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« Bonjour m’sieur’dame ! Vous avez perdu quelque chose ! … Oui, une minute de votre temps pour parler avec moi ! Non ? Oooh ». Vous avez déjà dû entendre ce genre de réplique alors que vous parcouriez la rue commerçante de votre ville. Des jeunes gens vêtus de couleurs vives, à l’attitude cool et au sourire colgate veulent vous expliquer « le travail de leur ONG » (organisation non gouvernementale). On connaît maintenant tous le procédé : vous les écoutez vous parler d’action humanitaire, puis, au moment de partir, il devient presque impoli de ne pas leur laisser son RIB. À la longue, vous les évitez. Et vous avez raison. Mais pourquoi vous sentir merdeux de le faire ? Il y a pourtant de bonnes raisons pour snober ou rembarrer les humanitaires sans aucun scrupule et surtout pour ne pas se laisser culpabiliser par ce discours qui n’est pas seulement tenu dans les rues, mais aussi partout dans les médias.

On est au premier abord dégoûté par la méthode. Depuis le milieu des années 1990, des sociétés spécialement dédiées au démarchage de rue ont été créées pour fournir aux ONG cette nouvelle forme de financement. ONG Conseil, qui est par exemple sous-traitante d’Action contre la faim, forme des professionnels mal payés à des méthodes qui ne diffèrent en rien du démarchage commercial. Seul le produit vendu varie. Coûteuse, une entreprise comme celle-ci offre aux ONG le brillant mécanisme suivant : on alpague quelqu’un dans la rue, on lui fait signer une autorisation de prélèvement et on fait en sorte que les prélèvements soient compliqués à stopper. Pour ça c’est simple : d’abord on mise sur l’oubli ou la flemme, ensuite, pour clôturer un don à une ONG vous devez appeler à un numéro (payant), où on va vous culpabiliser ou vous faire patienter un long moment. À coup de 5 à 20 euros par mois par personne « démarchée », pendant plusieurs années, on obtient une manne financière qui justifie bien l’existence de ces boîtes spécialisées. La méthode est fourbe, mais après tout, une belle cause justifie des moyens moches, non ?

Eh bien même pas, car la cause de beaucoup d’humanitaires est mauvaise, malsaine et néfaste. Commençons par leur rhétorique : nous, « habitants de pays riches », devons faire preuve de solidarité envers les pays pauvres. Ce n’est pas politique, c’est « humaniste » et donc incontestable. Pourquoi ce discours ne tient-il pas la route, voire se résume à un ramassis de mensonges ? Parce que les ONG que l’on voit en action dans les rues piétonnes ne pratiquent pas seulement une méthode d’extorsion cynique, mais, à l’échelle mondiale, elles participent au maintien des inégalités et donc de la pauvreté. Ce n’est pas un remède pire que le mal. C’est le remède qui aggrave le mal.

 

Culpabiliser et dépolitiser

 

Que se passe-t-il lorsque vous tombez sur un de ces jeunes formés au « streetmarketing ». Vous êtes là, entre deux boutiques de fringues, et le joyeux luron qui s’adresse à vous porte un bonnet péruvien assorti d’un foulard tibétain. Vous vous sentez bête avec votre sac de courses ? C’est bien. Parce que vous, vous êtes membre d’un « pays riche ». De « l’Occident » quoi. Déjà à l’école républicaine vous avez dû recevoir la dose. « N’oubliez pas votre chance, vous êtes en France ! » Donc, si vous êtes là, dans cette rue, sur vos deux jambes, vous êtes pris sur le fait. C’est pourquoi le démarcheur ne va pas se gêner : vous avez le devoir moral de donner. Le raisonnement est simple : on ne peut pas faire pire que la faim en Afrique. C’est un fait incontournable. L’idée, c’est que même le plus malade des SDF français est un sacré veinard vis-à-vis d’un enfant africain « vu à la télé ». Son rien est toujours plus que le rien du petit bambin africain.

La misère du tiers-monde (on ne dit plus tiers-monde depuis longtemps mais « pays en voie de développement », histoire de dire que ça progresse, sinon les spectateurs se lassent du feuilleton) a ceci de génial qu’elle gomme les différences au sein du pays qui se compare à elle. La France est donc un « pays riche ». Ah dis donc ? Mais on y trouve pourtant des inégalités de revenus absolument incroyables et en constante augmentation depuis 30 ans. On y compte 6 millions de pauvres, chiffre également en augmentation. Et pour ceux qui l’ignoraient, des pauvres, il y en a deux fois plus en Allemagne, pays pourtant « super puissant ». Tiens tiens… Sauf que, vous répondra-t-on, la pauvreté de ces pauvres est-elle comparable à celle des millions de pauvres africains ?

Non, à 100 % non et c’est là toute l’arnaque que constitue l’emploi du terme « pays riche » pour pousser au don humanitaire. Car la pauvreté objective, ça n’existe pas. La pauvreté est toujours relative socialement. C’est-à-dire ? C’est-à-dire qu’elle est relative aux prix, relative à l’image de soi, aux conditions de vie, aux plus hauts revenus du pays. En bref, il peut y avoir des gens pauvres en France qui se suicident ou qui se sentent au fond du gouffre alors qu’ils seraient perçus comme riches et bienheureux au Bénin. Oui, c’est vrai. Mais concrètement, ça ne se passe pas comme ça. Les phrases du type « si tu étais là-bas tu ne dirais pas ça » sont des raisonnements abstraits, accessibles seulement à une petite élite qui peut parcourir le globe à coup de vols long-courriers et qui, question confort matériel, n’a pas à se plaindre. Le seul critère objectif qu’on peut peut-être trouver est celui de la survie. Critère qui explique au passage pourquoi des milliers d’Africains tentent de traverser la Méditerranée chaque année. Mais qui doit aussi faire comprendre le fait que les chances de survie d’un sans domicile fixe dans une grande ville française sont extrêmement faibles. Prétendre que la France est un « pays riche » reste une injure à tous ceux qui triment, aux 50 % de Français qui sont payés moins de 1 600 euros par mois et qui, dans un pays où les loyers et l’alimentaire sont chers, galèrent en fin de mois. Les ramener à la misère africaine pour les faire relativiser, alors que pendant ce temps leur concitoyenne Liliane Bettencourt, PDG de L’Oréal, gagne des milliers de fois plus qu’eux sans se tuer à la tâche, c’est la plus incroyable ignominie que les humanitaires puissent faire.

Pourquoi les humanitaires ne se soucient pas des inégalités sociales ? Parce que pour eux, le don n’est « pas politique ». C’est là toute la beauté du terme « humanitaire ». Il s’agit d’être « humaniste ». Ce n’est ni de gauche, ni de droite ; c’est vouloir éradiquer la pauvreté, ce n’est pas pareil. Les humanitaires font de la pauvreté une simple question technique : on recueille un max de dons, on les transfère dans des pays pauvres, on y construit des trucs, tchac tchac, on envoie des sacs de riz, bam bam. Essayez d’expliquer à ces jeunes gens dans la rue qu’il faut peut-être parler de la colonisation, du soutien de la France à des dictatures là-bas… Ils vous répondront qu’ « ils ne font pas de politique », qu’ils sont dans l’urgence de l’action, qu’ils cherchent à sauver des vies et qu’il n’ont pas de temps à perdre en considérations sur la justice ou l’économie. Et c’est à ce moment que vous pouvez éventuellement vous détourner sans scrupule.
Pourquoi dire que la pauvreté du tiers-monde n’est pas politique est la pire chose qu’on puisse faire actuellement ? Regardons les faits. Il y a d’abord ce qu’il s’est passé avant : la France, la Belgique, l’Italie, le Royaume-Uni et j’en oublie, se sont partagés l’Afrique pendant une bonne partie du XXème siècle. Oh, pas « les Français », « les Belges », « les Anglais » comme les livres d’histoire de la République aiment nous le raconter. Mais les élites françaises, les capitalistes belges, les commerçants anglais. Pensez bien qu’on n’a pas demandé leur avis aux ouvriers de Boulogne-Billancourt, aux garçons de café de Liège ou aux cuisiniers de Birmingham. Très tôt, les partis ouvriers ont été contre la colonisation. Mais ne chipotons pas. Ces gouvernements ont mis un énorme bazar, économique et politique. Ils ont tracé des frontières, séparé des ethnies, soutenus les élites locales complaisantes contre les peuples récalcitrants. Ils ont massacré beaucoup de monde, au passage. Mais tout ça c’est dernière nous n’est-ce pas ? Pardon pour le bazar, les frontières tracées à la règle etc. Mais bon, on est parti c’est l’essentiel non ?

Eh bien non. Parce qu’en tout cas pour la France, les élites économiques ne sont jamais parties. Vous vous souvenez de cette petite famille catholique bon chic bon genre prise en otage par une affreuse milice quelque part aux confins du Cameroun ? Les Moulin-Fournier. Papa, ingénieur chez GDF Suez, était parti emmener sa petite famille en excursion-safari. Ils ont été retenus dans des conditions atroces, ont beaucoup prié et les militaires français les ont libérés. Après sa libération, le patriarche tenait à revenir au Cameroun car il y a tant de choses à faire là-bas, « pour eux » ! Bon prince, l’otage n’a pas éprouvé de haine particulière envers le pays qui lui a fait passer les vacances en famille les plus galères de sa vie. Au contraire, en bon colon, il ne souhaite qu’y retourner pour y dispenser son savoir. Grandeur d’âme ? Non, portefeuille affamé et idéologie digne du XIXème siècle. Car c’est bien ce qu’il se passe en Afrique de l’Ouest. Pourquoi est-elle la destination favorite de notre armée ? Pourquoi y intervient-on à tour de bras ? Pourquoi les services secrets y ont-ils un accès privilégié ? Pourquoi l’État français y libère-t-il ses otages lui-même, sans passer par les États qui sont censés gouverner les territoires incriminés ?

Parce qu’on y trouve ressources de gaz et d’uranium. Pour vous, pour moi ? Non, pour eux, pour ces grandes entreprises comme Areva ou GDF Suez qui sont des États dans l’État. Ils envoient leurs papas colons et toute leur famille qui ressentent le frisson de leur mission civilisatrice en même temps qu’ils privent ces pays de toutes leurs ressources énergétiques et donc leur interdisent de fait toute indépendance politique et économique. Bien entendu, une entreprise comme Areva a sa propre fondation pour construire des écoles et promouvoir l’éducation au Niger, pays où elle pille l’uranium national pour faire tourner les centrales nucléaires des compagnies françaises. Ce qu‘une main prend, l’autre en rend quelques morceaux, juste de quoi survivre mais sans rendre la liberté à ces pays. Car l’indépendance n’est pas simplement un titre ou une monnaie nationale, c’est surtout la maîtrise de ses propres richesses : une partie des pays latino-américains ne sont devenus réellement indépendants des États-Unis que lorsqu’ils ont exproprié les compagnies qui détournaient leurs matières premières.

 

Dons sans prise de tête

 

« Ce n’est pas politique » répète l’humanitaire en face de vous. Là, on fait une action d’urgence, il s’agit d’empêcher que « des gens meurent ». Argument massue, l’urgence. Et l’humanitaire c’est toujours une question d’urgence. Quand ils sont en forme, les humanitaires peuvent vous faire le coup du tic-tac de l’horloge : « toutes les 5 secondes, un enfant africain meurt de faim. Toutes les 2 secondes, quelqu’un attrape le sida. Donc tu me le signes mon papelard ? » Non, car toutes les cinq minutes en France, un débile vous raconte des conneries sur l’Afrique. Tout dans l’émotion, rien dans le ciboulot. Allez-y qu’on vous balance des milliers de tonnes de sacs de riz. Rien à faire si dans le même temps on laisse des multinationales monopoliser le commerce des semences et empêcher une culture autonome. L’humanitaire n’est pas là pour parler économie, il n’est que larmes et pathos.

Certaines ONG ont intégré que balancer des sacs de riz ne suffisait pas. C’est pourquoi elles vous proposent d’aider une filature de coton à se monter, un puits à se construire. À vous de choisir le « projet » que vous voulez soutenir. L’humanitaire, c’est un peu comme un jeu de stratégie ou la conception de maquettes : on vous offre le hobby de construire votre propre ville à distance. Qu’importe si, quotidiennement, il y a un système économique appelé capitalisme mondialisé qui asservit ces pays-là avec une force incroyable et le soutien militaire et logistique de vos propres gouvernants. Le raisonnement à avoir est pourtant simple : pour deux échoppes construites dans un pays par des donateurs culpabilisés, l’armée de votre propre État aide la monopolisation de toutes les ressources énergétiques et alimentaires de ce pays. Absurde et inutile votre prélèvement automatique mensuel ? Oui.

Parfois, il est tentant d’abdiquer son sens politique face à la situation « terrible » des pays africains. Tout est « tellement compliqué » là-bas ! L’humanitaire vous dispense d’y réfléchir, c’est ça qui est formidable. Le discours des humanitaires sur l’Afrique est teinté de fatalisme : « tellement de violence, tellement de haine ». Mais donnez quand même, parce que là-bas, « la folie des hommes » est compensée par une incroyable beauté. Parce qu’il faut quand même la vendre, la destination humanitaire, les sites web des ONG sont parsemés de ces grandes photos d’enfants qui sourient. Le sourire du pauvre, pré-reconnaissant de votre geste, c’est l’arme fatale de l’humanitaire. Ce n’est pas pour rien que l’occupation principale d’un jeune Européen en voyage humanitaire est de prendre en photo des pauvres qui sourient. Le sourire du pauvre, c’est l’assurance d’une dépolitisation extrême. La pauvreté, c’est triste mais c’est sublime. Nombre de jeunes bourgeois s’extasient devant les bidonvilles de tous horizons, lieu de tant de créativité et de couleurs ! Pas de photos de manifestations, pas de photos de heurts contre les tanks français, pas de photos d’agriculteurs expropriés. La misère africaine, c’est la faute à personne et c’est la faute à tout le monde. Il ne faut pas chercher à comprendre ces pays, car c’est bien trop compliqué. Donc donnez. Ça, c’est simple.

Dans un livre conseil à destination de « la gauche », intitulé Ce grand cadavre à la renverse, l’essayiste Bernard-Henri Lévy, consultant en guerre humanitaire et ancien dirigeant d’une société d’exportation du bois précieux africain, nous avouait très sincèrement qu’il était plus sensible à la misère au loin qu’à la misère au « coin de la rue ». Il est de bon ton de décrire « BHL » comme un parfait connard, ce qu’il est probablement. Mais il n’est sans doute pas le seul à avoir ce genre de pensées. Il l’assume avec un cynisme faussement subversif, c’est tout. Il n’a rien inventé, il est suiviste d’un simple effet marketing : alors que l’enfant des brochures d’Action contre la faim sourit, qu’il nous écrit des lettres pour nous remercier (de son propre gré, bien sûr, on ne va pas aller imaginer des choses), le SDF d’en bas de la rue tire la gueule, il pue, il boit et peut nous regarder de manière franchement agressive. Alors que le pauvre du tiers-monde, lui, est loin, ça le rend plus sympathique. Notez que quand il passe la frontière pour aller se nourrir des sacs de riz à la source, alors là il est plus qu’indésirable.

Ce qu’Action contre la faim offre donc d’abord, c’est de nous couper du « bruit et l’odeur » comme disait Chirac à propos des immigrés. Ensuite, les ONG nous font voyager. C’est toujours plus fun de financer une filature de foulards très jolis (car, ce que le bourgeois européen aime de l’Afrique, c’est « toutes ces couleurs ») dans la savane que d’acheter le magazine des SDF au bord d’un boulevard pollué. Enfin, un apport de ces ONG, et pas des moindres, c’est de rendre les inégalités pacifiques. Pourquoi le SDF qui fait la quête dans le métro nous déprime fortement ? Parce qu’il nous renvoie à notre solidarité nationale qui merde, à des services publics qui ne fonctionnent pas, à des politiques qui n’en ont rien à cirer de ces gens qui ne votent plus. Voir un SDF est une expérience conflictuelle, car elle nous renvoie à ce que nous avons acquis. L’avons-nous acquis à son détriment ? Bon, certains s’en sortent très bien avec les SDF, en se disant tout simplement que le mec n’a pas bossé, que c’est bien fait pour sa gueule et cet argument fonctionne beaucoup moins bien avec l’Africain, à cause de toute cette mystique du malheur. Il n’y a bien que Sarkozy qui a osé pousser le raisonnement « quand on veut on peut » aux Africains lorsqu’en 2009 à Dakar il avait dit que « l’homme africain n’était pas entré dans l’histoire ». Mais globalement, la belle misère de l’Africain est injustifiable et consensuelle, alors que celle des SDF d’ici renvoie à des questions idéologiques et politiques à se faire des nœuds dans le ciboulot. Maux de têtes, irritabilité ? Donnez, c’est tellement plus simple !

 

Humanitaire pour pauvres, humanitaire pour riches

 

Par son aveu, « BHL » ne nous montre pas seulement qu’il est un connard intéressé par des causes où les caméras sont présentes (moins glamour de venir à la soupe populaire du coin, c’est sûr), mais aussi qu’il est un énorme lâche, de cette lâcheté qu’exploitent les ONG pour nous : elles nous permettent de vivre avec une bonne conscience, pour endormir nos réflexes critiques en une compassion aussi consensuelle que complètement vaine. Naturellement, plus le don est modeste, moins il est gratifiant : étudiants, certains d’entre nous ont déjà été la cible privilégiée des types joviaux à blouson fluo. Pour 7 euros par mois, on a pu recevoir deux lettres des jeunes femmes travaillant dans la filature que notre don avait apparemment contribué à fonder. C’est du moins ce qu’on nous fait croire, parce que c’est techniquement faux, puisqu’il faut en moyenne 9 mois, selon les enquêtes d’associations de consommateurs, pour qu’un don cesse de financer l’entreprise de démarchage de rue et aille vraiment dans la poche de l’ONG. Par contre, quand vous êtes riche et que vous donnez beaucoup, c’est une véritable expérience coloniale en miniature que ces ONG vous offrent. Les « Merci homme blanc pour ton aide ! » pleuvront, et cela ne semble pas déplaire à tous les plus riches. Non seulement ils ont beaucoup plus de contrôle sur le grand jeu de construction auquel ils participent, mais en plus, leur conscience est blanchie.

Vous êtes déjà allé à une soirée de charité ? Moi oui. C’était fascinant : des groupes d’invités buvaient du vin (moins cher que d’habitude, mais pas non plus dégueulasse) en défilant devant des photographies d’enfants pauvres (et souriants). Lutter contre la faim en s’amusant ! Et bien entendu, vos dons sont défiscalisés, c’est ça la beauté de la chose. Oui parce que ce que souhaite le riche en faisant de l’humanitaire, c’est choisir à quelle solidarité il contribue. Payer des impôts c’est chiant et très ingrat : il n’y a aucun petit collégien de Seine-Saint-Denis qui va vous écrire des lettres chaque mois pour vous remercier de payer l’impôt sur la fortune et de financer ainsi son établissement. La plupart des riches savent (par conscience religieuse ou républicaine) que c’est bien et surtout bien vu d’être solidaire, mais ils aiment savoir ce qu’ils font de leur argent. Quand vous êtes pauvre, vous ne vous posez pas cette question : l’argent vous le dépensez, point. Quand vous êtes très très riche, comme Bill Gates, l’ancien PDG de Microsoft, vous pouvez en plus créer votre propre ONG. Contrôle absolu sur votre bonne conscience, jeu de construction illimité et assurance d’une reconnaissance universelle. Pour ça, rien de plus simple, vous créez une fondation à votre nom, histoire que ça soit bien clair : Fondation Bill-et-Melinda-Gates. On raconte que Bill donne 95 % de sa fortune à des causes humanitaires. 95 % mazette ! Vous vous sentez mesquin avec vos 6 euros mensuels à Action contre la faim ? Ou pire, avec votre SMIC, vous préférez tout garder, alors que Bill se contente de 5 % de ce qu’il gagne ! Cependant rassurez-vous : cette année, la fortune de Bill est évaluée à 76 milliards de dollars, une augmentation de 9 milliards par rapport à 2013 : c’est que l’argent fait des petits. Il garde donc un peu moins de 4 milliards pour sa pomme. C’est juste, mais ça passe.

Ceux qui ont lu Germinal de Zola, au lycée, se souviennent peut-être d’un passage d’un grand intérêt pour notre sujet. Les épouses des dirigeants de la mine de charbon visitent les maisons des ouvriers que leur propres époux exploitent. Ce qu’elles découvrent les ravissent. Ces petites habitations, ces petits jardins, on dirait des maisons de poupées. Bref, c’est très mignon. Elles sont venues avec des cadeaux, elles donnent à tour de bras. Ce que raconte Zola était courant à l’époque. Les dames patronnesses de la bourgeoisie venaient aider les ouvriers à boucler leur fin de mois. Pour elles, la distance sociale étaient tellement énorme qu’elles ne se sentaient pas appartenir à la même humanité. Les ouvriers étaient des créatures rustres et touchantes, qu’on se devait d’aider par charité chrétienne, alors que de l’autre main on contribuait pleinement à les appauvrir, à les exploiter, bref à les faire crever au travail.

C’est exactement la même chose qui se passe avec l’humanitaire des grandes fortunes mondiales de nos jours. Les peuples du tiers-monde sont jugés jolis et touchants et on leur offre quelques deniers d’un pactole amassé à partir de lucratifs placements dans l’économie capitaliste mondialisée, la même qui peut affamer des populations entières, exploiter à très bas coût et cramer plus de mille personnes dans une usine de textile à Dacca au Bangladesh en 2013. Ce n’est donc pas un don. C’est à peine une retenue sur salaire, pour éponger les quelques dommages collatéraux provoqués par l’avidité de leur fortune qui ne demande qu’à croître, sans scrupule aucun.

 

Mauvais pour votre conscience, bon pour leur portefeuille

 

Mais si Bill et Melinda donnent toute leur fortune, ne se laissant que de quoi avoir un jet privé, plusieurs maisons et des centaines de SMIC par an, c’est déjà bien, non ? Préférait-on qu’ils gardent tout pour eux ? Non, on préfère que leur fortune, que RIEN ne justifie à des montants pareils soit récupérée et redistribuée par des peuples souverains et responsables, selon des lois et des critères de justice.

Car ce que l’humanitaire a permis ces 30 dernières années, c’est de laisser aux riches, à un niveau mondial, le soin de choisir où était le juste, où était le pathétique, où était l’urgence. Ces choix, qui sont toujours corrélés à leurs intérêts économiques, s’appuient alors sur la force armée des États occidentaux qu’ils contrôlent directement ou indirectement, par la voix des médias ou des idiots utiles et corrompus comme « BHL », ou tout simplement des politiques qu’ils manipulent.

Ensuite, ce que la rhétorique humanitaire a permis, c’est que, pour les peuples occidentaux, la culpabilité devienne un art de vivre. Nous fuyons les humanitaires la tête basse, acceptant leur discours selon lequel nous serions les membres friqués d’un pays riche, alors que la grande majorité d’entre nous, salariés ou petits indépendants, ne sommes pour rien dans le cours destructeur de l’économie mondiale. Et que nous n’avons pas, dans ce contexte, les moyens de sacrifier une partie de notre paye à une cause lointaine. Pendant ce temps, les vrais responsables, par leur management ou leurs placements, apparaîtront comme les bienfaiteurs de l’humanité tandis que vous, pauvres bougres, vous serez les pourris gâtés de la mondialisation. Pour eux, tout baigne : le montant de leurs dons défiscalisés sera compensé en moins d’un an par leurs gains sur le grand jeu de plateau qu’est la mondialisation. Pour nous, ça sera de pire en pire à mesure qu’ils sabreront dans les acquis sociaux de notre « pays riche » à force d’avoir détourné notre attention de nos droits en nous montrant d’un doigt culpabilisant le pauvre du Sud qu’ils détroussent et exploitent tout autant.

Que faire lorsque vous vous retrouvez face à un humanitaire qui, s’il ne réussit pas à vous arrêter, parviendra à vous faire culpabiliser ? – D’abord, se rappeler qu’il ne travaille pas pour l’ONG mais pour une entreprise sous-traitante et qu’il est un expert du pathos plutôt qu’une jeune personne impliquée devant laquelle il faudrait s’incliner. – Ensuite, ne pas accepter le discours sur le pays riche dont vous feriez partie. Ce pays est inégal, il crée aussi du malheur qui n’est pas feint. D’ailleurs, avoir conscience de sa chance, c’est d’abord se battre pour conserver des droits et sa dignité et c’est exactement l’inverse que cette rhétorique dépolitisée et émotionnelle vous demande. – Enfin, se dire que cautionner le discours et l’action humanitaires, c’est légitimer une nouvelle forme de colonisation douce dans les formes, mais qui génère pauvreté et violence, et que ces ONG refusent de contester, car elles travaillent main dans la main avec les États et les entreprises qui la mènent.
Le discours humanitaire veut nous empêcher de penser ce scandale en nous demandant de baisser la tête. Refusons ce jeu-là.

Car désormais, faire de l’humanitaire éthique, durable et responsable, ce n’est pas donner aux pauvres, c’est, urgemment, reprendre aux riches.