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Il sillonne les usines du secteur pour mener une lutte implacable contre des directions de l’aéronautique qui profitent de la crise sanitaire pour délocaliser. Gaétan Garcia est tourneur-fraiseur chez un sous-traitant aéronautique et, après avoir créé une section CGT et obtenu des augmentations pour ses collègues, il est devenu l’un des visages de la contestation au travail en France. Âgé d’une trentaine d’années et l’enthousiasme chevillé au corps, il fait partie de cette génération de militants ouvriers qui se revendiquent révolutionnaires et donnent à la classe laborieuse un nouvel horizon, loin de la résignation des directions syndicales et des appels de la gauche institutionnelle à attendre la présidentielle. Dans la deuxième partie de cet entretien, il évoque avec nous les alliances de classe et de combat à faire pour gagner, des moyens politiques pour y parvenir et des peines et des joies de l’engagement anticapitaliste.  La première partie est à lire ici. Par Nicolas Framont.

C’est quoi pour toi les principales difficultés, au quotidien, quand on est un syndicaliste – qui plus est révolutionnaire ?

Il y en a beaucoup. Je pense qu’il y a un manque de tradition de lutte, dans l’aéronautique mais plus généralement dans notre classe sociale. On a subi principalement des défaites, qui sont aussi de la responsabilité selon moi des directions syndicales, qui ont eu plutôt des stratégies de collaboration ces dernières années. Les syndicats ont donc subi beaucoup de dégoût et il y a beaucoup à reconstruire. 

Mais c’est aussi une opportunité pour des militants révolutionnaires, car il n’y a plus de Parti communiste plus ou moins stalinisé qui a totalement la mainmise sur le mouvement ouvrier. Dans les 30 années dites “glorieuses” , qui ne l’étaient pas vraiment pour la classe ouvrière, il y avait beaucoup de conflits et de grèves. Mais un historien comme Stéphane Sirot explique que c’est une période de “régulation par le conflit” : il y avait beaucoup d’habitude de grèves, mais seulement pour négocier. 

La perspective, quand on est un militant révolutionnaire et que l’on pense que le problème ne s’arrête pas aux portes de l’usine, c’est de se dire que les problèmes que l’on traite localement doivent être liés au combat contre le capitalisme lui-même. Pour nous, en ce moment, il y a une opportunité : une certaine radicalité s’exprime plus durement et plus spontanément dans le monde du travail et par conséquent les révolutionnaires peuvent être entendus.

Un mouvement comme celui des gilets jaunes l’a démontré : ils n’avaient pas peur d’avoir des revendications contre le régime lui-même, contre la présidence de la République… Le référendum d’initiative citoyenne (RIC), d’une certaine manière, même si on peut en être critique sur certains aspects, questionne le régime et la démocratie parlementaire dans son essence. Ce genre de réflexion globale manque dans le syndicalisme actuel.

En quoi le syndicalisme peut être une base pour un changement plus global de société ?

En France, on a eu la chance d’avoir tout un courant de syndicalistes révolutionnaires, qui a existé dès le début du XXe siècle, en grande partie à la CGT. Les syndicalistes révolutionnaires considèrent qu’on doit se battre contre le capitalisme via les syndicats. C’est ce que l’on trouve d’ailleurs dans la charte d’Amiens, de nos jours toujours citée pour dire qu’il faut séparer les syndicats des partis. Ils revendiquent le fait que les syndicats doivent faire de la politique.

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Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme : d’une part il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste, et d’autre part, il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de réorganisation sociale.

Extrait de charte d’Amiens, adoptée en congrès par la CGT en 1906.

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Malheureusement, ce qui prime dans le milieu syndical, c’est la négociation du moindre mal, essayer de limiter la casse. On entend souvent dire qu’il n’est pas possible de lutter contre les plans de sauvegarde de l’emploi (PSE), c’est-à-dire les suppressions d’emplois. Donc le seul objectif des syndicalistes est d’essayer de lutter pour de meilleures indemnités. Le gouvernement et le patronat jouent beaucoup de cette situation : toutes les institutions qu’ils construisent (les CSE, les réunions de négociations) sont faites pour t’orienter vers cette posture défensive.

Malheureusement, ce qui prime dans le milieu syndical, c’est la négociation du moindre mal, essayer de limiter la casse.

Mais être révolutionnaire ce n’est pour autant pas dire, lors de chaque grève, “non en fait le problème ce n’est pas ton usine, c’est le capitalisme, il faut faire la révolution !”. Non, c’est de partir des revendications immédiates et concrètes et essayer de généraliser l’idée que la lutte ce n’est pas que contre ton patron et pour ta petite hausse de salaire. Car si, à la fin des fins, les patrons gardent le pouvoir, tes hausses de salaires peuvent disparaître très rapidement. Après mai 1968, les hausses de salaire ont été grignotées très rapidement par l’inflation (NDLR : la hausse des prix)

Et plus récemment ?

Lors du premier confinement, il y avait toute une colère qui s’exprimait dans les usines pour avoir le droit d’être confinés comme les autres. Les commerces « non essentiels » étaient fermés, mais toutes les usines devaient continuer de tourner, avec des personnes à risque, etc. Les collègues étaient très énervés et voulaient se protéger. C’était la première revendication. 

On s’est battu pour ça, avec des droits de retrait massifs. Mais dans le même temps, on disait : “nous on n’est pas contre travailler si c’est pour faire des choses utiles dans la crise sanitaire aujourd’hui” : par exemple, il manquait des respirateurs artificiels, pas seulement en France, au Mali également. Et c’était intéressant politiquement parce que c’était une façon de dire aux collègues de manière claire et audible que la question ce n’est pas juste notre petite défense immédiate quand le patron nous frappe, mais une situation ensemble à analyser ensemble. 

Ce qu’on apportait, c’est l’idée de ce qu’on appelle dans le jargon militant, le “contrôle ouvrier” :  si les ouvriers contrôlent ce qu’ils produisent, c’est une bonne chose pour tout le monde, notamment sur le plan sanitaire.

Dans chaque bataille partielle on essaye de dialoguer avec un état d’esprit lié au moment donné, mais en l’articulant à la perspective anticapitaliste que l’on poursuit et pas simplement crier des slogans.

C’est qui pour toi le sujet révolutionnaire actuel ? Est-ce que ça reste la classe ouvrière telle qu’elle est définie actuellement ?

La classe ouvrière, que l’on peut définir comme celles et ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre à un patron en échange d’un salaire, celles et ceux qui travaillent dans les entreprises et sont donc en capacité de bloquer les moyens de production, est effectivement pour moi le sujet central. Mais cela ne veut pas dire qu’elle est le seul et qu’elle est en capacité de faire la révolution seule. Les révolutions ou processus révolutionnaires qui sont survenus à travers l’Histoire montrent que si la classe ouvrière a eu un rôle important, elle n’est pas le seul groupe à la manœuvre. Il y a énormément de secteurs de la société qui sont opprimés pour d’autres raisons : sexistes ou racistes, par exemple. Et il y a des mouvements sociaux qui ne sont pas purement de la classe ouvrière. Pour moi, la révolution est toujours le fruit d’une alliance entre les classes. Mais pas n’importe quelle alliance.

Manifestation du mouvement des gilets jaunes à Paris, photo par Serge d’Ignazio.

Dans le mouvement des gilets jaunes, le sujet social qui s’exprimait était très “citoyen”, très “le peuple”, et non les travailleurs ou la classe. Alors même que la composition sociale était très ouvrière. Mais au début du mouvement, il y avait aussi ce que l’on appelle dans le jargon militant la petite bourgeoisie : artisans, petits patrons de société d’ambulances… qui s’exprimaient d’ailleurs beaucoup. Mais la question importante est toujours : qui hégémonise cette alliance, en termes de programmes, de revendications ? Chez les gilets jaunes, on a pu constater que les revendications n’étaient pas très anti-patronales, mais très anti-régime. Il y avait beaucoup de radicalité, c’était pour moi très intéressant sur beaucoup d’aspects. Mais la spontanéité seule ne fait pas tout et pour passer d’une révolte à une révolution, il faut se poser des questions de stratégies et de programmes. Et l’important pour moi, c’est de voir comment la classe ouvrière réussit à jouer un rôle indépendant pour devenir hégémonique dans un mouvement.

Par exemple, pendant le mouvement des gilets jaunes, il n’y a pas eu de grèves, alors même que circulait l’idée de bloquer l’économie. Et je pense que si la classe ouvrière avait joué un rôle plus central, avec des revendications plus anti-patronales, le mouvement aurait pu aller plus loin, au moins jusqu’à faire tomber Macron.

La spontanéité seule ne fait pas tout et pour passer d’une révolte à une révolution, il faut se poser des questions de stratégies et de programmes.

Ceci étant dit, précisons qu’il est faux de dire que les Gilets jaunes était un mouvement poujadiste (NDLR : mouvement d’artisans, commerçants et petits patrons plutôt corporatiste et réactionnaire qui a émergé en France dans les années 50). Car la composition ouvrière majoritaire a primé, dans le fond. Dans des AG de gilets jaunes où j’allais, il y avait des types qui faisaient des tentatives de revendications anti-immigrations par exemple, et c’était toujours bien vite balayé. Les gilets jaunes ont clairement remis la question sociale au centre de la vie politique à ce moment-là.

Un parti comme Lutte ouvrière (LO) s’est beaucoup désolidarisé du mouvement et n’a rien dit contre les bureaucraties syndicales qui l’ont critiqué. Et ce, alors même qu’il s’agissait de l’explosion de colère d’une partie de notre classe, plutôt pas syndiquée et qui travaille plutôt dans les petites entreprises. C’était nos frères et sœurs de classe, clairement. Et pourtant les directions syndicales s’en sont détournées. Il y a même eu un communiqué scandaleux contre les « violences » en décembre 2018. Nous, militants de base de la CGT, nous sommes révoltés contre ce positionnement hostile aux Gilets jaunes. 

Tout ça pour dire que ce n’est pas la classe ouvrière seule qui orchestre la conflictualité sociale. Elle a un rôle essentiel à jouer,  et c’est dramatique que les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier se soient démarquées de nombre d’autres mouvements sociaux, je pense par exemple à la révolte des banlieues de 2005 durant laquelle aucun grand syndicat n’est venu apporter son soutien… Le rôle que l’on a à jouer en tant que militant révolutionnaire, c’est donc de faire en sorte que le mouvement ouvrier traditionnel laisse de côté ses préjugés et cherche à faire des alliances concrètes.

Manifestation en hommage à George Floyd et contre les violences policières à Paris, 13 juin 2020, photo par Serge d’Ignazio.

Tu as un exemple ?

Prenons l’alliance avec le mouvement antiraciste. Ce n’est pas un mouvement uniquement de la classe ouvrière (même si beaucoup des racisé.e.s qui s’expriment sont des ouvrières et ouvriers). On a de la chance que le comité Adama ait pris une place aussi importante, parce qu’il a toujours eu une logique d’alliance avec le mouvement ouvrier traditionnel, ce qui est sacrément courageux et tenace et alors même que la gauche traditionnelle les laissait un peu tout seul.

Et nous, petite organisation révolutionnaire via Révolution Permanente, on a participé à un rassemblement à la gare Saint Lazare à Paris, le jour des manifestations de gilets jaunes, avec des syndicalistes, des cheminots en grève et aussi le comité Adama, pour les rejoindre. Ça envoyait un certain message. C’est fort, quand beaucoup disaient que les Gilets jaunes n’étaient pas très fréquentables, un peu fascistes… 

Il y a l’action de soutien que tu mènes envers les femmes licenciées par Latécoère, en Tunisie. Tu peux nous raconter ?

Il y a 356 femmes qui ont été licenciées par Latelec, qui est la filière câblage aéronautique de Latécoère. La direction exagérait beaucoup la gravité de la situation économique. Et en plus, elles ont été trahies par leurs propres syndicats et d’une façon qu’on observe quand même peu ici : les mecs ont été carrément achetés par la boîte ! Depuis, elles se battent toutes ensemble. Elles ont même envahi le local de ce syndicat. Elles sont vraiment courageuses et très seules, abandonnées. Ce sont des mères de famille qui du jour au lendemain n’ont plus de boulot. Elles m’ont contacté parce qu’elles ont  vu sur les réseaux sociaux qu’on était des militants combatifs dans l’aéronautique et qu’on était anti-bureaucratique. 

Du coup, on a essayé de faire une campagne, au moins de soutien, qui a plusieurs aspects intéressants : aspect anti bureaucratique, mais aussi aspect anti-impérialiste, car les boîtes françaises vont là-bas car il y a des zones franches (NDLR : zones défiscalisées pour les entreprises). Il faut noter l’importante dimension féministe et anti-patriarcale de ce conflit : Les boîtes françaises qui s’installent en Tunisie, au Maroc ou encore en Algérie embauchent plus de femmes, selon le préjugé suivant lequel le Maghreb étant davantage patriarcal, on peut développer plus facilement un management brutal. Malheureusement, c’est dur de faire plus que de manifester son soutien sur les réseaux sociaux, c’est-à-dire donner symboliquement de la force.

Tu parles de la gauche. Est-ce que c’est un terme que tu trouves encore parlant ?

Oui, je pense que pour se définir politiquement, gauche et droite, ça fonctionne. Et malgré toutes les trahisons de la gauche réformiste, nous on se repère en faisant la différence entre réformiste et révolutionnaire. Je n’ai aucun problème à me définir de gauche et d’extrême-gauche, mais je comprends que les gens, en voyant toutes les trahisons qui ont été faites jusqu’à aujourd’hui, considèrent que tout ça puisse être jeté à la poubelle, comme les partis politiques en général.

Je comprends la déception de la génération qui a connu l’espoir envers François Mitterrand en 1981, puis le tournant de la rigueur en 83… Ou de ceux qui ont placé leurs espoirs dans Syriza en Grèce, ou Podemos en Espagne.

Je n’ai aucun problème à me définir de gauche et d’extrême-gauche, mais je comprends que les gens, en voyant toutes les trahisons qui ont été faites jusqu’à aujourd’hui, considèrent que tout ça puisse être jeté à la poubelle.

Je pense qu’on peut être en mesure de faire un parti qui rassemble les révolutionnaires. Je milite dans le courant “Révolution Permanente” du NPA où il y a Anasse Kazib, qui est cheminot et révolutionnaire, et Adrien Cornet, qui mène une lutte exemplaire à la raffinerie de Grandpuits contre Total (pas seulement contre le plan de licenciement, mais aussi contre le “greenwashing” de Total, et avec cette idée que c’est le contrôle ouvrier qui pourra assurer une véritable transition écologique). Ce que l’on pense, c’est qu’il y a beaucoup d’ouvriers qui ne voient pas d’avenir dans les négociations ou dans les partis électoralistes qui nous disent qu’il faut attendre 2022 pour que ça aille mieux.

Ce que je défends avec mes camarades, c’est la création d’un parti d’avant-garde avec influence de masse, c’est-à-dire composé des militants ouvriers les plus organisés mais qui cherchent à avoir l’influence la plus large possible dans leur classe sociale.

C’est dans ce cadre que s’inscrit ton site et magazine “Révolution Permanente” ?

Notre analyse de départ, avant de l’avoir lancé, c’est que l’on pensait que nos idées pouvaient avoir beaucoup d’échos. Mais on cherche à ce que ça ne soit pas qu’un média d’information et de dénonciation de la condition des travailleurs et de toutes les oppressions : on en fait aussi un média militant qui propose un horizon.

Tu dis, au sujet de l’engagement syndical et révolutionnaire, qu’il s’agit d’un investissement. J’imagine que ça contraint à beaucoup de sacrifices, pour ta vie matérielle, personnelle, familiale...

Oui. Mais… Et encore : les sacrifices ne sont pas ceux des chiliens qui ont relevé la tête en 1973 (NLDR : après le coup d’Etat de Pinochet contre le gouvernement socialiste d’Allende : des milliers de militants syndicaux, communistes ou socialistes, sont massacrés par la dictature). Mais oui, c’est un investissement. Ce que je tiens à dire c’est que pour moi, c’est un projet dans une vie qui vaut la peine d’être vécu. Je ne regarde pas ma vie en termes de sacrifices, je sens que je donne mon énergie pour quelque chose qui fait avancer les choses et c’est difficilement quantifiable. Je ne sais pas ce qu’est le bonheur, mais construire un projet révolutionnaire est pour moi ce qui s’en rapproche le plus.

Je ne sais pas si ce sont de très hautes prétentions, je ne pense pas. Mais porter un projet comme ça, c’est quelque chose de moins immédiat… Moi par exemple j’ai fait de l’humanitaire avant, mais j’avais l’impression de mettre un pansement sur une hémorragie. Être militant révolutionnaire, c’est passionnant. Tu étudies beaucoup, tu réfléchis et tu peux sentir l’influence que tu as sur le monde. Si tu le comprends, les sacrifices ensuite se font par conviction. Nous ne sommes pas des staliniens avec un chef qui te dit quoi faire. Les sacrifices se font en fonction des convictions de chacun. Mes formulations ne font pas trop sectes dites comme ça ? (rires) Mais c’est ainsi que je le ressens.

Pour moi, les sacrifices, ce serait quoi ? Si je me fais virer, je suis grillé dans l’aéronautique. Mais j’ai des camarades. Le lien de camaraderie, c’est fort, ce ne sont pas simplement des collègues. Ce sont des gens qui seront toujours là pour moi, comme je serai là pour eux.