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On réservait autrefois le nom de « 50 pas du roi » à la bande littorale que s’octroyait le souverain pour se défendre des incursions ennemies et d’où les particuliers étaient interdits de séjour. Au 16ème siècle, toujours préoccupé par la défense du territoire, l’État français définit un statut privilégié pour ses côtes qu’il déclare inaliénables et inviolables. Aujourd’hui, ce ne sont plus des troupes ennemies qui menacent de débarquer mais toute une faune nouvelle qui a envahi le littoral : promoteurs immobiliers, retraités privilégiés, bourgeois en résidence d’été, hôteliers et plagistes en tout genre se bousculent sur le sable et les galets. Pour se protéger des dégâts de l’urbanisation effrénée, la France s’est pourtant dotée d’une loi Littoral encadrant fortement le développement des activités économiques et touristiques sur ses côtes. Mais, outre ses insuffisances de départ, cette loi affronte l’opposition des nombreux exploitants et souffre d’une application irrégulière. Surtout, elle ne peut contrecarrer les phénomènes de ségrégation spatiale qui voient les riches s’approprier certaines portions du littoral, excluant les plus modestes du fait de l’augmentation des prix de l’immobilier. En revenant sur son historique et ses manquements actuels, on peut utilement rappeler les dangers qui pèsent sur cette législation protectrice du littoral dont plusieurs bilans récents pointent le dépeçage progressif entrepris par les lobbies économiques et les politiques qui les soutiennent. L’attractivité du littoral met en lumière des luttes territoriales qui reposent la question de l’extension du domaine public et des limites de l’appropriation privée des espaces communs.

Les nouveaux pas du roi

L’été dernier, près de Cannes, la famille royale saoudienne, venue en vacances accompagnée de sa cour dans sa luxueuse villa de Vallauris, décide en toute illégalité de privatiser une plage. Peu de temps après leur arrivée en berlines, une dalle est coulée en vue d’installer un élévateur et un escalier pour le confort de son altesse. Alors même que des ouvriers s’apprêtent à sceller le tunnel servant d’accès au public, la préfecture suspend les travaux… avant de les laisser reprendre. Car malgré ces infractions évidentes, le roi Salmane et sa délégation de 500 personnes obtiendront l’autorisation de les poursuivre et garderont la plage, diplomatie oblige. Excédés, les riverains qui empruntent habituellement le passage désormais fermé vers la plage de la Mirandole manifestent leur mécontentement et une pétition circule. Comme on pouvait s’y attendre, les protestations n’y changèrent pas grand-chose, et la garde rapprochée du roi Salmane se mit à patrouiller tout le mois d’août pour en bloquer l’accès aux promeneurs. La tranquillité du monarque était ainsi assurée.

Si l’appropriation brutale par des étrangers fortunés d’une plage publique a de quoi indigner, elle ne doit pas faire oublier les attaques régulières et intérieures lancées sur le littoral, source inépuisable d’avidité immobilière et commerciale. Car de l’argent, on peut en faire ! Hôtels, clubs de plage, activités nautiques, lotissements neufs etc. L’espace littoral suscite de nombreux intérêts touristiques, résidentiels et économiques. Preuve de cet engouement, la construction de logements y est restée trois fois plus élevée que dans le reste de la France ces vingt dernières années. Cette urbanisation démultipliée occupe de plus en plus d’espace et attire principalement des retraités aisés tendant à faire du littoral « un ghetto de vieux riches »  d’après l’expression du géographe de Yves Lebahy , peu favorable à l’installation des jeunes et des plus modestes. Sur certains points de la côte, les plus de 60 ans constituent maintenant près de 40 % de la population ce qui impacte lourdement les économies locales. Car certes ces « vieux riches » présentent un fort pouvoir d’achat et un haut niveau de vie mais génèrent avant tout des services et des emplois peu qualifiés (maisons de retraite, centres médicaux, etc.) et suscitent des flambées sur le marché foncier qui pénalisent les jeunes et les travailleurs.

Comment gérer cet afflux massif et les multiples activités qui profitent du littoral ? La France est déjà protégée depuis 1986 par une loi Littoral qui limite la prolifération d’installations commerciales et empêche la confiscation du littoral par les riches souhaitant y installer leurs résidences secondaires et se garder quelques coins de villégiature. À l’époque, le survol en hélicoptère de la côte méditerranéenne avait alerté les pouvoirs publics sur les dégâts liés à un développement économique et touristique hors de contrôle et suscité un large consensus pour l’adoption d’une loi d’encadrement. Face aux ravages du bétonnage à tout-va, cette législation protectrice défend l’idée que ces zones d’importance ne peuvent être abandonnées à des intérêts particuliers et impose un développement harmonieux. La défense du territoire, la préservation des écosystèmes et, tout simplement, la possibilité de profiter d’espaces agréables sans devoir stopper sa promenade devant un grillage ou un écriteau, sont devenus incompatibles avec la mainmise des propriétaires privés. Mais les récentes évolutions font primer l’aménagement sur la préservation, malmenant cette volonté historique de protéger les littoraux des pressions immobilières et économiques. En réplique, le Conservatoire du littoral s’investit dans le rachat des zones côtières afin de les protéger de l’artificialisation et d’en restituer la gestion aux communes et aux collectivités locales capables de garantir leur pérennité. De cette façon, l’État se substitue aux propriétaires privés mais le manque de moyens le tient encore très éloigné de son objectif de reconquête du littoral français…

Chacun dans son coin

Concrètement, comment cela se passe-t-il ? La loi Littoral interdit toute construction de bâtiments à moins de 100 mètres du rivage et oblige les communes situées à proximité à ménager des espaces libres. On évite ainsi la formation d’un front bâti continu le long de la mer qui vous bouche la vue et vous interdit le passage (dans le cas où vous ne pourriez vous offrir un transat sur la plage privée du Carlton à Cannes à 51 € la journée). Autour du littoral, se développent constamment des luttes territoriales qui voient s’affronter des intérêts économiques particuliers, ceux des plus riches, qui achètent des villas, ouvrent des complexes hôteliers, des restaurants, des clubs etc. et l’accès libre à ces espaces majoritairement fréquentés par les classes populaires. Comme toujours, il s’agit pour les plus riches de privatiser l’endroit afin de s’épargner la foule et trier le voisinage, histoire de se constituer un douillet entre-soi. En France, c’est une pratique très répandue : une plage, un musée, une maison d’artiste, une île etc. rien d’inaccessible tant que vous avez l’argent ; les agences qui s’occupent de vider les lieux et de régler les détails administratifs pour satisfaire les caprices de quelques clients fortunés, moyennant d’importantes commissions, sont légion. Lorsque rien ne s’oppose à leur rapacité, les riches s’emparent des espaces les plus prisés tandis que les pauvres sont repoussés aux marges. Dans une grande ville comme Paris, de plus en plus de travailleurs modestes sont contraints de s’installer en proche banlieue alors que certains arrondissements du centre comptent des millions de m2 d’appartements vides (soit 10 % du parc total !).

La question plus large posée par les luttes autour du littoral est celle de l’appropriation privée d’espaces communs : quelles zones peuvent tomber dans la spéculation marchande qui fixera un droit d’accès ou d’usage amenant l’exclusion des plus modestes ? Le mouvement de privatisation des autoroutes françaises dans les années 2000 rappelle l’actualité et le déplacement permanent du critère de bien collectif. Jusqu’à quel point lacs, plages, forêts peuvent-ils sortir du domaine public ? Des économistes libéraux peuvent envisager la privatisation de n’importe quel espace, y compris le bitume sur lequel nous marchons. On imagine déjà les trottoirs détériorés des quartiers modestes couverts de nids de poule ou aux pavés descellés face aux trottoirs impeccables et inaccessibles des beaux quartiers. Le littoral, comme tout espace convoité, connaît ces mêmes processus de ségrégation sociale que la loi Littoral ne peut annuler. Il s’est ainsi rapidement formé un littoral pour les riches et un littoral pour les pauvres.

Plages pour riches, plages pour pauvres

Tous les étés, c’est le même défilé sur la Côte d’Azur, l’un des littoraux français parvenus au stade avancé de bétonnisation. Pour les riches qui n’ont pas déjà installé leurs villas quelque part sur les 200 kilomètres de côte surchargés, il reste les hôtels 4 à 5 étoiles dont une bonne partie en France se masse entre Toulon et Nice. Avec un tel pôle d’attraction pour hauts revenus, c’est toute une clientèle de millionnaires qui se presse sur les plages varoises. Les boutiques de luxe (Dior, Bulgari, Fendi, etc.) se déploient dans le centre-ville et les marques prestigieuses telles que LVMH (propriété de Bernard Arnault) rachètent à tour de bras les commerces traditionnels pour des sommes faramineuses. Quand les riches jettent leur dévolu sur un endroit, ce sont les locaux qui sont priés de plier bagage. Les plus récalcitrants attendront l’élévation des loyers et des taxes d’habitation qui les forceront à fuir. À Saint-Tropez, les commerçants historiques ne luttent même plus : « De toute façon, on n’a pas les moyens de contrer LVMH », conclut l’un d’entre eux résigné. Si en 2012 La Voile rouge, célèbre club de plage privé, a fini détruit par la préfecture, preuve d’une certaine vigueur de la loi Littoral, on ne manque toujours pas d’endroits pour sabler le champagne, à l’instar de l’hôtel Byblos, premier distributeur mondial de la marque Roederer. Les boîtes en ville, à quelques mètres des yachts amarrés, se situent toutes dans la même gamme de prix. Et pour ceux qui n’ont pas les moyens, restent les campings plus abordables de Palavas-les-Flots.

Des attaques politiques

Si globalement la loi Littoral a permis de freiner l’urbanisation non maîtrisée, elle reste encore la proie d’attaques politiques qui cherchent à en réduire la force de frappe afin de ménager des clientèles locales. Des assouplissements importants ont pourtant été concédés ces dernières années alors même que beaucoup de permis de construire illégaux échappent à la vigilance de la préfecture et profitent d’interprétations généreuses de la jurisprudence. Qu’il s’agisse de particuliers installant leurs villas en bord de mer ou de commerces et d’hôtels grignotant toujours plus d’espace commun, des passe-droits sont ainsi régulièrement accordés. En revanche, l’appellation « espace remarquable » qui ouvre un statut privilégié aux zones fragiles et écologiquement importantes reste largement sous-employée. De nombreuses communes n’ont toujours pas identifié leurs espaces remarquables et ne cherchent pas à bénéficier des protections supplémentaires qui entravent bien souvent les logiques d’aménagement touristique et commercial.

Les plagistes/les exploitants, eux, ont souvent du mal à se plier à la loi Littoral et rechignent devant l’obligation de démonter leurs installations six mois par an. Beaucoup abusent de la notion extensive d’ « aménagement léger » pour imposer la permanence de leurs constructions et donc leur existence continue sur les bords de mer et des grands lacs. Depuis longtemps, des groupements de plagistes ralliés à des syndicats patronaux exigent dans certaines zones l’octroi de statuts dérogatoires pour « haute fréquentation touristique ». Les quatre communes d’Antibes, Cannes, Nice et Cagnes-sur-Mer regroupent une centaine de concessions rapportant près de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel ce qui figure bien la taille imposante de ce lobby. Récemment, c’est le décret plages de 2006 abaissant la part d’occupation du domaine public de 30 % à 20 % qui déchaîne un tir de barrage. C’est oublier que ces mêmes plagistes profitent de dérogations généreuses et qu’une application stricte du décret annoncerait la fermeture de plusieurs dizaines d’établissement qui contreviennent lourdement à ces normes et appellerait des milliers de matelas à être évacués des plages. Cherchant à appuyer leurs revendications, ils n’hésitent pas à recourir au chantage à l’emploi, annonçant des destructions de jobs pour des saisonniers déjà corvéables à merci. Et c’est sans compter sur la complicité d’élus à la recherche de clientèles électorales et appâtés par les redevances que les exploitants reversent aux communes. Le député-maire Les Républicains Christian Estrosi (Nice) et le sénateur-maire LR Louis Nègre (Cagnes-sur-Mer) ont ainsi récemment proposé un amendement pour transférer la compétence des plages des communes aux métropoles. La manœuvre est simple : à défaut de pouvoir faire sauter les décrets, il s’agit de peser plus fortement dans les négociations avec le gouvernement en passant par la voix puissante des métropoles pour obtenir davantage de dérogations « exceptionnelles ». Le président de la chambre de commerce et d’industrie de Nice Côte d’Azur, Bernard Kleynhoff, le dit plus simplement encore : « La modification du décret, nous ne l’obtiendrons jamais ! Mieux vaut avoir des dérogations et tout ce qui nous reste à faire, c’est de manifester… ». En janvier 2014, Odette Herviaux, sénatrice PS, rejointe par le sénateur LR Jean Bizet, suggère à son tour de « décentraliser l’interprétation et l’application de la loi » via des chartes régionales d’aménagement du littoral et dépose un amendement dans ce sens. Même objectif, méthode différente : on cherche ce coup-ci à diluer la loi dans des adaptations régionales qui laisseront la porte ouverte à tous les marchandages. Le but visé est de faire primer des arbitrages locaux sur l’application nationale de la loi pour mieux l’affaiblir et s’y soustraire. Comme dans le cas du patronat qui entend faire dominer sur le Code du travail des accords par branche, la modulation de la loi Littoral pour chaque portion des côtes ne peut que favoriser le poids de lobbies et syndicats patronaux de proximité inquiets pour les bénéfices économiques attendus et reléguant en arrière-plan toute autre considération.

Littoral exploité et risques partagés

Preuve que la sagesse des exploitants économiques rencontre rapidement quelques limites, à Saint-Martin, dans les Antilles françaises, certains hôtels construits pendant la fièvre immobilière pourrissent désormais sur la plage attendant que la collectivité prenne en charge leur réhabilitation. Les possibilités d’adaptation du droit en Outre-mer ont largement démontré leurs effets néfastes sur l’environnement. Et le prix à payer n’est pas seulement la dégradation des paysages, mais parfois également la sécurité des riverains. D’après une mission d’information du Sénat, la tempête Xynthia qui avait frappé en février 2010 la côte ouest en France, causant au passage des dizaines de morts et plusieurs milliards d’euros de dégâts matériels, « n’aurait probablement pas fait autant de victimes si elle n’avait pas été précédée par une pression immobilière qui a conduit à la construction de maisons dans des zones visiblement inadaptées à cet usage ». Les inondations meurtrières dans les Alpes-Maritimes en octobre dernier ont rappelé les conséquences de l’urbanisation excessive qui empêche les sols d’absorber l’eau de pluie. Des règles d’urbanisme existent, mais elles ne sont pas systématiquement prises en compte, soit par ignorance soit en vue d’arranger certains administrés. Particulièrement touchée, Cannes a décidé par la voix de son maire de lancer une campagne de solidarité auprès du monde du cinéma et du luxe pour éponger une partie des dégâts avec l’espoir que Sharon Stone s’en trouve assez émue pour signer un chèque. Mais comme souvent, si l’appropriation est privée, les coûts à supporter lorsque le risque écologique se matérialise sont d’abord collectifs.

Pour saisir l’intérêt de la loi Littoral en dépit de ses insuffisances, et rappeler la nécessité de son renforcement, il suffit de jeter un œil sur des littoraux voisins plus sinistrés encore à l’instar des plages espagnoles et italiennes. En Espagne, on assiste également depuis 2013 au détricotage des dispositions protectrices formant l’équivalent de la loi Littoral française. Mais le cas le plus parlant reste Monaco : la principauté, envahie d’hôtels de luxe et de palaces, coincée sur sa mince bande de littoral, se lance désormais dans la création de plages artificielles pour bétonner toujours plus. Les riches, pris au piège de leur propre isolement, se trouvent désormais contraints de se pousser des coudes pour l’accès à la mer, une plage venant se rajouter à la précédente sur le Rocher monégasque. En France, la loi Littoral prévient ces excès mais ne stoppe pas la ségrégation spatiale alors que les riches guettent toujours l’occasion de s’affranchir des dispositifs contraignants, aidés en cela de quelques élus qui s’emploient à torpiller les politiques protectrices incompatibles avec les intérêts d’une minorité.