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Lundi matin le réveil fut rude.  Nous apprenions que le gouvernement grec avait accepté les « réformes » demandées par les ministres des Finances européens, au sein de l’ « Eurogroupe », à commencer par le sinistre ministre allemand, Wolfang Schaüble, un défenseur fanatique de l’ordre capitaliste. C’est une terrible déconvenue pour ceux qui se soucient du sort du peuple grec. Avant de tirer les conclusions qui s’imposent, résumons ce qu’il s’est passé ces deux dernières semaines.

Fin juin, Alexis Tsipras, le Premier ministre grec, était sur le point de signer un plan de réformes qui s’en prenait clairement au peuple, comportant hausse de la TVA (l’impôt le plus injuste qui soit, car ne prenant pas en compte les différences de revenus, et frappant donc plus durement les pauvres), baisse des retraites, privatisation des entreprises publiques, hausse de la taxe sur l’électricité. Tout ça dans un pays où un tiers des habitants vivent sous le seuil de pauvreté, et afin d’obtenir une aide des autres pays européens pour rembourser une dette dont beaucoup s’accordent à dire qu’elle n’est pas remboursable !

Une dette qui n’est pas due à la « paresse » des Grecs, mais à des décennies d’ingérence étrangère, à l’effacement de la dette allemande dans l’après-guerre, mais aussi un système de corruption au bénéfice des marchands d’armes français et allemands : l’armée grecque pèse lourd dans le budget national, sous prétexte de tensions historiques avec le voisin turc, mais surtout parce que ses dépenses sont biens entretenues : en 2013, un ancien ministre de la Défense a été condamné pour avoir touché 8 millions d’euros de pots-de-vin d’une société allemande, pour commander d’énièmes équipements militaires, et il semblerait que cette pratique soit répandue. Puis, il y a eu l’emballement des taux d’intérêt que les crétins de banquiers et de financiers ont créé lorsqu’ils ont appris que les comptes sur lesquels ils spéculaient n’étaient pas fiables. Cette dette pour laquelle les Grecs ne sont pour rien a été rachetée en 2010 par les États européens lorsque les marchés ont été pris de panique, se renvoyant la patate chaude, afin d’éviter une nouvelle crise économique. Voilà la situation absurde : la Grèce doit obtenir de l’aide auprès de ses voisins pour rembourser l’argent qu’elle leur doit désormais, tandis que banquiers et financiers responsables de ce marasme dorment en paix.

Discours haineux envers la démocratie

Comme Alexis Tsipras est ministre d’un gouvernement classé à la gauche radicale, faits de militants ayant des convictions et une détestation profonde de cette politique dégueulasse et inefficace qu’on nomme austérité, il a finalement orchestré un retournement de situation inédit dans une négociation européenne : il a annoncé en direct à la télévision grecque que ce qui se décide dans les cénacles de l’Eurogroupe, ce cercle des ministres des Finances européens (tous des technocrates qui n’ont pas été choisis par leurs citoyens – avons-nous choisi Michel Sapin par exemple ?) pour l’avenir des peuples, devra être tranché, pour une fois, par les électeurs. Tandis que les bourses européennes, ces poules mouillées dont les vapeurs influent sur la santé de nos économies, s’affolaient, inquiètes, les dirigeants européens ont crié leur mécontentement.

Celui qui a fait fort en la matière, c’est le président du Parlement européen. Le Parlement européen, vous savez, c’est l’instance à qui on nous demande de transférer nos pouvoirs nationaux, car c’est un parlement, c’est cool, c’est bien, même si 80 % des décisions sont votées de concert par les partis de gauche et de droite qui sont d’accord sur l’essentiel (l’économie mais, pour le reste, on peut discuter). Son président donc, Martin Schultz, un allemand « social-démocrate » (ne cherchez pas la définition, ça ne veut absolument rien dire) a proposé, au lendemain de l’annonce, que le gouvernement de Tsipras soit remplacé par un « gouvernement de technocrates ». Qu’est-ce donc que cela ? C’est simple, c’est un gouvernement qui a des pouvoirs exceptionnels pour prendre des décisions pour lesquelles son peuple aurait dit majoritairement « non » et qui ne rend de compte à personne car « lui il sait ».

Wolfgang Schaüble, le ministre des Finances allemand, est aussi de cet avis. Il avait d’ailleurs dit au sujet de la France, en avril dernier, qu’elle serait « contente que quelqu’un force le Parlement, mais c’est difficile, c’est la démocratie ». Autrement dit, que ses dirigeants puissent y faire des réformes libérales plus facilement en hâtant les choses et en évitant de longs débats. Le ministre de l’Économie Emmanuel Macron a dû suivre ses conseils, puisqu’il a utilisé trois fois le 49.3 pour faire passer sa loi-paquet sans débat au Parlement !

Ah la démocratie ! Comme c’est embarrassant ! Être obligé de demander l’avis des gens alors qu’on sait ce qui est bien pour eux ! Quelle perte de temps ! Forcément, des oligarques comme eux ne supportent pas l’idée qu’on demande à des citoyens quelconques de se prononcer sur leurs « plans de réformes ». Ce n’est pas du tout conforme à leur conception de la politique.

Chantage puis extorsion d’un accord

Le dimanche suivant, 5 juillet, les Grecs ont fêté la victoire du NON à 61%. « Attention à la gueule de bois », prévenaient alors nos éditorialistes et chroniqueurs à la botte du système.

Malheureusement, ils avaient raison. Suite à une décision « technique, pas politique » (mon œil), les dirigeants de la Banque centrale européenne (BCE), de sales technocrates qu’on ne voit jamais, ont décidé dès le lundi de ne pas rouvrir les robinets de liquidités à la Grèce (robinets qu’ils avaient fermé une semaine avant le référendum, histoire de créer une ambiance sereine et propice à la réflexion démocratique), bloquant de fait l’économie du pays.

Tsipras a multiplié ensuite les concessions pour obtenir de l’air, alors qu’on l’étranglait sans vergogne en empêchant les banques de rouvrir et donc en paralysant l’économie de son pays, mais aussi le fonctionnement même de l’État. D’abord il a demandé la démission de son ministre de l’Économie. Yanis Varoufakis n’avait pas la décence de porter une cravate et il parlait publiquement des réunions de l’Eurogroupe en des termes peu flatteurs. Ensuite, le Premier ministre a remis sur la table l’accord qu’on lui proposait avant le référendum, en enlevant les choses les plus révoltantes comme la taxe sur l’électricité et la dérégulation du droit du travail, mais en gardant beaucoup d’horreurs aussi, et en faisant voter le tout en urgence par le Parlement grec.

Le lendemain, samedi 11 juillet, les dirigeants allemands le snobaient : selon eux, il y avait désormais un problème de « confiance » avec le gouvernement grec. Sans rire, ils avouaient que le référendum avait posé problème. Tsipras avait trahi le deal technocratique qui est la base de l’Europe qu’on nous vend : NE JAMAIS DEMANDER LEUR AVIS AUX CITOYENS. Tout faire dans leurs dos.

Tandis que la Grèce agonisait,  les « négociations » de dimanche 12 à lundi 13 juillet ont abouti au plan de réformes le plus injuste et dégueulasse du monde, bien pire que ce que les citoyens grecs avaient rejeté (à 61 %, répétons-le encore et encore !) une semaine auparavant : le gouvernement grec doit « réexaminer » les lois sociales qu’il a votées depuis son arrivée au pouvoir, il doit augmenter la TVA, réduire les retraites, et, dans le genre bâtard, mettre en place un fonds de privatisation à hauteur de 50 milliards d’euros, supervisé directement par les fonctionnaires européens ! Autrement dit, tout bazarder. D’ailleurs les charognards zonaient dans les couloirs de Bruxelles au moment des réunions. Le groupe français Vinci s’est déjà porté volontaire pour racheter les 14 aéroports publics que la Grèce va devoir lâcher (l’autre groupe qui s’est dévoué pour participer à cette curée est allemand). Quant au référendum, il n’en est même plus question. Réduire la dette, n’en parlons pas.

Que s’est-il passé ? Pourquoi Tsipras a accepté une chose pareille ? On ne le sait pas vraiment. La présidente du Parlement grec, troisième dans le rang des dirigeants grecs, a fait part publiquement de sa sidération face à une telle conclusion. Pour elle, le Premier ministre « est aujourd’hui l’objet d’un chantage utilisant l’arme de la survie de son peuple ». En tout cas, la Grèce est condamnée à souffrir pendant des décennies, à privatiser, à déréguler, et tout ça au profit de qui ? Des grands groupes, principalement allemands et français, qui vont pouvoir venir racheter toutes ces entreprises publiques, profiter des dérégulations commerciales pour envahir le pays de leur camelote, et envoyer leur bourgeoisie se dorer la pilule là-bas avec des salades encore moins chères et des serveurs encore moins payés.

Pourquoi défendre l’Union européenne et sa monnaie ?

Face à ce marasme, on entend encore des gens pour se désoler que la « belle idée » européenne soit ainsi dévoyée par les méchants qui ne pensent qu’à eux.

Mais quelle belle idée ? Quand est-ce que l’Union européenne et sa monnaie – qui permet de mener à la baguette un gouvernement démocratique et ultra-légitime, grâce à son référendum gagné – ont été de merveilleux outils de paix entre les peuples ? Qu’y avons-nous gagné ? Un petit inventaire s’impose :

La prospérité ? On ne va pas s’appesantir sur cet argument, les résultats sont là et visibles pour tous. Ceux qui profitent de l’euro sont essentiellement les Allemands, et encore, pas tous, car on compte beaucoup de pauvres en Allemagne, bien plus qu’en France. Donc la prospérité oui, mais pour qui ?

L’entente entre les peuples ? Les grands pays décident pour tous les autres. Ces sommets où l’on nous fait croire que tout le monde a sa voix, de la Lituanie à l’Espagne, sont un lieu où le gouvernement allemand, première économie de la zone, impose sa loi, tandis que les Français font les « bons flics » un peu soumis. En France, l’élite reste très germanophile car elle prétend regarder Arte et met obligatoirement ses enfants en allemand première langue, mais à part elle tout le monde commence à détester ce pays qui donne des leçons à ses voisins. On est toujours à deux doigts de la blague sur le IIIème Reich, donc qu’on n’aille pas nous raconter que la « grande aventure européenne » n’a fait que nous rapprocher. Elle a rapproché les oligarchies des différents pays qui gouvernent ensemble pour détruire les protections sociales et le droit du travail. Eux sont copains comme cochons, nous nous reparlons casques à pointe et revoyons la Grande Vadrouille.

L’indépendance ? On nous raconte que, face aux Chinois et aux Américains, on a eu raison de se serrer les coudes. La bonne affaire : l’est de l’Europe est infesté de bases militaires américaines, les services secrets allemands travaillent ouvertement pour la NSA afin d’espionner l’Europe entière, tandis que le gouvernement français, qui a officiellement le rôle de « mou du genou » dans cette grande alliance, refuse d’accueillir Snowden – cet ancien technicien de la NSA qui a révélé au monde l’ampleur des écoutes américaines – ou Assange – fondateur de l’association Wikileaks, qui fait fuiter les secrets du gouvernement nord-américain – tout en roulant des mécaniques à base de gaullisme et de porte-avions nucléaire.

La libre circulation des biens ? L’utopie du libre-échange, que la Commission Européenne veut maintenant étendre aux États-Unis en négociant secrètement le traité Transatlatique , contribue au chômage et à la précarisation des salariés, en mettant en concurrence des pays qui n’ont pas les mêmes normes.

La libre-circulation  des personnes ? C’est l’argument ultime pour défendre l’euro et sa zone : c’est quand même bien pratique pour aller se faire un « petit week-end » et goûter aux charmes d’une capitale de l’Union. Mais qui fait ça ? D’abord, les pays qui ne sont pas ruinés : Hollande, France, Allemagne… Eux déversent en effet leurs touristes sur les plages d’Europe du sud et envoient leur jeunesse vomir dans les rues de Barcelone ou Athènes. On revient de Varsovie ou de Madrid en s’exaltant sur les prix « incroyablement bas » de l’alcool et de la nourriture. La réussite de nos vacances repose en partie sur l’inégalité incroyable que nous entretenons avec nos « frères européens », inégalité rendue visible et accentuée par l’euro. Et, au sein de ces pays riches, qui peut faire ça ? Une minorité, car seuls les 10 % les plus riches prennent l’avion au moins une fois par an. Alors la mobilité oui, mais pour qui ?

Actuellement, seuls les membres du Front national osent parler publiquement de sortie de l’euro et du caractère intrinsèquement anti-démocratique de l’UE [Erratum : comme l’ont fait remarqué plusieurs lecteurs, le FN n’est pas le seul parti politique à prôner la sortie de l’Euro. Cependant il nous semble qu’il est, par simplification médiatique, le plus audible sur cette question]. Par conséquent, les gens des bords opposés n’osent pas détester cette Union. Ils ont peur de faire « trop nationaliste », et c’est ainsi que la technocratie européenne nous tient tous par nos bons sentiments. Il n’y aurait pas d’alternative : l’Europe des banquiers ou le « repli sur soi », les gouvernements de technocrates ou le « nationalisme » , les europhiles ou le Front national.

Eh bien si, il peut y avoir une autre voie. Car le fait que nous ayons tous vibré, tremblé et finalement pleuré pour la Grèce et ses habitants montre que, désormais, être solidaire entre peuples d’Europe c’est être contre l’Union européenne.