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vignette 5Cinq mois séparent la sortie au cinéma de deux films qui se jouent (tout ou partie) au sein d’un supermarché, côté salariés. Quand en janvier 2015 sortait Discount de Louis-Julien Petit, c’est en mai de la même année qu’apparaissait sur les écrans La Loi du marché de Stéphane Brizé. Deux films, donc, qui mettent en scène un monde que l’on voit encore trop rarement au cinéma : le travail. Alors que La Loi du marché nous présente le salarié en crise comme isolé, victime individuelle d’un monde cruel qui ne vaut pas qu’on se batte pour lui, le premier met en scène la solidarité d’un collectif qui, sans naïveté, croit qu’on peut et doit faire des choses pour les autres.

Pour lire ce qui suit, il n’est pas nécessaire d’avoir vu les films en question. Tout (on l’espère du moins !) est clarifié. Ce qui suit n’est pas non plus une critique « ciné » visant à donner ou non l’envie de se jeter sur le coffret « 3 films de Stéphane Brizé avec Vincent Lindon. » Loin de là.

Star academy

Un rapide coup d’œil aux deux affiches promotionnelles donne le ton. L’affiche de Discount présente un groupe de cinq personnes (trois hommes et deux femmes), tous souriants. Bien que l’on sente le (maladroit) photomontage – ils ont tous sûrement été pris en photographie individuellement – les personnages sont mis en scène en tant que groupe, proches physiquement. S’ils ne semblent pas se regarder (si l’on ne compte pas le personnage de gauche), ils semblent rire de la même chose. Leurs vêtements d’hiver (de seconde main ?) nous donnent un indice de leur situation sociale, loin du canon du cinéma français : la famille riche et citadine. Les 5 personnages sont au même niveau, ils sont assis sur le même muret et aucun ne semble mis en avant. L’absence de star – les comédiens sont tous professionnels mais n’ont jamais eu de « grand rôle » – ainsi que la mention « #solidaires » (qui résonne comme une référence bancale au réseau social Twitter) tagué sur le muret renforcent l’a priori : Discount sera l’histoire d’un groupe (peut-être d’amis ou d’une famille) et non d’un individu.

L’affiche de La Loi du marché, présente tout autre chose. En plan moyen (cadré jusqu’à la taille), un seul personnage se dessine. Il ne sourit pas et nous fait dos. En costume sombre, il tient dans la main un talkie-walkie, ce qui nous donne un indice sur son métier : il doit être agent de sécurité. Le second plan est très flou et nous empêche de deviner le lieu où il se trouve. On y devine deux autres personnages mais impossible de les caractériser. L’histoire se concentrera sur le personnage de l’affiche et non sur un lieu ou un groupe. Mieux, l’histoire se concentrera sur un acteur, seul mentionné sur l’affiche (au contraire de Discount où l’on peut y lire six noms d’acteurs) : Vincent Lindon. Le zoom est porté sur l’acteur principal, star du cinéma français. La mention de l’acteur est apposée au dessus du titre du film : ce sera bien Vincent Lindon « DANS » La Loi du marché. On peut alors penser que l’histoire (l’intrigue) passera après la performance de l’acteur au contraire d’un film comme Discount qui semble vouloir davantage mettre en avant une histoire (Discount « AVEC » Olivier Barthelemy, Corinne Masiero… dans le rôle de…). La lumière s’éteint, le film commence.

Le misérable

La Loi du marché s’ouvre sur un rendez-vous à Pôle emploi. Vincent Lindon, pardon « Thierry », revient d’une formation professionnelle de trois mois, qui ne semblait pas correspondre à sa spécialité. Il se plaint à son conseiller : pourquoi inviter les gens à faire une formation si à la fin aucun emploi n’est proposé ? En effet, les seuls sur la quinzaine de stagiaires qui ont suivi la formation et qui ont une chance de trouver une place en entreprise sont ceux qui ont déjà une longue expérience dans la spécialité enseignée. La réponse du conseiller est, quant à elle, très simple : il y a d’autres formations plus proche de la spécialité de Thierry, à lui de jouer. La scène est tournée en un seul plan, cadré rapproché. La caméra « à l’épaule » (elle n’est pas stable) suit la conversation comme si elle ne s’attendait pas à ce qu’il allait se passer. On semble être proche du documentaire, l’absence de musique en « off » et le manque de contextualisation (on bascule toujours tout au long du film au beau milieu d’une situation comme tombé dessus par hasard, comme une conversation qui ne nous regarde pas) renforçant le côté non-fictionnel de la scène. La Loi du marché est donc un film qui semble vouloir montrer le réel. Au risque de tomber dans un voyeurisme malsain…

Dès la première scène les traits du personnage de Thierry se dessinent. Homme d’âge mûr, chômeur, avec des cernes sous les yeux et les cheveux grisonnants il semble au bout du rouleau. Face au conseiller Pôle emploi, il s’emporte, s’énerve. Mais ce n’est pas un homme doué d’une force de caractère hors norme. Dans son emportement, il bégaie et se répète face à un conseiller placide. « On f-f-fai-fait pas n’importe quoi avec les gens. » Mais s’il semble vouloir défendre « les gens » (est-ce le film entier qui le souhaite ?), Thierry ne semble pourtant pas être aidé par ces « gens » à en croire le ton du conseiller Pôle emploi… Pire, c’est la vie en générale qui semble être contre Thierry.

La seconde séquence (toujours un seul plan et cela continuera tout au long du film – 1 séquence, 1 plan caméra à l’épaule) montre Thierry chez lui. Il est attablé avec sa femme et son fils. La table est petite, le menu simple. On voit sur la table une baguette et une bouteille de vin, preuve que nous sommes bien en présence d’une « famille populaire française ». Le fils se met à parler. Il est handicapé mental et moteur. Thierry n’a donc véritablement pas de chance dans la vie. Déjà chômeur, il doit, en plus, s’occuper d’un enfant durement handicapé. Heureusement, pour le coup, il n’est pas seul : sa femme est là pour prendre soin de la famille. Mieux, elle semble en avoir pris la responsabilité tandis que Thierry semble avoir abandonné…

La troisième séquence, qui se joue dans un café, montre Thierry avec ses anciens collègues. On apprend que leurs licenciements « économiques » sont illégaux. Un combat a été lancé par quelques syndicats (on reconnaîtra d’ailleurs, parmi le groupe, Xavier Mathieu, ancien délégué CGT de l’usine Continental AG de Clairoix) mais Thierry, toujours bégayant, décide de ne plus y participer. Alors qu’une solution collective est envisagée, le personnage principal décide de l’abandonner. Il se dit « fatigué », a l’impression de « tourner en rond » et voudrait « passer à autre chose ». Le reste du groupe est d’accord avec lui sur un point : la fatigue est partagée. Mais combattre permettrait de faire le deuil et, pourquoi pas, de faire valoir leurs droits. Alors qu’est-ce qui différencie Thierry de ses anciens collègues ? Sont-ils mieux « lotis » ? Pourquoi certains décident de se battre et d’autres non ? Impossible de le savoir puisque là ne semble pas être la question : ce que l’on veut montrer est bien la chute d’un homme solitaire et non le combat d’un collectif.

En effet, après ces quelques mots, le film voit se succéder des séquences où Thierry sombre petit à petit dans le misérable, jusqu’à trouver une place d’agent de sécurité dans un supermarché :

– Thierry à son cours de « rock » où il se fait émasculer par le professeur – en lui faisant tenir le rôle de la femme – lors d’un exercice.

– Thierry à son entretien d’embauche « via Skype » où il reçoit une leçon d’un chef d’entreprise (« Votre CV est mal écrit ») plus qu’une proposition d’emploi.

– Thierry à son rendez-vous à la banque dans lequel il fait face à une conseillère un peu trop maternelle.

– Thierry à la vente de son mobile home qui se finit par un bras de fer entre lui et l’acheteur potentiel (sorte de mâle alpha qui « connait les prix du marché ») conclu par ce « Moi je fais pas la manche » de Thierry et, bien sûr, une vente qui ne se fait pas.

– Thierry dans sa voiture qui tombe en panne ce qui l’oblige à prendre les transports en commun.

– Thierry face au directeur du lycée qui annonce que le rêve de son fils handicapé ne se réalisera peut-être jamais s’il continue à avoir de mauvaises notes.

– Thierry à sa formation de « recherche d’emploi » où il se fait durement juger par les autres stagiaires sur sa prestation d’entretien simulé. « Est-ce que vous avez envie de discuter avec le Thierry que l’on voit là ? » demande le professeur. « Moi, non !! », répond une stagiaire sur les rires fournis des autres élèves.

– Thierry au supermarché où, en tant qu’agent de sécurité, il apprend à suspecter tout le monde et, enfin, à faire virer une caissière qui se suicidera (note : on ne verra pas l’entretien d’embauche qui lui aura valu cet emploi… une scène trop positive peut-être ?).

– etc.

L’enfer c’est les autres

L’approche documentaire nous fait voir dans La Loi du marché une vive critique de la crise du travail et, par là, du capitalisme. Le rapport entre les gens n’est plus possible, parce que chacun tente de se sauver : tous en concurrence ils se combattent. Le film serait donc du côté des « gens » et contre cette saloperie de « loi du marché ». Pourtant, c’est l’effet inverse qui se produit. Vincent Lindon est (peu ou prou) le seul acteur professionnel du film. C’est le personnage principal, allant jusqu’à apparaître dans toutes les séquences. On le suit chez lui, dans ses divers rendez-vous et sur son (futur) lieu de travail. Les autres personnages sont joués par des acteurs amateurs, on le devine presque, dans leurs « propres rôles ». Eux, n’appartiennent qu’au décor : on ne les suit nulle part et ils n’apparaissent qu’en relation avec Vincent Lindon. Ce sont le plus souvent des adversaires ou des corps sans âme qui font vivre le personnage principal (la femme de Thierry, transparente, les collègues proches de Thierry cantonnés à leurs professions). C’est ainsi que les « gens ordinaires » sont dépeints comme des êtres malveillants ou faibles, toujours suspects de quelque chose. Un agent de sécurité formant Thierry à la manipulation des caméras de surveillance du supermarché zoome sur un jeune couple : « Regarde les amoureux. C’est pas parce qu’ils sont en couple qu’ils ne volent pas. ».

Vincent Lindon est le seul personnage pour qui nous pouvons avoir de l’empathie puisque c’est celui que la caméra suit. Les « gens » (avec qui on ne devrait pas faire n’importe quoi, on vous le rappelle) sont, plus que cette « loi du marché », définitivement des salauds. Le monde ordinaire (loin du monde du cinéma, représenté par Vincent Lindon) serait donc un monde sans issue parce que constitué de gens ingrats. Le banquier et le chef d’entreprise (qui pourraient, seuls, jouer les symboles du capitalisme qu’on s’en ficherait) sont mis sur le même plan que les chômeurs, le conseiller Pôle emploi, les salariés et les clients du supermarché. Les « autres gens » ne sont qu’un moyen de plus pour Vincent Lindon de sombrer dans la misère. Du directeur qui se félicite de pousser les gens à la retraite pour économiser de l’argent à la caissière voleuse de bons de réduction, ils ne sont que prétextes pour montrer une société pourrie par le capitalisme. Le fils handicapé (qui pourrait très bien être une allégorie de ces humains rendus malades par le libéralisme) semble même être un obstacle dans l’épanouissement du couple que forment Thierry et sa femme, le seul moment « joyeux » (la danse du couple dans leur salon) étant « gâché » par la présence du tiers.

Dans La Loi du marché, les « vrais gens » – car s’ils sont acteurs amateurs, ils sont sûrement travailleurs professionnels – sont détestables ou piteux (au choix) mais ne sont en aucun cas une force positive au sein de la société et encore moins au sein de la vie du personnage principal, qui, on ne vous le cache pas, abandonnera le navire puisqu’il semble être le seul à ne pas pouvoir supporter ce monde misérable. L’absence d’états d’âme (au sens premier du terme) des autres personnages (qui, on ne le répètera pas assez, passent pour de « vrais gens ») et le manque total « d’esprit commun » montre une vision bien pessimiste, non pas de la « loi du marché » mais bien des travailleurs. Rendez-vous compte aucun d’eux ne semble vouloir s’en sortir ! Ils préfèrent jouer des coudes, fuir ou se suicider ! Inutile, donc, de se battre contre les inégalités puisque personne n’est à sauver.

Le Club des cinq

Le libéralisme prône la réussite individuelle et ne fait des autres qu’un obstacle ou un moyen de réussir. Dans La Loi du marché, les autres semblent tous (ou presque mais on n’a pas vraiment le temps de le savoir) pervertis par le libéralisme. Égocentrés, esseulés, ils errent dans un environnement où le groupe n’existe que le moment d’une chanson collégiale fêtant un pot de départ à la retraite. Et encore ! La chanson sonne faux ! Le groupe est bancal, fatigant (les syndicats) voire synonyme d’échec (on prend les transports en commun parce que notre voiture est en panne). Pourtant face à une situation critique (le chômage puis le salariat) ne faudrait-il pas voir dans le collectif une solution et non une partie du problème ?

C’est ce que tente de faire Discount, le pendant positif de La Loi du marché. On imagine bien l’histoire de Discount se dérouler en même temps que celle de La Loi du marché, tant les ressorts de l’intrigue coïncident. Discount met en scène un supermarché hard discount quelque part en France. Des licenciements – sans soldes – sont prévus en vue de l’installation de caisses automatiques. Un petit groupe de salariés décide alors de « se servir » dans les stocks et les invendus pour ouvrir un supermarché alternatif encore plus hard discount, le tout dans la plus stricte illégalité. Les prix défiant toute concurrence et, in fine, la solidarité entre le collectif hors la loi et les consommateurs feront de ce projet un succès – même à court terme.

S’il y a une différence qui se dessine dès les premiers plans entre les deux films, c’est bien la présence d’une mise en scène plus spectaculaire dans Discount. La première séquence s’ouvre sur des images légèrement floues de rayons de supermarché avec une musique en off. Une voix se fait entendre : « Ouverture du magasin dans 5. 4. 3. 2. 1. ». Les portes du supermarché s’ouvrent sur une foule de clients assoiffés des meilleurs prix. La scène d’ouverture donne le ton général du film : nous sommes dans un film de fiction qui usera des techniques du cinéma pour raconter une histoire (ce qui ne semble pas être le souhait de La Loi du marché). Dans l’un, l’intrigue fera la preuve de possibilités (possibilités d’agir, de changer les choses…) tandis que dans l’autre, l’absence d’intrigue fera l’état d’une condition insoluble où seule la fuite est possible.

Concentrons-nous maintenant sur le « film à intrigue ». Discount suit, au sein du supermarché, un groupe de cinq personnes, toutes avec une histoire :

– Christiane, la veuve endettée – elle a accepté, malgré les conseils de sa banque, l’héritage de son mari

– Emma, la mère célibataire qui loue une chambre dans la maison de la veuve

– Gilles, le jeune célibataire qui habite dans un petit appartement avec son père, aveugle

– Alfred, le père divorcé, anciennement alcoolique

– Momo, le fils d’immigré écrasé par la figure de son père

Un panorama dans lequel on pourrait ajouter sans problème le personnage campé par Vincent Lindon, c’est dire si les bases des deux films se ressemblent… Pourtant si dans Discount, les personnages principaux sont, au sein de leurs foyers, des personnages isolés (divorce, veuvage, père aveugle, etc.), ils vont trouver sur leur lieu de travail un groupe sur qui compter, au contraire de Thierry. Dans Discount, deux visions du collectif s’opposent : le collectif constitué d’individus égocentrés (les clients du hard discount rendu fous par les offres promotionnelles – et donc le libéralisme) et le collectif constitué d’individus davantage tournés vers les autres. Christiane rencontrera Emma et son jeune fils sur le parking du supermarché et lui proposera un toit, Momo et Alfred semblent avoir trouvé dans l’un et l’autre un ami, quant à Gilles, c’est lui qui imaginera le projet de supermarché coopératif.

La vision positive du collectif ira même jusqu’à intégrer des personnages extérieurs au supermarché dans le projet alternatif : un gérant de café, le voisin de palier de Gilles et ses amis d’enfance ainsi que les clients du supermarché coopératif qui s’opposeront radicalement à la masse dégénérée des clients du hard discount. En effet, impliqués dans le projet, ils iront jusqu’à couvrir les cinq hors-la-loi lors d’un interrogatoire policier hilarant !

Pas le pays des Bisounours

Mais Discount ne met pas en scène un monde idéal. Le groupe des cinq est constitué d’individus en difficulté qui doivent gérer leurs problèmes. Quand Christiane, la doyenne, apprend qu’elle se fera licencier en premier et que Gilles sera sûrement promu, des tensions apparaissent dans le groupe et le projet est mis en danger. Ce que dit Discount est qu’un projet collectif – et plus encore en temps de crise ! – n’est pas une chose aisée à mettre en place. Un projet collectif comporte des risques (ici la légalité d’abord mais aussi la construction même d’un groupe solide autant que solidaire) et n’est pas à l’abri d’erreur. Ou de mauvais choix : le groupe des cinq, ne souhaitant pas ébruiter l’affaire pour la garder loin des oreilles de la directrice du supermarché et de la police, écarte certains salariés du supermarché qui menacent alors le projet…

Dans Discount, la figure de l’autre n’est donc pas que positive. Comme dans La Loi du marché, les autres peuvent représenter un danger. Les agents de sécurité sont, dans les deux cas, ceux qui ont signés un pacte avec le diable. Salariés du supermarché, ils sont les traîtres qui symbolisent les méfaits palpables d’un management de la concurrence. Garants de l’ordre dans le supermarché, les agents de sécurité semblent dotés d’une nouvelle mission : fliquer les salariés. Dans Discount, l’agent de sécurité semble d’abord être celui qui chronomètre les performances des caissiers (en vue d’un classement qui déterminera qui sera licencié en premier), qui leur fouille les poches en début et fin de journée, qui s’assure de la bonne application du règlement (qui sera, finalement, de ne porter aucun vêtement à poches) pour finalement trouver (et on retrouve cette figure dans La Loi du marché) une raison des les virer. Le comble du concept ? Un nouvel agent de sécurité est engagé dans Discount pour renforcer la surveillance et, in fine, licencier à tour de bras !

Pourtant derrière le symbole, il y a des hommes. Dans Discount, le responsable des agents de sécurité est un homme à la carapace vide avec une faible personnalité, un personnage sans histoire plusieurs fois pris à partie par les personnages principaux : « T’aimes ça, avoir du pouvoir, hein ! ». Parce qu’on l’imagine trop faible (et peut-être trop proche de ses collègues ? ) il sera très vite épaulé par un nouvel arrivant, « une armoire à glace » sans émotion. Dans La Loi du marché, les agents de sécurité font partie d’un petit groupe qui « fait son travail ». Leur métier est, comme on l’a dit plus haut, de suspecter tout le monde, du couple amoureux à la caissière (surtout si son fils est connu pour consommer de la drogue). Ils semblent de prime abord moins violents quand il s’agit de se confronter à l’un de leurs collègues. Mais le résultat est le même, ils restent ceux qui « caftent » (au directeur ou à la police), jusqu’à mettre en danger la personne incriminée. Si Vincent Lindon n’avait pas interprété un agent de sécurité, nous aurions pu penser que les agents de sécurité prenaient plaisir à jouer ce jeu (il doit y en avoir sur le lot ceci étant dit). D’abord formé aux « confrontations clients », il prend en charge les interrogatoires avec les salariés. Il ne fera pourtant jamais vraiment partie du groupe des agents de sécurité. Souffrant à endosser ce rôle autant que la caissière suspectée de vol, il va jusqu’à abandonner son poste. Mais comme on l’a vu, Vincent Lindon n’est pas une « vraie personne » : en quittant son rôle, critique-t-il les hommes derrière les agents de sécurité ou le système entier ? Impossible de le savoir. Les cinq personnages de Discount, au contraire, en créant leur propre supermarché abolissent la figure de l’agent de sécurité au profit d’une figure plus positive et humaine, offrant, entre autres missions, du café chaud aux clients qui font la queue ! Une alternative alléchante au flicage d’aujourd’hui…

La direction du supermarché est dans les deux cas, celle qui « licencie ». Quand dans La Loi du marché, le directeur est un personnage secondaire aussi froid que la glace (on n’en saura pas plus, à part qu’il n’est dans l’entreprise que depuis quelques mois ce qui facilitera, on imagine, les licenciements), il est, dans Discount, le « sixième personnage » du film. Campée par Zabou Breitman, la directrice du supermarché a également le droit à « ses moments » à l’extérieur du supermarché. Femme célibataire quadragénaire (ou plus ?), elle habite avec sa mère qui n’a pour visée que de la marier. « La » Benhaoui (appelée ainsi par les salariés du supermarché) semble vouloir faire passer sa carrière avant sa vie amoureuse. En parallèle de son métier de directrice, elle apprend l’anglais. Mais voilà, pour réussir il faut écraser les autres. Après une formation au siège social et un tête-à-tête avec l’archétype du cadre-supérieur-jeune-et-dynamique-aux-dents-qui-rayent-le-parquet, elle en applique sans broncher les directives : licencier ses salariés, le tout avec le sourire. Sofia Benhaoui est un personnage qui ressemble pourtant beaucoup aux salariés qu’elle licencie. C’est une personne rendue seule par la « pression sociale » et le libéralisme : elle a du faire un choix entre sa vie privée et sa vie professionnelle, choisissant la réussite sociale individuelle. Elle est le pendant négatif du collectif du supermarché alternatif. Pour survivre, elle choisit de suivre la voix de l’égocentrisme. Mais son amertume – elle reprend le cadre supérieur sur une faute d’anglais – nous fait penser que, seule, une solution alternative comme celle du supermarché coopératif n’est pas suffisante : c’est bien en profondeur qu’il faut déjouer les méfaits du libéralisme. Ainsi, bien que son portrait ne soit pas si convaincant (sa mère veut la forcer à s’inscrire au site de rencontre Inchallah.com, ce qui sonne comme une mauvaise blague), avoir fait de la directrice un autre personnage est une force : les « autres » ne sont peut-être pas pourris dès la racine comme nous le fait croire La Loi du marché. Ce sentiment est, par ailleurs, renforcé par la transformation de la figure du client : du monstre à cent têtes au collectif solidaire et raisonnable.

Du rire et des chansons

Les personnages de Discount opposent à l’ambiance sinistre qui règne au supermarché un humour (presque) sans faille. Le rire est pour ces salariés étranglés par la crise une arme de défense sans pareil malgré la tentative de récupération ratée de l’entreprise capitaliste (une affiche dans le bureau de la direction invite cyniquement les salariés à sourire à l’aide d’une image de banane). Christiane, au premier rang pour les licenciements (elle est la doyenne et est donc invitée à partir la première), est naturellement celle qui en use le plus. Mieux, outre les personnages, c’est le film entier qui joue la comédie, ponctué notablement de blagues. Au contraire, l’humour est le grand absent de La Loi du marché. Pire, ici, le rire est un sentiment négatif que l’on associe tristement à la moquerie. En effet, il y a bien des gens qui rient mais c’est en défaveur de Thierry lors de la malfaisante formation Pôle emploi…

C’est sans surprise Christiane qui qualifie le projet alternatif de Discount de « rébellion positive ». Bien que le plan de sauvetage soit une affaire (très) sérieuse, c’est sur le modèle du jeu qu’il se construit. On est obligé, pour dissimuler les produits « empruntés » (on ne dit pas « volés »), de passer par un trou dans le grillage qui sépare le supermarché de la cachette (le coffre de la voiture de Christiane) : comment ne pas y voir une référence au caractère ludique des jeux d’enfant ? Le fils d’Emma (6 ans) ne s’y trompe pas, devenant une pièce maîtresse du projet, voire le plus motivé des rebelles : il est le seul à se réveiller à 5 h du matin, pendant que les adultes peinent à ouvrir les yeux !

Discount est, par là, un film généreux qui, par son sens dramatique, son humour et sa musique (la bande son est une vraie surprise, compilant des titres de styles différents), implique les spectateurs. Face à l’écran, on est invité à participer au jeu du film à l’image des clients du « super hard discount » qui prendront part, à la fin, à la rébellion. Discount est un film populaire qui met en scène « le monde ordinaire » en offrant un moment positif que l’on prend plaisir à regarder. C’est un film pour les spectateurs dont l’envie première est de discuter avec les gens qui viendront le voir. Au contraire de La Loi du marché qui préfère offrir une vision « plombante » de notre quotidien. On prend le risque de tomber dans le poncif, mais avouons que La Loi du marché ne nous semble pas fait pour le public qu’il met en scène. Non pas que ce public ne soit pas assez intelligent pour un « film compliqué » mais bien parce que proposer une vision dépressive du quotidien ne nous paraît pas impliquant mais effectivement excluant. La Loi du marché semble se ravir de filmer un homme qui s’effondre dans une société sans espoir. On ne s’étonnera pas si cette société sans espoir, dont fait partie le « grand public », ne se retrouve pas dans le tableau peint. Par ailleurs, la palme du festival de Cannes obtenue par Vincent Lindon pour la meilleure interprétation masculine ne montre-t-elle pas que le véritable public cible du film est finalement bien loin du monde qu’il met en scène ?

Pas que des travailleurs

On le voit dans les deux films, le travail définit notre qualité de vie. La vie hors du lieu de travail est rongée par le salariat. Un emploi précaire et le chômage ne permettent pas les meilleures conditions de vie. Ainsi, dans Discount, une veuve, une mère célibataire et un enfant de 6 ans sont forcés de cohabiter, tout comme un jeune homme et son père sont obligés de vivre ensemble dans un (trop) petit appartement (ils dorment dans la même pièce). Dans La Loi du marché, le travail traverse même les murs de la maison quand Thierry accepte de passer un entretien d’embauche par vidéoconférence faisant du foyer un prolongement du lieu de travail…

Dans La Loi du marché, toujours, les loisirs sont tout autant mis à mal. Thierry et sa femme sont poussés par leur manque de revenus à mettre en vente leur mobile home au bord de la mer (enfin, à 500 mètres), symbole de leurs moments passés en dehors de leurs quotidiens. Pour le marché, le chez-soi et le temps dépensé à l’extérieur du travail n’ont pas de valeur, comme le souligne d’ailleurs l’acheteur potentiel du mobile home. « Je sais bien que vous avez des souvenirs mais j’ai regardé les prix de l’argus, vous êtes bien au-dessus, hein. » Pas le temps pour la poésie.

Le temps passé en dehors du lieu de travail doit pourtant être préservé mais surtout… valorisé. Quand, dans La Loi du marché, les moments passés chez soi sont pour Thierry des dîners sinistres en famille, des entretiens d’embauche ratés ou des dépoussiérages d’armoire, ils peuvent être dans Discount des moments de fête (anniversaire d’Alfred mis en scène sur un très beau titre electro-pop), de rencontres (entre le fils d’Emma et le père de Gilles) et de solidarité (le voisin de palier de Gilles, une aide précieuse pour surveiller le père aveugle). En valorisant ainsi le quotidien de ses personnages c’est à la vie même de son public que le film rend hommage. Mieux, pour Discount, le foyer n’est pas seulement quelque chose que l’on subit mais bien un outil pour reprendre les rênes de son quotidien. C’est dans la grange de la ferme de Christiane (funeste héritage de son mari) que le supermarché alternatif trouve sa place. D’un problème insoluble (l’héritage dilapide le peu d’argent gagné par Christiane) naît une solution… et pas des moindres ! Encore une fois, Discount semble nous donner les clés pour appréhender les moments de crise ce que La Loi du marché préfère avorter : le mobile home de Thierry et sa femme n’est pas vendu mais qu’en feront-ils finalement ? Sûrement rien, puisque tout est pourri en ce bas monde.

De la crise à la réponse

Partant d’un même constat, les deux films s’opposent radicalement dans la réponse donnée à la crise. La Loi du marché décide d’illustrer « au plus près » la chute d’un homme qui ne peut pas s’adapter à la situation. Il ne peut ni s’intégrer au libéralisme ni le combattre. Il évolue dans une société qui le rejette, croisant des personnages qui, s’ils ne sont pas dangereux, sont misérables. Au contraire de ces personnages qui « jouent vrai », Thierry semble tenir un rôle. Suit-on vraiment Thierry ou Vincent Lindon qui, décidément, n’arrive pas à prendre parti dans le monde ordinaire ? Si Vincent Lindon, l’acteur, est le témoin de cet état de faits, que nous dit-il sur notre monde ? Bien sûr, nous sortons du cinéma écœurés par ce que nous venons de voir : méthodes de management, course au profit, à la réussite… mais quelle solution La Loi du marché nous apporte ? Fuir n’est donné qu’à des gens qui peuvent fuir. Fuir n’est donné, dans La Loi du marché, qu’à l’acteur professionnel, promis à un meilleur avenir loin du supermarché.

Dans Discount, une solution est proposée. Pas idéale, un peu bancale, la solution a le mérite d’être positive. L’ambiance générale du film, bien que difficile, donne de l’espoir à tous les salariés français. Il est possible, grâce à l’effort collectif, de résister. Nos emplois sont en danger tout comme ceux de nos collègues. N’hésitons pas à être solidaires !