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Jean-Charles Naouri est l’ancien directeur de cabinet du ministre des Finances du gouvernement socialiste de 1982 à 1986 et il est défini comme l’ « architecte principal de la dérégulation des marchés financiers » par… Wikipédia. Aujourd’hui, le brave homme est à la tête du groupe Casino (Leader Price, Monoprix, Casino) qui vend de la nourriture industrielle dangereuse pour la santé en exploitant les agriculteurs et les petits commerçants en France et dans le monde. Comme beaucoup d’autres, il est coupable d’avoir pris à la collectivité pour donner au secteur privé et, au passage, s’en mettre plein les poches. Portrait d’un homme clef du triomphe contemporain de l’oligarchie française.

On parle souvent du « néo-libéralisme » dans lequel on se trouverait actuellement et qui serait à la source de la dégradation de nos conditions de vie. Parfois on a le sentiment qu’il s’agit d’une sorte de force indépassable et sans tête, qui s’imposerait à nous mais aussi à nos dirigeants, qui se plieraient à ses lois par pragmatisme et parce qu’il faut accepter le réel. À l’opposé de cette approche, on aurait l’idée complotiste selon laquelle quelques individus tirent les ficelles à leur profit. On s’en doute la réalité est plus compliquée. Certains parcours, à la fois banals et cruciaux, peuvent nous aider à comprendre comment s’opèrent certaines révolutions. Les inégalités ne se creusent pas toutes seules : ce sont bien des individus (pas toujours des héritiers) qui sont responsables de l’état de la société dans laquelle nous nous trouvons. En France, la plupart d’entre eux ont su utiliser les institutions de l’État pour leur profit personnel. En passant du public au privé, en influençant les lois et en utilisant comme nous le verrons les nationalisations à leur profit, ils ont réussi, de manière plus ou moins légale, à définir notre économie selon leurs intérêts. Pour nous, cela s’est traduit par une hausse des inégalités sociales. Pour eux, un enrichissement personnel considérable.

Le PS orchestre la dérégulation financière

Pour y parvenir, ils ont pu compter sur un phénomène crucial pour comprendre l’accroissement des inégalités que connaît la France aujourd’hui (comme d’autres pays) : la dérégulation financière. Voici un graphique – créé par Olivier Berruyer pour www.les-crises.fr et basé sur des informations fournies par le Fonds monétaire international (FMI) – qui illustre à merveille ce qu’il s’est passé depuis une trentaine d’années :

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« L’index de libéralisation financière » est un indicateur créé par le FMI, cette institution internationale qui surveille et oriente les grands équilibres économiques mondiaux, et qui, dans les années 1970-80, encourage chaudement toute politique nationale qui laisserait plus de liberté au marché et à la finance. Puisque nous vous parlions des individus, notons que ceux qui travaillent au FMI font partie de la fine fleur des élites mondiales, et ont un statut en or, celui de fonctionnaire international, qui les exonère d’impôt sur le revenu. Ce revenu est plus que confortable : Christine Lagarde, sa présidente actuelle (et ancienne ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie en France, sous Nicolas Sarkozy) gagne par exemple 31 700€ par mois, non imposables, pour faire cette surveillance orientée de l’économie mondiale. Mais revenons à ce fameux indicateur : il vise à mesurer le bon avancement des mesures préconisées par le FMI dans chaque pays, afin de les comparer et de jouer un peu la compétition, comme le ferait un bon vieux maître d’école. Il se base sur le degré d’avancement de sept types de mesures, parmi lesquelles les privatisations d’entreprises publiques, la déréglementation des marchés financiers, la fin du contrôle du crédit et des taux d’intérêt, l’abandon de la supervision des banques et l’élimination des barrières douanières. Ce que l’on remarque d’après ce graphique, c’est que la France a été un très bon élève du maître FMI entre 1983 et 1997. C’est à cette période studieuse que nous devons l’état actuel des inégalités.

Que s’est-il passé ? En 1981, Mitterrand et sa clique arrivent au pouvoir. « Changer la vie », la rose au Panthéon, la foule en délire… Deux ans plus tard, le gouvernement socialiste – sous l’impulsion de Laurent Fabius, Jacques Delors et Pierre Bérégovoy – retourne sa veste (déjà) et décide de mettre en œuvre la dérégulation à marche forcée de la finance : fini le contrôle du crédit et des taux d’intérêt, on ouvre les frontières pour laisser passer les marchandises venues de partout, on ne supervise plus les banques, bye bye la réglementation des marchés financiers. L’alternance de droite conduite par Jacques Chirac en 1986 complète le tableau avec de grandes privatisations, qui engendrent des groupes privés aussi sympathiques que BNP Paribas, la Société générale, Suez, TF1… Les gouvernements suivants, socialistes comme de droite, poursuivent ce projet et le contribuable français voit lui échapper les autoroutes, industries et banques encore publiques du pays.

Pourquoi cette soudaine passion des élites politiques françaises pour ce tournant dérégulationniste que personne – surtout pas les électeurs – ne leur avait demandé ? Parce que le petit monde dans lequel elle évolue et au service duquel elle est bien souvent voyait là une formidable opportunité de créer des fortunes considérables. On parle plus volontiers des oligarques russes, ces petits malins qui ont su se saisir du démantèlement de l’État soviétique pour récupérer pour une bouchée de pain des immenses entreprises publiques et profiter de l’absence de règles pour prospérer. Ce schéma s’est également produit par chez nous. Ces gens qui ont encouragé le revirement français ont d’abord eu les yeux pétillants devant l’exemple américain : quelques années plus tôt, le gouvernement des États-Unis abolissait les contraintes qui avaient été mises en place à la suite du krach boursier de 1929. Par exemple, les années 1970 voient la fin du Glass-Steagle Act (ou « Banking Act ») : c’est une mesure interdisant fermement aux banques d’être à la fois banque de dépôt et d’investissement : autrement dit, pas de possibilité de jouer à la bourse avec les économies des clients. Il fallait choisir l’un ou l’autre métier. Cette loi plafonne aussi les taux d’intérêt sur les dépôts bancaires. Forcément, une telle mesure soustrayait une très grande part des revenus nationaux à l’activité financière, et forcément, la fin du Glass-Steagle Act dans les années 1970 (et son abrogation définitive sous le gouvernement de Bill Clinton en 1999) a produit l’effet d’un bouchon qui saute : champagne à volonté pour la finance qui retrouve alors son potentiel d’antan.

On pourrait alors croire que cette dérégulation est l’œuvre de Washington, que les influençables et complexées élites françaises ont suivi, voire même ont subi. C’est faux : les États-Unis n’ont nullement imposé leurs règles. C’est même l’inverse : c’est la France « socialiste » qui est en grande partie responsable de l’organisation financière mondiale telle qu’on la connaît aujourd’hui (en témoigne la surreprésentation des Français à la tête des organismes internationaux – Lamy à l’OMC, Schweitzer, Larosière, Camdessus, Strauss-Kahn puis Lagarde au FMI, Trichet à la BCE, etc.). Car le capitalisme mondialisé ne s’impose pas de lui-même, mais a besoin de politiques volontaristes des États pour imposer ses règles. Autrement dit il faut des « entrepreneurs politiques » qui ont personnellement un profit à attirer les capitaux étrangers[1]. Il se trouve qu’un certain nombre d’hommes politiques socialistes français ont, à cette époque, flairé le bon coup. Parmi eux, il y en a un qui n’est pas le plus connu, ni peut-être le plus important, mais dont le parcours est tout à fait typique de l’élite politico-économique de notre pays : Jean-Charles Naouri.

Un fort en maths au service du capital

Jean-Charles Naouri est brillant. Son copain de classe en prépa « Maths sup » à Louis-le-Grand, Alain Minc (ex-conseiller de Sarkozy et grand entremetteur des puissants), raconte cette anecdote : lors d’un examen de math il sort au bout d’une heure, on le retrouve dehors en train de jouer au yoyo, « entre nous, on pensait tous que c’était un zozo et qu’il avait rendu copie blanche. Sauf qu’il a obtenu la meilleure note et qu’il a sauté une classe[2]. » Pur produit de la méritocratie scolaire (son père est médecin, sa mère agrégée d’anglais), son parcours est plus qu’excellent : il se classe premier au concours ultra sélectif de l’École normale supérieure (en théorie une grande école pour les futurs profs), termine un doctorat de mathématiques en 1 an (alors que le commun des mortels a besoin de minimum 3 ans pour boucler sa thèse), fait l’ENA où il sort « dans la botte » (c’est-à-dire dans les 15 premiers du classement de sortie), puis passe par l’université américaine d’Harvard, la plus prestigieuse au monde, pour la touche internationale, à une époque où les élites ne sont pas aussi internationalisées qu’aujourd’hui. En tant que haut fonctionnaire c’est donc tout naturellement qu’il commence sa vie professionnelle à l’Inspection générale des finances (IGF), au service de l’État. Les gens qui se situent au sommet de la pyramide scolaire, dans notre système hyper-élitiste, suivent ce parcours car c’est celui qui permet de se construire un réseau en béton et de passer par l’administration pour ensuite diriger une grande entreprise. En gros, si l’on veut gagner beaucoup, beaucoup d’argent et avoir du pouvoir le must est de passer par l’Inspection des finances, un « grand corps » qui se vit comme l’élite de l’élite et dont la mission est d’évaluer les organismes et dispositifs publics. Celui qui y passe peut se mettre dans les petits papiers de Bercy et de l’administration française pour ensuite se voir offrir un pont d’or dans le privé. L’IGF est la quintessence de la collusion entre privé et public, la plupart des scandales financiers des années 1990 ont impliqué des entreprises dirigées par des inspecteurs des finances : Vivendi avec Jean-Marie Messier, Alstom avec Pierre Bilger, le Crédit lyonnais avec Jean-Yves Haberer, France Télécom avec Michel Bon, Elf avec Philippe Jaffré. Parmi les inspecteurs des finances les plus connus on trouve aussi Valéry Giscard d’Estaing, Michel Rocard, Alain Juppé, Emmanuel Macron, Alain Minc, Henri de Castries (Axa), Pacal Lamy (Organisation mondiale du commerce, OMC), Jean-Claude Trichet (Banque centrale européenne, BCE), Michel Pébereau (BNP Paribas), etc.

Il devient donc directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy, ministre des Affaires sociales puis de l’Économie du gouvernement socialiste entre 1982 et 1986. De façon paradoxale, il met alors ses compétences mathématiques et sa science de l’administration au service de l’État pour orchestrer le démantèlement du contrôle de l’État sur la finance. Il est en effet l’architecte principal de la dérégulation des marchés financiers. En gros il organise l’affaiblissement de l’État français, alors qu’il est censé le servir. Il ouvre les marchés à tous (actions/obligations – pour les institutionnels comme pour les particuliers), et crée un système de dette de l’État échangeable (l’ « OAT »)… Il lance le mouvement qui aboutira aux fameux produits dérivés à l’origine de la crise de 2008, censés être des produits d’assurance mais qui sont devenus des produits de spéculation pure en permettant de vendre des produits sans les posséder ou de les acheter sans avoir la liquidité pour les payer. Pour faire simple, il met toute sa créativité au service d’une complexification croissante des montages et produits financiers qui rapproche la finance du casino, avec des mécanismes de reventes de crédits à la chaîne (qui aboutiront aux CDS, credits defaults swaps, des montages permettant de refourguer des dettes contractées par des personnes insolvables transformées en produits financiers qui s’échangent sur des marchés – le film The Big Short, récemment sorti en salles, explique de façon ludique ces paris délirants).

Les juteux bénéfices du pantouflage

La suite du parcours révèle a posteriori les ambitions du personnage : faire fortune. Sa technique, un classique : « pantoufler », c’est-à-dire suivre le parcours tout tracé qui mène des grands corps de l’État aux grands groupes privés (banques, consortiums industriels, etc). Avec l’arrivée de la droite au pouvoir, lors de la cohabitation, il « pantoufle » donc chez Rothschild, dont on dit que c’est une banque de gauche : non pas qu’il s’agisse d’une banque qui a à cœur de réduire les inégalités ou de favoriser la justice sociale mais parce que ceux qui y passent appartiennent à la galaxie PS (dernièrement Macron y a fait de fructueuses opérations, avant lui Henri Emmanuelli y était passé). C’est comme ça, « la gauche » est un réseau, pas un programme ni une politique. Il se trouve que la banque Rotschild avait été nationalisée par Mitterrand en 1982, puis renflouée par l’État alors qu’elle était exsangue. Pour repartir en tant que banque privée, elle pourra s’appuyer sur les pantouflages répétés de politiques et de hauts fonctionnaires au fil des années[3]. C’est un échange de bons procédés : les uns troquent leurs carnets d’adresses pour des revenus forts confortables, les autres financent les entreprises des copains au pouvoir.

Ses accointances au sommet de l’État vont lui permettre de tenter des gros coups. Parmi ses faits d’armes à cette époque, il y a l’affaire de la Société générale : lui et ses amis, des hommes d’affaires de premier plan et des hommes politiques, veulent reprendre le contrôle de la banque, récemment privatisée par la droite. Plusieurs hommes d’affaires dont il fait partie sont alors soupçonnés d’avoir bénéficié d’informations privilégiées pour réaliser d’importantes plus-values juste avant le raid boursier. Cette affaire de délit d’initié est restée célèbre pour avoir été la plus longue affaire judiciaire française, près de 15 ans de procédure pour accoucher d’une souris : seul le financier Georges Soros est condamné et écope de 2,2 millions d’euros d’amende. De façon surprenante aux yeux de la presse spécialisée de l’époque, Naouri est relaxé, de même que l’homme d’affaires libanais Traboulsi, alors que le parquet avait requis contre les trois prévenus des amendes équivalentes à la plus-value tirée de la revente des titres Société générale.

Casino, l’empire du jeu

Voulant devenir un capitaine d’industrie et un entrepreneur après avoir été un financier (question de prestige), il crée un fonds d’investissement, Euris, avec l’aide de son mentor David de Rotschild, qui se spécialise dans le rachat de boîtes en difficulté. En 1994, par exemple, il rachète 33 % des parts de Moulinex et installe un « corporate killer » à sa tête, chargé de dégager un milliard de francs de profits d’exploitation en trois ans : 2 600 emplois supprimés plus tard, le titre gagne 21 % à la bourse. Ses profits sont colossaux, d’autant qu’il bénéficie de subventions publiques ; à la revente il fait une plus-value de 25 millions d’euros.

Surtout, il utilise alors la technique dite des « poupées russes » ou des « poulies bretonnes », qui permet à la même époque à Vincent Bolloré (Vivendi, Canal+) et Bernard Arnault (LVMH) de bâtir leurs empires. En quoi cela consiste-t-il ? Il s’agit de bâtir des échafaudages de holdings en cascade. En principe pour posséder une entreprise il faut détenir 51 % de celle-ci. Mais, en fait, pour miser moins, il suffit de posséder 51 % d’une entreprise A, qui détient elle-même 51 % d’une entreprise B, et ainsi de suite (la holding de Bernard Arnault comptera 11 étages !). En 1989, Naouri montera sa propre pyramide, qu’il croisera avec celle de Bolloré[4]. Mais l’État n’est jamais loin quand il s’agit de donner un coup de pouce au business de ces tycoons : le Crédit Lyonnais, alors nationalisé, sera d’un grand secours pour jouer les actionnaires minoritaires bienveillants. Puis quand le Lyonnais fera faillite, la banque est scindée en deux – la bonne banque et la bad bank pour liquider les actifs, la « déchetterie ». Et c’est à ce moment-là que tous ces types s’enrichissent encore plus, car ils rachètent les parts du Lyonnais dans leurs entreprises à des prix bradés. Naouri rachète ainsi les actions que le Lyonnais détenait dans ses affaires pour 67 millions d’euros de moins que leur valeur[5]. Et ce sont les contribuables qui payent l’addition : 10 milliards d’euros de pertes lorsque la banque publique fait faillite.

Désormais à la tête d’un des groupes majeurs de grande distribution, le Groupe Casino (Leader Price, Monoprix, Casino), sa fortune est de 1,2 milliard (seulement 53e en France) et ses revenus annuels oscillent entre 1,3 million les bonnes années et 500 000 euros les mauvaises[6]. Ces revenus, même pas jugés exorbitants dans le milieu, sont sans commune mesure avec ceux de ses employés notamment des caissières. Pour celles et ceux qui sont bien souvent à temps partiel, le salaire sera de 800 euros nets par mois, à quoi il faut ajouter des conditions de travail pénibles (aggravées par les lois Macron décrites dans le numéro 5 de Frustration, « Tous domestiques, le plan des élites pour une société sans salariés ») et le risque non négligeable de se faire braquer[7]. Mais il est vrai que ses employés n’ont pas fait l’ENA. En somme, une affaire qui roule, surtout grâce à des méthodes de gestion dignes de l’homme « froid et rationnel » qu’il assume être.

À la tête de Casino il met en place des montages pour arnaquer les dirigeants de supérette en leur vendant à des prix abusifs les marchandises qu’ils sont censés vendre ensuite[8]. 5 % des ex-gérants de Petit Casino sont en procès contre Naouri. Au journal Fakir un gérant de supérette déclare : « Casino m’a promis monts et merveilles, et j’ai cru aux belles paroles. En fin de compte, c’est de l’arnaque, le miroir aux alouettes. Si vous ne gagnez pas assez, ils vous incitent à travailler plus. Ils vous poussent à ouvrir sept jours sur sept, et non-stop. J’ai tout perdu : ma santé, 50 000 €, des années de joie de vivre. Pour tenir, on carbure au Tranxène. »[9] Les financiers aux commandes du groupe profitent de l’inexpérience de gens qui voient dans un petit commerce le rêve d’être son propre patron pour les plumer. Mécontent de ces révélations, Naouri a intenté un procès en diffamation au journal à qui il réclamait 75 000 euros, avant finalement d’abandonner ses poursuites.

En bon matheux, Naouri exploite au mieux les immenses bases de données générées par le traçage des comportements de ses clients pour optimiser leurs comportements de consommation dans ses supermarchés. Serge Weinberg, son ami depuis l’ENA et président du fonds Weinberg Capital Partners, peu avare en compliments dit qu’ « il a introduit dans la distribution alimentaire des méthodes très avancées et rigoureuses ». Grâce aux cartes de fidélité ou à la carte bancaire Casino notamment, le consommateur est tracé, on peut ainsi optimiser l’ingénierie marketing afin de le pousser au maximum à la consommation (et un crédit à la consommation pourra même lui être proposé par le groupe casino).

« Nourrir un monde de diversité »

Mais Naouri est un patron « de gauche » (après tout le groupe Casino a pour devise : « Nourrir un monde de diversité »), aussi il crée une fondation pour promouvoir l’égalité des chances qui offre chaque année des bourses au mérite à 40 bacheliers issus des zones d’éducation prioritaires. Soucieux de mettre en pratique ces beaux principes dans l’éducation de ses enfants, il fait franchir à son fils aîné toutes les étapes (certes en accéléré) depuis le bas de la hiérarchie du groupe Casino. Pour se forger sa légitimité en carton, celui-ci passe donc par tous les métiers du groupe : boulanger, pâtissier, boucher, caissier, agent d’entretien, chef de rayon, directeur de magasin, directeur des opérations et, aujourd’hui directeur adjoint de la coordination internationale du groupe Casino. Notons qu’il est avant passé comme papa par la banque Rotschild, malgré des études nettement moins brillantes (diplôme à la fac de Dauphine à Paris). Un heureux hasard sans doute. Tout le monde s’accorde à voir en lui un leader de demain : il reçoit par exemple le prix « Jeunes leaders mondiaux » du Forum économique mondial de Davos (sorte de grande séance de networking pour super riches et super puissants), au côté de Yannick Bolloré (le fils de Vincent, aujourd’hui PDG du groupe de communication Havas qui appartient au groupe de son père, et marié à Chloé Bouygues). En langage savant ça s’appelle la reproduction sociale.

Aujourd’hui notre patron progressiste boucle la boucle et se met au service de l’État en conseillant une vieille connaissance des années Mitterrand, le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, sur le Brésil (pays dans lequel il contrôle le principal groupe agro-alimentaire). Sur le site du ministère, voici comment sa nomination au poste de représentant spécial est justifiée : « [Naouri] dispose d’une expérience croisée des secteurs public et privé à haut niveau et d’une connaissance approfondie du marché brésilien ». En fait il a 100 000 salariés au Brésil. Se mettre au plus près de l’État est une façon de s’assurer que ses intérêts au Brésil sont bien gardés, surtout qu’il a eu quelques ennuis avec la justice brésilienne : le groupe Casino est soupçonné d’avoir versé des pots-de-vin de 105 000 euros en 2012 à l’assistante, devenue la femme, de celui qui était à l’époque ministre du Développement, de l’Industrie et du Commerce extérieur, du gouvernement de Dilma Roussef[10].

Voilà donc un beau parcours, qui n’est pas terminé, et qui sera appelé à se poursuivre en devenant un empire familial. Ce que ce destin nous révèle, c’est qu’il n’existe pas d’opposition entre le privé et le public : au sommet de la hiérarchie, les élites se rejoignent. L’administration est indispensable aux grands groupes privés, qui peuvent s’appuyer sur les services diplomatiques et des réglementations taillées sur mesure pour s’assurer des profits colossaux. On ne souligne pas assez que le fameux « tournant de la rigueur » de Mitterrand en 1982 a été en réalité pour le monde des affaires le tournant du laxisme ; son grand œuvre a été l’organisation de l’impuissance de l’État en matière financière. Une impuissance calculée et voulue, destinée à l’amoncellement de fortunes colossales par quelques oligarques sur le dos des Français. Car ce n’est sans doute pas un hasard si le chômage amorce sa croissance précisément au cours de ces années et que les inégalités entament leur formidable explosion. Exposés aux quatre vents de capitaux hyper-mobiles les travailleurs français, particulièrement ceux occupant des professions peu qualifiées, vont payer chèrement le plan de nos élites politico-économiques pour déréguler la finance.


[1]
                        [1] Yves Tiberghien, Entrepreneurial States, Cornell University Press, 2007.

[2]
                        [2] Sophie Coignard et Romain Gubert, La Caste cannibale : quand le capitalisme devient fou, Albin Michel, 2014.

[3]
                        [3] Martine Orange, Rothschild, une banque au pouvoir, Albin Michel, 2012.

[4]
                        [4] « Développement du capitalisme sans capital », <www.boursilex.com>.

[5]
<www.boursilex.com>

[6]
                        [6] « Salaire Jean-Charles Naouri (PDG, Casino Guichard-Perrachon) », <www.journaldunet.com>.

[7]
« Le Leader Price a été braqué cinq fois en deux ans », Le Populaire du Centre, 27 février 2015.

[8]
« Ces gérants de supérette étranglés par Casino », enquête publiée sur <wwww.mediapart.fr> le 28 septembre 2015.

[9]
                        [9] « Fakir contre le financier de l’ombre : ne fuyez plus, M. Naouri », disponible en .pdf <http://www.fakirpresse.info/IMG/pdf/tchio_naouri-2.pdf>, Tchio, supplément avril 2011.

[10]
                        [10] « Casino pris dans une affaire de corruption au Brésil », publié le 3 juillet 2015 sur <tempsreel.nouvelobs.com>.