les grandes villes de France, une jeunesse ultra précarisée loue des camions et court dans la ville pour récupérer les trottinettes électriques qu’une clientèle urbaine et aisée, touristes ou cadres pressés, sème aux 4 coins de la ville et aux grès de leurs envies. Ces travailleurs de la nuit, nommé « Juicers » par les start upper du secteur de la trottinette électrique, ramènent ensuite les véhicules chez eux et les branchent sur leur électricité (ou des groupes électrogènes à l’extérieur parfois) en échange d’une petite aumône que les entreprises leur versent en dédommagement. Des clopinettes comparées au profit qu’engrangent ces entreprises « innovantes ». Mais on est sensé saluer leur génie d’avoir pu penser que des gens sont à ce point dans la merde dans nos métropoles pour courir toute la nuit à la recherche de trottinettes à recharger, se battant entre eux parfois, tout ça pour que d’autres puissent, la journée, ne plus avoir le souci – terrifiant n’est-ce pas – d’avoir à mettre leur véhicule à recharger sur une borne dédiée. Eh bien en attendant, si ces start uppers sont des « boy next door qui veulent changer le monde », ils sont suffisamment cons pour s’en foutre totalement des conséquences écologiques, bien décrites par un des « juicers » interrogés par Libération dans son reportage : «Vous imaginez chaque soir, plus de 200 camions qui tournent entre 18 heures et 3 heures du matin, le plus souvent au diesel ? Ils ne font que des petits trajets, accélérer, freiner, couper le moteur, rallumer…»

Créer, « innover » – même si on parle simplement de réintroduire des modèles salariaux en vigueur au XIXe siècle – excuse tout. Cette avant garde du profit et des solutions scandaleuses de demain bénéficie d’une impunité hallucinante en partie parce qu’elle l’a conquise par un discours parfaitement rodé, mais aussi parce que les politiques la lui servent sur un plateau d’argent. Et enfin parce que la population leur accorde une estime liée à l’absence de clarté de ce qu’elle est vraiment : un groupe d’entreprises et de patrons comme les autres, mais en plus cruels et plus prompts à introduire de la violence dans un secteur donné et dans l’emploi.



En France, on déteste davantage les députés que les patrons. Et quand on n’arrive pas à boucler ses fins de mois, c’est auprès de l’Etat qu’on vient exiger de l’argent, pas auprès de son employeur ou de son DRH. Intouchables entreprises privées est une enquête en 4 épisodes, publiée entre le 17 et le 21 juin 2019, sur l’idéologie de l’entreprise reine et de la résignation du salarié sujet :

Episode I : Quand le contribuable paye pour le MEDEF

Episode II : Le mythe du “petit patron qui galère” ou comment le “soutien au TPE-PME” sert le grand patronat.

Episode III : Avant il y avait les patrons, maintenant il y a les entrepreneurs : le mythe des start up innovantes au secours du capitalisme

Episode IV : L’entreprise privée, un modèle dispendieux, anti-humaniste et anti-écologique à dépasser