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Septembre 2023, 12h56. Mon téléphone vibre. Le stress monte, je sais que c’est la programmatrice de BFM TV pour l’émission « le 20h de Ruquier ». Elle m’envoie les thèmes du débat du jour. « LFI attise-t-elle le feu sur les violences policières ? ». Ce ne sont pas les violences policières qui allument le feu, le problème ? Leur rédaction n’était pas censée ne plus employer l’expression « violences policières » ? Ça commence bien. Deuxième thème: un plan d’essence par an pour les plus modestes, est-ce suffisant ? Macron affirme « adorer la bagnole ». La seule bagnole qu’il apprécie est celle de son chauffeur privé, je note cette boutade dans un coin. La programmatrice m’explique le « trombinoscope »: il faut commenter une série de photos qui défilent pendant quelques minutes. Karim Benzema dans le viseur de Jordan Bardella accusé d’être « un compagnon de l’islamisme », un sénateur de droite – je ne sais même pas qui c’est -, un joueur de rugby – idem -, Justin Trudeau, encore une ou deux photos.

Deux débats et six photos en une heure, ça promet.

Comment je suis devenu chroniqueur sur BFM TV

Comme le résume le site de critique des médias Acrimed, l’émission se révèle être un cirque cacophonique abrutissant: il y a trop d’invités de droite, trop de thèmes de droite, trop de chroniqueurs de droite; un ancien de CNews, un « Vallsiste » au premier degré et fier de l’être, une dessinatrice proche « des idées d’Anne Hidalgo », une membre du très libéral Institut Montaigne dont le rapport au réel se limite aux sondages Ifop. Une belle team de chroniqueurs « déjà dans le taxi » au moindre texto de la programmatrice. 

L’objectif de l’émission: balancer sa punchline en quelques secondes, couper la parole, parler plus fort que son voisin. BFM court après l’émission de Pascal Praud sur CNews diffusée à la même heure, en vain: à force d’imiter son concurrent, on finit toujours par préférer l’original à la copie. Je pensais même que Bolloré avait comme projet de racheter BFM, mais c’est finalement un autre bourgeois plus discret mais tout aussi nauséabond, Rodolphe Saadé, qui reprend le navire libéral en perdition. Bref, tout a déjà été dit sur ce type d’émission. Mais en off, que se passe t-il chez BFM TV quand on est un jeune chroniqueur maghrébin (détail important, j’y reviendrai plus tard) étiqueté « à gauche » et infiltré chez l’ennemi ?  

Regardez c’est Olivier Babeau, le gus qui est tous les soirs sur “C ce soir”. Mais comment fait-il donc pour jongler d’une émission à l’autre ?! C’est très simple, les deux plateaux sont situés à quelques encablures, dans le même arrondissement. Babeau, à la tête d’une fondation bidon, est littéralement payé par ses mécènes pour amener la parole de la bourgeoisie à la télévision

Laurent Ruquier, c’est l’ex présentateur star d’« On n’est pas couché », talk show diffusé sur France 2 le samedi soir pendant plus d’une dizaine d’années. L’émission à succès a fait connaître au grand public Aymeric Caron et Natacha Polony, mais surtout Eric Zemmour. Ruquier « regrette », mais le mal est fait: il y a une différence entre inviter quelqu’un en débat contradictoire et équilibré, à l’image de la regrettée « Ce soir (où jamais !) », animée par Frédéric Taddeï à la même période, et de le légitimer comme chroniqueur régulier rémunéré par le service public, c’est-à-dire nous. Nous avons donc indirectement financé un nouveau fasciste dont le parti politique est présent à chaque élection.

Première déconvenue: Marc-Olivier Fogiel, mécontent des articles sur sa chaîne dans Frustration, souhaite avant même le démarrage de l’émission m’éjecter de cette orgie télévisée.

Quand Ruquier m’écrit sur Twitter fin août afin de me proposer d’être l’un des chroniqueurs de sa future émission de débat, je me dis que c’est une belle occasion de découvrir le fonctionnement interne d’une grande chaîne. Un média que nous avons souvent critiqué pour son traitement médiatique antisocial et favorable à la macronie, à l’image de l’ensemble de la télévision française – à de très rares exceptions près. Il faut dire que nous ne sommes pas souvent conviés à la fête. Alors, autant en profiter pour piquer quelques amuses-gueules et gratter quelques notes en cachette. Première déconvenue: le patron blazer col roulé et baskets blanches de BFM, Marc-Olivier Fogiel, mécontent des articles sur sa chaîne dans Frustration, souhaite avant même le démarrage de l’émission m’éjecter de cette orgie télévisée. Mais Ruquier insiste pour me garder. Fogiel devait sans doute être inquiet à la lecture de l’éditorial « Tout le monde déteste BFM TV », découvert par ses « collaborateurs » zélés après plusieurs heures d’enquête et d’intenses recherches Google. 

Payé au tarif arabogaucho de service

Les vitrages omniprésents du bâtiment de la chaîne, situé dans le 15e arrondissement parisien, sont à l’image du traitement médiatique de BFM: austère, glauque, sans âme. Lorsque l’on sort de la station de métro Balard, on passe devant le ministère de la Défense – les éditorialistes et journalistes stars se déplaçant essentiellement en taxi l’ignorent peut-être encore. D’autres médias et grandes entreprises se trouvent dans ce périmètre et dans des arrondissements proches: France télévisions, le groupe Safran, l’hebdomadaire Le Point, Accor Hotels. Des lieux de pouvoir cartographiés par le mensuel Le Monde diplomatique, où se rendaient les Gilets jaunes pour protester contre ces médias de maintient de l’ordre social bourgeois et policier. Dans le hall d’entrée de BFM TV, des écrans plats géants diffusent en boucle les émissions du jour, et des bandeaux composés des phrases « chocs » des invités et des chroniqueurs défilent toutes les secondes: dystopie. Les maghrébins et les noirs sont vigiles, les cerbères des grands médias, ou font le ménage – comme à France télévisions et à Radio France: réalité. Les maquilleuses, pressées par le temps d’antenne et pas très bien rémunérées, se plaignent de certains invités ou éditocrates, « impolis » et « pédants », même s’il y a aussi des gens « sympas » et « respectueux ». 

Extrait de la carte des lieux de pouvoir réalisée par le Monde Diplomatique. Comme vous le voyez, Charles Consigny et Olivier Babeau n’ont pas beaucoup de kilomètres à faire entre BFM TV et France Télévision. Mais rassurez-vous : ils prennent quand même un taxi.

Dans le hall d’entrée de BFM TV, des écrans plats géants diffusent en boucle les émissions du jour, et des bandeaux composés des phrases « chocs » des invités et des chroniqueurs défilent toutes les secondes: dystopie.

Je suis payé 200 euros brut l’émission, soit environ 150 euros net. À priori, la rémunération est sans aucun doute calculée en fonction de sa notoriété télévisuelle. 150 euros une émission que l’on doit préparer plusieurs heures avant; avec un positionnement politique contestataire minoritaire en plateau, ça bouffe toute la journée. Sans compter les heures supp’ à scroller sur les réseaux sociaux les éventuelles insultes racistes ou remarques classistes. En somme, le tarif arabogaucho de service. J’enfile ma casquette syndicale et demande à ce que l’on soit augmenté: wallou. Je le raconte à l’une des chroniqueuses, une ancienne journaliste de Radio J: « Ah, super, tu seras notre syndicaliste ! ». Non, je ne crois pas. 

Un “débat” sur les attaques du 7 octobre 2023

Samedi 7 octobre 2023, attaque du Hamas: 1200 morts  israéliens. Le lundi, je suis invité au débat. Risqué ? Comme maghrébin, qui plus est issu d’un milieu populaire, je vais forcément passer un sale quart d’heure. J’y vais au moins pour ma grand-mère qui, contente de m’apercevoir à la télévision, s’est toujours indignée du sort des Palestiniens. Le jour même, vers 12h, on m’annonce qu’il y aura un autre chroniqueur, Charles Consigny, ainsi que deux autres invités. Résultat: on me ment sur le nombre de personnes présentes en plateau, bien davantage que prévu. Le casting surprise: l’éditorialiste Anna Cabana de la chaîne d’extrême droite israélienne I24 news du même groupe que BFM – Altice media -; l’avocat Arno Klarsfeld, ancien sarkozyste grand amateur de rollers, deux éditorialistes interchangeables, deux invités également interchangeables. Le plateau est encore plus militarisé que d’habitude: tout va bien. 

À l’entrée du siège de BFM, on me fouille de bas en haut comme si j’allais prendre l’avion, ce qui n’est pas le cas de mes collègues. Un contrôle au faciès effectué par deux personnes issues de l’immigration post-coloniale: on se surveille les uns les autres au service des classes dominantes. Malgré ma barbe parfaitement taillée pour la TV et mon combo chemise jean de CSP+ bienintégré, rien n’y fait: l’arabe que l’on est est toujours suspect. Qui sait, je suis peut-être un membre infiltré du Hamas déguisé en beurgeois pour l’occasion.

Charles Consigny fait partie de ces bourgeois pour qui “l’actu” et la politique constituent un jeu divertissant, qui permettent de sortir quelques punchlines et d’avoir des bouteilles d’Evian gratos.

En plateau, on me coupe régulièrement la parole et je peine à argumenter: les centaines de morts palestiniens tués par l’armée israélienne rien qu’en 2023 et les dizaines de milliers les années précédentes, 2400 décès rien qu’en 2014 et la tour Eiffel qui ne s’est pas illuminée aux couleurs de la Palestine, les expropriations de terres et les vies volées, nos gouvernants complices de crimes de guerre. Je déplore les pertes civiles israéliennes et je « condamne les attaques du Hamas » afin de pouvoir contextualiser et leur faire condamner la violence coloniale israélienne initiale. C’est toujours aux dominés de « condamner » et de s’indigner d’actes perpétrés en réaction à des violences quotidiennes de longues dates produites par les dominants, jamais le contraire.

Arno Klarsfeld rétorque: « Vous pouvez aussi rejoindre le Hamas si vous voulez ». Première insulte raciste, aucune objection en plateau.

Je tente une démonstration ambitieuse: en quoi c’est le colonisateur qui fixe le degré de violence d’un conflit colonial, comme la France avec le Front de libération national (FLN) pendant la guerre d’indépendance algérienne; l’apartheid en Israël et les nombreuses condamnations internationales. Arno Klarsfeld rétorque: « Vous pouvez aussi rejoindre le Hamas si vous voulez ». Première insulte raciste, aucune objection en plateau. Anna Cabana se lance dans une démonstration de la preuve par la France insoumise et la Palestine de la véracité du concept pété d’islamogauchisme, inauguré par son compagnon Jean-Michel Blanquer: LFI veut séduire « les musulmans » avec un discours « pro-palestinien », le CNRS dit n’importe quoi. J’affirme que les gens ont plus confiance dans le CNRS – ma langue fourche, à deux doigts de dire CRS-SS à la place – qu’en elle, et que ses propos sont essentialisant et xénophobes. Elle s’agace. Fin de la séquence. Elle sera diffusée sur les réseaux sociaux par des militants de LFI, à défaut de mes épisodiques argumentations sur le conflit colonial.

Ouf, moment de répit: une page de publicité. L’éditorialiste Thierry Arnaud, à ma droite, en profite pour me montrer le texto qui vient de s’afficher sur son portable. Je lis vaguement Arthur Dreyfuss, le patron d’Altice media, qui déclare que je mens et qu’il n’y a pas de colonisation à Gaza. Une jolie tentative d’intimidation sur fond de pubs de barres Kinder et de couches Pampers. Moi qui pensais faire une pause, c’est raté. Or, je parlais de la Cisjordanie, et à aucun moment je n’ai évoqué le blocus de Gaza – ce que je comptais faire par la suite, mais refroidi par les images en boucle de l’effrayant Benjamin Netanyahu, je ne parle plus et fuis les regards des animateurs pour qu’ils m’oublient et ne m’interrogent plus. J’ai tellement peur que j’imagine des membres du groupuscule d’extrême-droite la Ligue de défense juive (LDJ) m’attendre à la sortie des locaux de BFM pour me casser la gueule. Mon entourage familial et amical angoisse dès que je leur annonce participer à un débat. 

Accepter leur dispositif ou partir

Le pouvoir politique et le patronat n’ont pas besoin de téléphoner aux journalistes et éditorialistes de cour afin de s’assurer de leur docilité: ils récitent de bonne foi le récital libéral et bourgeois, en bons toutou-tologues qu’ils sont. Quand vous apercevez le portable d’un éditorialiste délicatement positionné sur leur table, dites-vous que le patron ou le rédacteur en chef lui écrit peut-être, en continu.  

Dans ces émissions TV et radio, il faut être « dans l’humeur »: sympathiser en coulisses avec les intervenants et les animateurs, papoter dans les couloirs, écouter leurs anecdotes, rire à leurs blagues, approuver leurs certitudes avant même que le débat commence, ce qui instaure de fait une ambiance qui risque d’atténuer nos colères une fois sur le plateau. On ne représente finalement que nous même dans un simulacre de démocratie: une caution au service de BFM à défaut de servir ses idées. Il faut accepter leur dispositif, leur enfer éditorial. 

Dans ces émissions TV et radio, il faut être « dans l’humeur »: sympathiser en coulisses avec les intervenants et les animateurs, papoter dans les couloirs, écouter leurs anecdotes, rire à leurs blagues, approuver leurs certitudes avant même que le débat commence.

Les chaleureux messages que j’ai reçu émanent de personnes qui n’ont pas changé d’avis en écoutant mes arguments. Ils étaient plutôt « soulagés » de les entendre: « ça fait du bien de vous écouter, bravo »; « merci d’avoir défendu les Palestiniens, heureusement que vous étiez là ». On essaie de se convaincre que ça a du sens de continuer pour une ou deux émissions supplémentaires, on se sent utile à défendre la majorité silencieuse laborieuse et les minorités maghrébines et noires attaquées chaque jour par des éditocrates de cour. Mais lors de cette expérience télévisuelle, j’ai davantage reçu des messages d’injures racistes publiques sur les réseaux sociaux et dans mes messageries privées: « sale arabe »; « fais gaffe à toi à défendre les Palestiniens »; « degage chez tes moukers et tes biques », « moukers » signifiant « pute » en Algérie. Sans doute des nostalgies mal digérées du passif colonial français. « Selim Derkaoui origines » et « origines des parents » sont ainsi dans le top cinq des recherches Google. Traduisons-les: « Selim est-il Algérien, terroriste, violeur, voleur de biques et de bicyclettes ? ».

Au bout de seulement quatre émissions – Ruquier a lui-même annoncé son départ de la chaîne deux mois plus tard -, il était temps de partir et d’éteindre une bonne fois pour toute la télévision. En continu.


Selim Derkaoui


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