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InflexiblesLogoOn entend souvent dire que les Français ne s’engagent pas assez, qu’ils ont déserté les partis politiques et les syndicats. D’après les enquêtes de confiance, les syndicats et les partis sont d’ailleurs les institutions dont les gens se méfient le plus. Et c’est particulièrement le cas des moins de trente ans. Alors, pourquoi ce dégoût ? Est-ce parce que chacun préfère s’occuper de son « petit moi », que « l’individualisme » a pris le dessus, comme le disent les intellectuels et les militants soucieux de se dédouaner de la méfiance qu’ils suscitent ? Non, c’est parce que les lieux d’engagement que sont les syndicats et les partis sont trop souvent confisqués par une élite, même lorsqu’ils sont dédiés à la contestation de l’ordre social. Si les gens s’en détournent c’est parce que leurs accès sont verrouillés, et que ces organisations sont d’énormes machines à décourager et à dégoûter de la politique. Pourtant, certaines initiatives montrent que les organisations collectives ne sont pas vouées à l’échec. On peut permettre aux gens de s’engager politiquement à certaines conditions.

Le  dégoût de la politique commence au lycée et à la fac : historiquement fondés par des partis de masse, organisations de jeunesse et syndicats lycéens et étudiants sont devenus des organismes trustés par les plus aisés et les plus diplômés. Ainsi, L’Union nationale lycéenne (UNL) ou l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), qui tentent de prendre la tête des mouvements sociaux et négocient – au nom de la jeunesse – avec le gouvernement, sont, depuis plusieurs décennies, invariablement dirigés par le même type de personne : des citadins de classe moyenne supérieure comme Bruno Julliard (dirigeant de l’UNEF pendant le mouvement contre le Contrat Première Embauche (CPE) en 2006), Jean-Baptiste Prévost (dirigeant de l’UNEF pendant le mouvement étudiant contre la loi d’autonomie des universités en 2009), Karl Stoeckel (dirigeant de l’UNL pendant le mouvement anti-CPE). Ce sont en règle général des gens qui mènent des études longues dans des universités prestigieuses et plus souvent dans des grandes écoles comme Sciences Po. L’actuel président de l’UNEF, William Martinet, fait plutôt exception puisqu’il est enfant d’infirmiers. En revanche lui aussi a le syndrome du « vieil étudiant » : à 27 ans il est encore en licence 3, car, comme beaucoup de ces dirigeants de syndicats, les études sont une couverture plus qu’une nécessité.

Outre ce décalage sociologique entre les auto-proclamés représentants de « la jeunesse mobilisée » et l’ensemble qu’ils représentent, il y a un décalage politique : la plupart des dirigeants de l’UNEF et de l’UNL ont été membres du Mouvement des jeunes socialistes (MJS) et font carrière au PS : Bruno Julliard est devenu premier adjoint au maire de Paris tandis que Jean-Baptiste Prévost a été conseiller au cabinet de l’ex-ministre de la Recherche Geneviève Fioraso. Bien que tous dénient leurs intérêts politiques durant leur engagement de jeunesse, force est de constater que le rôle de « leader jeune » est payant : avant eux, Benoît Hamon et Julien Dray avaient « fait leurs armes » comme on dit, dans les mouvements de jeunesse.

Il suffit d’observer le fonctionnement d’une organisation jeune pour saisir à quel point celle-ci constitue un camp d’entraînement grandeur nature pour le personnel politique : on y apprend à faire des tractations entre tendances politiques, et à s’en créer une. On y pratique la malversation financière sans se faire prendre (pour ça les jeunes peuvent se recycler un temps dans l’administration des mutuelles étudiantes, système obsolète incarné par la LMDE, perpétuellement en faillite et qui ne sert qu’à cet apprentissage, on apprend à parler en public pour ne rien dire pendant les mouvements étudiants et on s’y essaie aux pratiques qui ont fait date dans l’histoire du militantisme. Ainsi, quiconque observe une assemblée générale étudiante verra le tact stratégique de ces futurs attachés parlementaires : faire durer les débats pour avoir le moins de votants possible à la fin et devenir majoritaire, créer tout un tas de vices de procédure, intimider ses adversaires, affirmer “j’ai des convictions”… On s’étonne ensuite que ces AG, lieu de débat démocratique, finissent par être désertées par la majorité des étudiants. Syndicalistes étudiants et autres activistes apprennent aussi à intégrer le fait que dans les universités publiques moins de 10 % des étudiants prennent encore la peine de venir voter pour départager les petits ambitieux comme eux (Même lorsqu’une parti d’entre eux ont été dupé, en première année, par des syndicalistes qui leur font croire que l’adhésion est indispensable à la survie à la fac). Comme les députés ou les conseillers régionaux élus malgré une abstention de plus de 50 %, ils savent trouver les explications rassurantes : leurs camarades sont individualistes, ne s’intéressent pas à la politique, ne « comprennent pas » les mécanismes complexes de la vie politique de la fac, toutes ces explications qui consistent à faire porter la responsabilité aux électeurs plutôt qu’aux pitoyables candidats.

 

Ça continue dans le monde du travail : tentez par exemple de joindre un délégué syndical dans votre entreprise. Si vous êtes précaire, vous êtes plutôt mal barré : trop de syndicalistes préfèrent avoir une clientèle composée de salariés stables, ou titulaires si vous êtes dans la fonction publique, plutôt que vous et vos semblables qui n’allez de toute façon pas rester longtemps et ne constituez donc pas une assise électorale stable. C’est que le délégué syndical aussi a ses intérêts propres : il peut disposer d’aménagements horaires, de relations privilégiées avec la direction pour gérer ses propres ennuis, de la considération de ses pairs… Les élections professionnelles sont donc aux syndicalistes ce que les élections nationales sont aux politiques : des moyens de rester en place. C’est une nécessité pour qu’il puisse défendre ses collègues mais cela peut aussi être une source de motivation pour rester en place coûte que coûte, au mépris de leurs intérêts. Ce clientélisme explique pourquoi le syndicalisme néglige souvent ceux qui ne votent pas : chômeurs, précaires, jeunes travailleurs sont donc les grands oubliés de ces organisations.

Heureusement, vous pouvez aussi trouver de nombreux syndicalistes sincères et combatifs, qui vous donnent envie de vous engager. Mais eux-mêmes sont alors confrontés aux Directions Syndicales. Il se pose là le même problème que pour les étudiants : ceux qui dirigent les grands syndicats sont des professionnels qui ont en tête leur propre agenda plutôt que celui d’un mouvement social, qui n’est que comme une façon de se faire valoir auprès de leurs alliés. Le pire exemple est celui de la CFDT : lorsqu’un dirigeant signe une réforme clairement contraire aux intérêts de la majorité des salariés, ça lui réussit personnellement  :

En 1995, Nicole Notat signe la réforme de la sécurité sociale d’Alain Juppé. Pour rappel, cette réforme visait à allonger la durée de cotisations pour la retraite des salariés du secteur public et comprenait une politique de rigueur affaiblissant la sécurité sociale (droits d’accès aux hôpitaux, fin du remboursement de certains médicaments). Accusée de trahison par des manifestants qui n’ont pas cessé de descendre dans la rue malgré la signature de son syndicat, Nicole Notat se recycle en 2002 dans un cabinet d’audit et de notation des entreprises, Vigeo. On lui confie régulièrement des missions de réflexion et elle préside depuis 2011 le club du « Siècle », où se réunit régulièrement tout le gratin de l’élite politique, économique et médiatique française.

En 2003, c’est son successeur, François Chérèque, qui se fait copieusement insulter pour avoir aidé à entériner une nouvelle réforme des retraites, et rebelote en 2010 où il prend cette fois-ci part à la contestation mais en la maintenant à un niveau tout à fait raisonnable. En 2013, un an après la fin de son mandat à la CFDT, le conseil des ministres lui octroie le grade de haut fonctionnaire (Monsieur Chérèque était éducateur spécialisé au début de sa carrière syndicale) comme inspecteur général des affaires sociales rémunéré plus de 7 000 € nets par mois, tout en étant président du think tank du PS Terra Nova. Lorsqu’on est salarié et syndicaliste, collaborer avec le patronat peut donc permettre une ascension sociale fulgurante. On peut d’ores et déjà promettre à Laurent Berger, actuel président de la CDFT, une brillante ascension, vu le zèle qu’il déploie à répéter les éléments de langage du gouvernement et du MEDEF. Il est probable que ces situations se répètent à des niveaux inférieurs, et on comprend donc mieux la mollesse de nos directions syndicales.

Lorsque vous êtes dirigeant syndical, il y a d’ailleurs des manières moins visibles que la signature d’un accord pour tuer un mouvement social. Voici quelques ficelles :

  • Plutôt que de prendre le risque d’appeler à une semaine de grève générale, lancez quelques journées isolées.
  • Pour avoir des manifestations étoffées mais pas monstrueuses, organisez-les en semaine, de manière espacée. L’objectif des dirigeants syndicaux n’est pas de créer un rapport de force entre la population et le gouvernement mais entre eux et lui. 200 000 personnes devraient suffire pour négocier.

Comme toutes les directions ne font pas ça, il est devenu à la mode, chez le gouvernement et des médias qui lui sont favorables, de les trier entre « syndicats réformistes » (avec qui ont peu parler, qui sont constructifs, etc.) et « syndicats contestataires » (qui bloquent tout, qui sont « rétrogrades », « ringards », « tout droit sortis du 19e siècle », etc.). Dans une carrière syndicale, mieux vaut être « réformiste » que « contestataire », sinon vous n’aurez pas votre grade de haut fonctionnaire.

 

Du côté des partis, l’engagement est devenu aussi très difficile : la plupart des organisations politiques ont renoncé à devenir des « partis de masse ». Comme la majorité d’entre elles se sont converties au libéralisme, et qu’il n’est donc plus question de discuter d’alternative, d’injustices et d’inégalités, mais de bons ajustements (les quotas de pèche, la TVA sur les les bouchons de liège, etc.), de plans de réformes et de communication politique (« faire-de-la-pédagogie-pour-expliquer-aux-gens-les-réformes-nécéssaires »), le Français de base n’est plus utile, ou bien seulement pour distribuer des tracts ou coller des affiches pendant les campagnes électorales. Le reste du temps, les partis réclament des étudiants de Sciences Po ou des cadres fraîchement sortis de l’ENA pour trouver les bons axes programmatiques et les bonnes stratégies pour se démarquer de l’autre candidat qui pense exactement la même chose de l’Europe, du libéralisme, des retraites, de la flexibilité et de la croissance.

Quand il n’est plus question du juste ou de l’injuste mais de l’obsolète ou de l’efficace, place aux experts ! Cette évolution a également touché les partis de ce qu’on appelait jusqu’aux années 2010 « la gauche » : le PS bien sûr, mais aussi les écologistes et les communistes. L’organisation de primaires accélère cette évolution : on ne demande plus aux militants de prendre des décisions portant sur un programme, des idées, une stratégie, mais à une frange de la population de choisir entre plusieurs candidats. Cela produit de multiples écuries qui s’activent autour de leur meilleur coursier. Comme la plupart des citoyens ne sont ni webmaster, ni expert en communication, ni économiste, et qu’ils ont autre chose à faire de leurs soirées que de jouer les palefreniers pour un étalon, ils désertent en masse les organisations politiques.

Cependant, pour « rénover la politique », les militants qui ont bien compris qu’ils faisaient fuir tout le monde ont investi en masse Internet pour y créer des « plates-formes participatives ». Le gros avantage de ces plates-formes, c’est qu’elles permettent à des gens de s’engager de manière plus flexible, sans avoir à vivre dans telle ville et passer sa soirée dans telle réunion. Mais le gros inconvénient c’est que votre rôle est purement consultatif : vous pouvez envoyer vos contributions ou vos avis mais rien ne prouve que vous allez être entendu par le sommet qui sélectionnera ce qui lui convient. Ségolène Royal avait tenté l’expérience en 2007, avec son site « Désirs d’avenir », ça s’est avéré n’être qu’un gadget marketing. Un site Internet participatif n’est démocratique que si l’action des cyber-militants a un pouvoir de contrainte sur les dirigeants. Or – pour l’instant – on en est très loin.

 

Organisations de jeunesse, syndicats, partis, tous ces modes d’engagement semblent faits pour décourager le citoyen moyen d’y trouver son compte : s’y tenir utile et s’y sentir souverain. Tous sont inadaptés à la population : alors que le monde du travail et ses réformes nous rendent de plus en plus précaires, de moins en moins aptes à maîtriser notre temps, ces organisations ne sont accessibles qu’à des gens capables d’y passer des heures et des heures. Alors que beaucoup prétendent être destinées à tous, elles sont basées sur la maîtrise de codes culturels et langagiers hautement discriminants. C’est encore plus vrai des organisations prétendument ouvrières ou anarchistes, qui requièrent un véritable mode de vie et la maîtrise de références historiques et idéologiques complexes dans lesquels ils s’embrouillent eux-mêmes [Une pensée pour les militants de la plate-forme alternative « Paris Infos Luttes », qui ont accusé notre collectif de ne pas être clair dans ses codes et nous ont dépublié car ils jugeaient notre revue “difficile à positionner” et à l’esthétique “nazie”, rien que ça]. Alors qu’elles prétendent rester ouvertes, leurs membres jugent le reste de la population de haut : il suffit de voir comment les abstentionnistes sont traités par la plupart des militants de nombreux partis : inciviques ou indifférents, au mieux ignorants et repliés sur eux. Quant aux syndicats, ils déplorent la baisse continue du nombre de leurs adhérents, et l’expliquent notamment par l’individualisme grandissant dans les entreprises, alors qu’ils permettent à bien trop de leurs chefs de faire leur bonne fortune personnelle sur le dos des millions de salariés qu’ils trahissent. Plus le droit du travail est détruit, moins se syndiquer est possible : à quoi bon le faire quand son avenir dans une entreprise n’est pas garanti ?

Beaucoup de ces organisations ne veulent de toute façon pas plus de monde. Si elles déplorent le désengagement politique et syndical de la grande majorité des gens c’est par habitude, mais leurs membres les plus ambitieux se réjouissent de pouvoir régner sur une petite cour tranquille. Activistes en herbe comme politiciens confirmés le savent : plus facile d’être élu quand il n’y a plus personne. On préfère des adhérents passifs à jours de leur cotisations et qui ne troublent par les jeux tactiques du noyau dur. Ils sont rejoints en ça par nos députés, et par tous ceux que l’absence d’engagement politique de nos concitoyens arrange : les partisans de l’ordre établi comme ceux qui, soi-disant « révolutionnaires », cherchent juste à recueillir la bonne conscience que l’engagement militant leur donne, comme d’autres cherchent la satisfaction personnelle dans l’action humanitaire.

 

Pourtant, l’expérience montre qu’il y a des moyens concrets pour que les organisations politiques et syndicales cessent d’être des machines à démobiliser et qu’elles deviennent des machines à balayer nos élites.  Nous avons relevé quatre évolutions prometteuses en matière d’organisation motivante :

  • Le contournement des instances dirigeantes : face aux tergiversations des directions syndicales et à leur mollesse devant la loi El Khomry, des syndicalistes de base ont lancé de nombreux événements Facebook pour organiser des manifestations un peu partout en France, le 9 mars. Devant l’affluence que ces lieux de rassemblement virtuel provoquaient, les directions syndicales n’ont eu qu’à s’incliner. Grâce à la défiance des syndicalistes devant leurs chefs, un mouvement social a pu s’initier. Il semblerait que les organisateurs de la Nuit Debout, jeudi 31 mars, comptent dans leur rang ces syndicalistes rebelles.
  • Toujours au niveau syndical, on peut saluer les initiatives d’organisation des moins bien représentés dans le monde du travail : les chômeurs sont, depuis les années 1990, rassemblés par le Mouvement national des chômeurs et précaires, qui juge cependant que ses liens avec les syndicats et sa force de frappe sont encore très insuffisants. On peut citer aussi les mouvements de précaires comme « Génération précaire », fondé en 2005 pour lutter contre le recours abusif aux stagiaires. Ce n’est pas un mouvement de masse, car porté sur l’action médiatique et spectaculaire, mais il a le grand mérite d’avoir attiré l’attention de l’opinion publique sur le phénomène de la multiplication des stages, travail gratuit reposant sur les espoirs des jeunes à leurs débuts dans une entreprise. Ces mouvements portant sur des points précis et des catégories habituellement écartés des politiques syndicales ont un vrai potentiel.
  • À un niveau politique cette fois-ci, il faut parler des mouvements qui font leur possible pour faire venir des gens auprès d’eux, en s’adaptant au public et en donnant de la souveraineté aux participants : il faut saluer à cet égard les organisations qui ont aboli les contraintes langagière et culturelle de l’engagement politique traditionnel : c’est très bien que, comme nous, de plus en plus de militants abandonnent le terme de « gauche », qui est davantage un code culturel qui ne parle qu’à quelques-uns qu’un vrai marqueur politique.

Le dégoût de la politique n’est pas une fatalité. Mais pour le combattre, il faut cesser de se répéter, comme on le lit continuellement sur les forums et les commentaires d’articles et comme on l’entend dans n’importe quelle discussion, que c’est parce que « les gens sont individualistes et ne pensent qu’à leur gueule ». Ce que la plupart de nos partis et syndicats sont devenus, des machines à carrière pour des dirigeants effectivement individualistes, est/joue pour beaucoup dans ce désintérêt politique de tous. Charge à tous ceux qui croient dans la nécessité de l’action collective de tourner le dos aux machines à démobiliser et de promouvoir les organisations ouvertes, motivantes et respectueuses de leurs membres.