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De la fin de la discrimination des personnes homosexuelles dans le Code Pénal à la légalisation des mariages entre personnes du même sexe en 2013, les dernières décennies ont permis aux femmes et hommes homosexuels vivant en France de n’être plus pourchassés ou limités dans leurs droits. Mais ces progrès politiques indéniables occultent trop souvent les conditions de vie réelles des 5 à 10 % de Français non-hétéros. Sur le plan économique, ils restent en moyenne moins bien payés que les hétéros ; sur le plan social, ils subissent encore des discriminations ou du mépris qui peuvent prendre des formes variées ; sur le plan psychique, ils sont surexposés au suicide et à la dépression. En 2018, l’homosexualité reste une caractéristique en contradiction avec la norme dominante qui associe masculinité et sexualité hétéro. Celles et ceux qui en sortent en payent toujours le prix.

 Si l’homophobie institutionnelle, celle de l’État, de la justice, de la psychiatrie, etc., recule objectivement et tend vers zéro, l’homophobie plus diffuse incrustée dans nos cerveaux continue d’agir et de peser sur les existences. Dans cet article initié par deux rédacteurs gays, nous nous sommes basés sur nos propres expériences mais aussi celles de proches pour mettre en immersion les lecteurs et les lectrices, qu’ils soient ou non familiers de ces situations, dans ce parcours du combattant que constitue encore le vécu de certaines sexualités. Manière de raconter à celles et ceux qui ne le vivent pas ce qu’il se passe encore et ce qu’on pourrait changer et à celles et ceux qui ont connu ces étapes de contribuer à atténuer la haine de soi et la honte causées par ce qu’ils perçoivent encore, trop souvent, comme un terrible coup du sort.

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Quand on se découvre gay

Le terme même de « découverte » est trompeur. Comme les enfants ou les adolescents concernés ne disposent d’aucun repère leur permettant de qualifier ce qu’ils ressentent, c’est à tâtons et souvent penauds, dans une confusion extrême qu’ils se mettent à éprouver des sentiments mêlés de désir : des camarades à l’école, des inconnus dans la rue ou des vedettes de cinéma vous donnent les premiers frissons et suscitent une attirance puissante. Mais cela n’a rien d’un gentil éveil éducatif. Car c’est d’abord par les insultes qu’on commence par se définir : celles qui circulent dans les cours de récré et les repas de famille – les « pédé », « gouine », « enculé » entendus à de nombreuses reprises durant notre scolarité avec l’espoir qu’elles s’abattent sur un autre.

Je me souviens en fin d’école primaire du soulagement lâche que je pouvais éprouver lorsque mes camarades s’acharnèrent à traiter un élève de pédale, au point d’inscrire au marqueur en gros caractères un « PD » sur son dictionnaire personnel exposé bien en vue sur les étagères de la salle de classe, parce qu’il avait manifesté un penchant pour une chanteuse pop. Sur l’instant, je vivais la désignation de ce bouc émissaire comme un détournement profitable de l’attention collective sur plus démuni que moi, une impunité inespérée qui garantissait ma discrétion.

Car dès que l’injure rôde autour de vous, vous n’avez plus qu’une idée, obsédante : l’éviter, l’enlever de la tête de vos connaissances pour ne pas être ce « pédé » source de dégoût et de mépris. Tout faire donc pour échapper à la malédiction avant qu’elle ne devienne ce sceau marqué sur le front au fer brûlant de l’insulte.

Contrairement à ce que croient les catholiques traditionnalistes, qui ont le sentiment que leurs enfants sont en permanence menacés par l’influence des films comportant ça et là des personnages non-hétéros, un enfant peut grandir sans en voir beaucoup dans des rôles valorisants de premier plan ou en entendant à ce sujet surtout des commentaires dégradants. S’il n’en connaît pas dans son entourage immédiat, il lui reste tout aussi peu de chances d’en croiser dans les jeux vidéos bien que des évolutions se dessinent, à la télévision[1], et à peine plus au cinéma. Cette raréfaction qui tend à s’atténuer dans les contenus grand public rentre en cohérence avec le fait qu’avant même toute conscience sur votre sexualité et les relations amoureuses, vous êtes confrontés à un devoir-être hétérosexuel et à des attitudes qui sexualisent votre comportement dans le sens hétérosexuel.

Déjà gamin, mes parents s’amusaient de mises en scène typiques dans lesquelles ils me plaçaient avec la fille d’un couple d’amis alors complices de l’opération pour jouer aux « petits amoureux » et produire des photos à destination des albums souvenirs

Dès la maternelle et l’école primaire, il n’est pas rare que sur le ton entendu de la confidence des proches vous questionnent sur une fréquentation amoureuse. Ces questions anodines, plus lourdes que véritablement méchantes, redoublent à l’adolescence et se transforment en pièges inattendus que vous devez déjouer, vous renvoyant au décalage douloureux entre ce que vous êtes et ce que vos proches attendent de vous. Vous apprenez à les esquiver ou vous comptez sur le répit offert par une relation de couverture sûre d’être approuvée. L’habitude de la dissimulation et du mensonge, qui s’avère souvent être un mensonge à soi-même, et que vous prenez par crainte de décevoir votre entourage peut imprimer des séquelles durables. Le journaliste américain Michael Hobbes parle ainsi de « L’épidémie de la solitude gaie », dans un article disponible en ligne sur le site du Huffington Post, où il répertorie une série de données médicales et sanitaires sur les adultes gays : surexposition au suicide, à la dépression, à l’alcoolisme, à des formes de stress post-traumatique, etc. Il montre que le coming out, loin d’être une rupture totale qui ferait définitivement passer l’individu de l’ombre à la lumière en laissant derrière lui ses mauvais souvenirs, ne finit jamais de hanter l’individu et peut provoquer l’apparition plus tardive d’un contrecoup violent. Encore aujourd’hui, et même après son coming out, c’est-à-dire suite à l’annonce de sa sexualité à ses proches, ce réflexe de survie sociale remonte facilement et peut vous replonger dans le malaise lorsqu’on vous interroge sur votre vie sentimentale.

C’est donc une solitude écrasante qui vous attend le plus souvent. Comme d’anciens bagnards qui cachent leur passé en se fondant dans la masse, des jeunes gays murés dans le silence peuvent grandir côte à côté, fréquenter les mêmes cours, se croiser aux mêmes sorties entre amis sans jamais se douter du calvaire et de l’angoisse qu’ils partagent. Longtemps vous pouvez avoir le sentiment de vous débattre avec un problème qui concerne tout au plus deux ou trois stars inaccessibles du show-bizz qui déclenchent généralement l’hilarité lors des repas de famille.

Lorsque j’ai pris conscience de ma « spécificité » à la fin de l’école primaire et au début du collège, je voyais subitement mon monde se réduire pour l’éternité à Laurent Ruquier et Vincent Mc Doom, les deux seuls homos avec assez de notoriété à la télévision, ce qui ne pouvait que conforter la perspective déjà déprimante que je prenais sur mon avenir sentimental.

La banalisation massive d’Internet dans les années 2000 permettait déjà de se débarrasser de ce cône étroit de perception, sans gommer cette impression, d’autant plus persistante que l’on vit à l’écart des grandes métropoles, d’être « le seul gay du village ». De façon générale l’homosexualité est évoquée pour être brutalement réduite à des pratiques sexuelles extrêmes rappelées par des blagues vulgaires qui tournent autour de la sodomie, jamais comme la possibilité de nouer des relations aussi affectives et fortes que chez les hétéros.

Ainsi le souvenir cuisant d’un ancien petit copain qui adolescent s’était fait attraper par ses parents alors qu’il regardait du porno gay, l’un des rares exutoires alors dans une existence faite de frustration, ce à quoi sa mère, pourtant d’origine bourgeoise, avait réagi vulgairement en soufflant : « On ne peut pas quand même pas passer une vie à se la prendre dans le c**… ». Manière habituelle de déconsidérer des individus en réduisant définitivement leur sexualité à du sexe animal et désentimentalisé, comme cela était encore employé à l’encontre des Noirs associés dans l’imaginaire raciste à une sexualité débridée et primitive.

 Devenir invisible pour survivre ou le masque de l’hétérosexualité

À l’adolescence et durant la jeunesse, deux problèmes majeurs se posent : la question de la clandestinité et celle de l’apprentissage. Tant que votre homosexualité n’est pas assumée ou que vous évoluez dans un univers dangereux, il est important de se cacher. Côté masculin, ce qui est frappant, c’est que les jeunes garçons, homos ou pas, sont confrontés à ce contrôle social fort qui se déroule dans leurs lieux de socialisation. Dans les groupes d’amis, les démonstrations de virilité doivent s’enchaîner, et constituent un ensemble de rites initiatiques à honorer : démonstrations de force ou d’insensibilité, drague des filles, expressions de camaraderie par des contacts rapprochés visant à prouver son aisance avec les autres garçons (mains au paquet ou chat-bite, masturbations collectives devant du porno hétéro ou lesbien) qui peuvent aller jusqu’au simulacre ricanant pour exorciser la menace d’homosexualité. Dans le sport, là où l’homophobie est très forte, être à l’aise avec la nudité des autres devient un préalable et une preuve d’hétérosexualité.

“Wonderkid” est un court film réalisé en 2015, racontant le parcours d’un jeune espoir du football anglais confronté à la gestion de son homosexualité dans un milieu profondément hostile. Financé par financement participatif, il est visible gratuitement.

Fin de collège, un de mes camarades fut accusé d’avoir « maté » les fesses d’un garçon dans les vestiaires. Une réputation de « pédé » l’accompagna pendant plusieurs mois, et me conduisit à renforcer ma vigilance. J’ai depuis appris qu’il était marié, CRS et militant pour Les Républicains, preuve que la foudre viriliste peut frapper absolument partout.

Toute défaillance physique est sanctionnée comme l’expression d’une féminité refoulée, la faiblesse symptomatique d’une homosexualité, dans une chaîne d’équivalences entre homosexualité et lâcheté. Le terme consacré de « tapette » est là pour vous rappeler qu’il ne faut pas flancher et en rabattre. Tout le monde en prend pour son grade, hétéros comme homos, mais ce sont bien les seconds qu’il s’agit de débusquer.

Le coming out est une étape importante qui met fin en partie au parcours du combattant que constitue une jeunesse homosexuelle. « Ça passe ou ça casse », comme dit le proverbe, puisque si l’ennui de la clandestinité cesse en partie, il peut aussi déchaîner des moments de violence à l’intensité variable : cela va, de la part des parents, de l’exclusion pure et simple du foyer à l’expression de la tristesse et de la déception, en passant par quelques mesures humiliantes comme la peur du qu’en-dira-t-on ou une demande de discrétion vis-à-vis d’autres proches qui n’ont pas encore été mis dans la confidence. Dans le meilleur des cas, les relations s’améliorent avec un entourage qui s’adapte et qui finit même par ne plus y penser – ou par ne plus vouloir y penser ce qui donne lieu à des silences forcés et la raréfaction de toute question relative à votre vie sentimentale qui contraste avec l’excès de curiosité que vous subissiez lorsque vous étiez encore perçu comme hétéro. Dans le pire, ce moment d’isolement intense qui suit des années de stress favorise le suicide et la dépression. En 2013, on apprenait d’un rapport remis au Sénat que 30 % des homosexuels de moins de 25 ans avaient déjà tenté d’abréger leurs jours. Tous âges confondus, les personnes lesbiennes, gays et trans se suicident en moyenne quatre fois plus que le reste de la population. Cela a beaucoup à voir avec le fait que, passée la période très difficile de la jeunesse, les personnes non-hétéros évoluent dans une société qui, malgré des progrès indéniables ces dernières décennies sur le plan institutionnel, leur reste globalement hostile ou du moins inhospitalière.

 L’homophobie institutionnelle : Quand l’homosexualité menace la Nation

 En France, la dernière exécution pour motif d’homosexualité a eu lieu en 1750. Deux hommes, un domestique et un cordonnier, sont étranglés et brûlés, coupables de ce qu’on appelait alors « la luxure abominable » et qui méritait la mort, ce qui était expliqué par les textes de l’époque par « l’irréligion et l’impiété[2] » et justifié par une référence à Saint Paul qui, dans son Épître aux Romains, faisait de l’homosexualité la sanction des païens. Le Code pénal instauré après la Révolution française chasse les références religieuses et ne dit rien de l’homosexualité, qui n’est plus poursuivie. Mais le retour de la monarchie en 1815 entraîne la création d’une police tenant un registre des homosexuels. Le régime de Vichy durcit ce contrôle et augmente l’âge de la majorité sexuelle pour les homosexuels, de façon à empêcher une bonne partie des relations et dans un contexte où le nazisme entraîne la déportation de milliers d’entre eux en Allemagne. Ils meurent dans les camps, victimes de mauvais traitements, comme cela se produit encore aujourd’hui en Tchétchénie. Cette politique s’applique dans les territoires annexés par l’Allemagne, dont l’Alsace.

Après guerre, la période tant encensée de nos jours des « Trente Glorieuses » ne l’est vraiment pas pour les non-hétéros, puisqu’en France, la loi vichyste est reconduite par le gouvernement provisoire du général de Gaulle au nom du « souci de prévenir la corruption des mineurs ». En 1960, un député gaulliste fait voter l’augmentation de la répression du délit d’ « outrage à la pudeur lorsqu’il consistera en un acte contre nature avec un individu de même sexe », à une époque où la plupart des rencontres entre personnes non-hétéros ne pouvaient que se faire dans la rue, les jardins publics ou certains bars[3].

En 1968, année associée dans nos esprits à la libération des mœurs, la France ratifie la classification de l’homosexualité comme « maladie mentale » faite par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Ce n’est qu’en 1981 que la loi évolue dans le sens inverse : la majorité sexuelle des homos est alignée sur celle des hétéros, le « mode de vie » d’un locataire n’est plus un motif valable d’annulation de son bail et les « enquêtes de bonnes mœurs » pour les fonctionnaires cessent. Il faut cependant attendre 2005 pour que l’orientation sexuelle comme cause de discrimination soit punie par la loi. Entre-temps, l’épidémie de SIDA est passée par là et, au moment où les homosexuels pouvaient enfin vivre légalement en paix en France, ils étaient décimés par une maladie pour laquelle des traitements et une prévention efficace n’ont pu être mis en place que grâce à l’activisme acharné d’associations comme Act Up.

L’homophobie économique : Les non-hétéros gagnent moins et sont plus exposés au chômage

À l’aube des années 2010, on peut dire que la loi ne réprime plus l’homosexualité et que des mesures existent pour punir l’homophobie. Pour autant, certaines données montrent que la condition d’homosexuel est encore difficile. II y a d’abord le taux de suicide, déjà évoqué, mais aussi les agressions, insultes et discriminations homophobes, qui font l’objet d’un baromètre annuel qui n’a pas indiqué de baisse significative ces dix dernières années[4], mais aussi les différences salariales entre hétéros et non-hétéros : les hommes homosexuels, à poste et qualification égales, gagnent en moyenne 6,2 % de moins que leurs homologues hétérosexuels dans le secteur privé et 5,5 % dans le public, un écart important, toutefois inférieur à celui des femmes vis-à-vis des hommes. Plus frappant encore, les homosexuels subissent sur le marché du travail un taux de chômage deux fois plus élevé que celui de leurs homologues hétérosexuels. Cela touche en particulier les jeunes, preuve que les choses ne sont pas forcément sur la pente du progrès[5].

L’inégalité salariale est peu connue, d’abord parce qu’il existe un préjugé fort selon lequel les homosexuels excelleraient dans des domaines fortement rémunérés comme la mode ou les médias[6], mais aussi parce que l’orientation sexuelle n’est pas, a priori, une caractéristique observable, comme le sont le genre, la couleur de peau ou l’origine ethnique parfois trahie par son nom. Penser cela nécessite d’oublier qu’un employeur ou un responsable des ressources humaines disposent des informations sur le statut marital de leurs salariés. Et s’il est interdit à un employeur de poser des questions sur l’orientation sexuelle d’un salarié au cours d’un entretien d’embauche, une personne non-hétéro sur huit a déjà vécu cette situation, selon le Défenseur des droits[7]. De cette connaissance par l’employeur de l’orientation sexuelle du salarié résulterait une situation de discrimination salariale classique : jugeant, en vertu de purs préjugés, qu’un salarié homosexuel sera moins performant, car pas assez « viril » et « normal », voire potentiellement séropositif, il lui attribuera un revenu plus bas, comme il le fait pour les femmes.

L’homophobie entre collègues : se cacher plutôt que risquer de tout perdre

L’attitude de l’employeur est la cause la plus évidente de cette inégalité, mais on doit aussi prendre en compte le poids du collectif sur l’individu non-hétéro. Selon le Défenseur des droits, « entre 1 et 2 millions de personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transidentitaires (LGBT) cacheraient leur orientation sexuelle au travail en France », une clandestinité laborieuse à organiser et difficile à vivre. Dans des entreprises où la sociabilité entre collègues conduit généralement à parler de sa famille, de ses vacances, voire de ses prouesses sexuelles ou sentimentales, le silence peut devenir un motif d’exclusion ou d’auto-exclusion. Le fait que le silence reste pour beaucoup la meilleure option est un signe assez clair du fait que le monde professionnel n’est pas sûr pour les personnes non-hétéros. Pourquoi prendre le risque de le dire si cela doit amener des sous-entendus, des brimades, voire de la franche mise à l’écart ?

Un de mes amis exerçant au sein d’une banque spécialisée dans le conseil financier s’est ainsi vu plusieurs fois conseiller par son père, DRH chevronné, de ne pas faire étalage de son orientation sexuelle s’il ne voulait pas être freiné dans sa carrière.

Dans certains milieux, cela relève carrément du suicide professionnel : c’est en particulier le cas dans certains sports comme le football, qui, dans sa version professionnelle, compte 41 % de joueurs ouvertement hostiles à l’homosexualité[8]. De ce fait, très peu de professionnels se sont déclarés homosexuels, et ceux qui l’ont fait en ont payé le prix : le premier, l’Anglais Justin Fashanu a fait son coming out, en 1990. Attaqué de toute part, exclu de l’entraînement à Nottingham Forest, puis accusé d’agression sexuelle aux États-Unis en 1998 (les charges seront abandonnées faute de preuves), il s’est suicidé peu de temps après. En France, un joueur du FC Chooz (Ardennes) a informé son entourage professionnel de son homosexualité en 2004, ce qui a sonné le glas de sa carrière. Interrogé par Sud Ouest en août 2017, il raconte connaître des dizaines d’autres joueurs homosexuels qui ne sont pas « sortis du placard », « Au vu de mon expérience, ils ont eu raison de se taire », conclut-il[9]. Des enquêtes éclairent davantage sur les causes de rejet, évoquant notamment l’ambiance des vestiaires, où un footballeur sur deux expliquerait avoir « peur de se doucher avec un coéquipier gay ».

Le football professionnel est un cas particulièrement emblématique de milieu professionnel avec un entre-soi masculin très fort et une compétition intense entre ses membres. L’homosexuel apparaît comme une menace, à la fois pour l’intégrité du collectif (la peur de se doucher est symptomatique, comme si l’homosexualité était une maladie contagieuse que l’on pouvait transmettre ou que la situation deviendrait forcément équivoque) et pour sa réussite dans la compétition à laquelle il prend part. L’homosexuel jugé plus féminin et donc moins capable serait un moins bon élément.

L’homophobie en col blanc : les « élites » sont aussi concernées

Mais le milieu du foot est loin d’être le seul environnement professionnel touché par une forte homophobie collective, quasi constitutive de l’identité du groupe. D’autres professions, bien plus « respectables », possèdent une configuration similaire, où une compétition associée à un univers viriliste exclut femmes et non-hétéros. Cette ambiance est souvent associée aux métiers physiques, mais ne s’y cantonne pas : le monde de la médecine n’en est pas dépourvu. En janvier 2017, l’association de défense des droits LGBT Le Refuge pointait les propos d’une homophobie décomplexée tenus par un praticien sur une page Facebook très fréquentée de la profession (30 000 membres). Cela a ouvert le débat sur l’homophobie d’un métier qui a pour particularité une formation longue et particulièrement immersive, où une sociabilité intense et extrêmement compétitive s’accompagne de rituels sexistes et homophobes, où les hommes sont continuellement amenés à produire des démonstrations de virilité identifiées à des preuves d’hétérosexualité.

Un folklore fait de soirées à thème et de chansons paillardes y a bonne place, et le sexisme et l’homophobie y sont bien représentées, notamment pour dénigrer les autres promotions, dans la concurrence intense qui se joue entre elles. Un jeune médecin témoigne ainsi sur son blog : « Les secondes années viennent scander, en amphithéâtre, face aux premières années (P1) : “Les P1 sont des homosexuels, des homosexuels, des homosexuels…”, ce à quoi, selon une créativité artistique à toute épreuve, lesdits P1 répondront : “Les P2 sont des homosexuels, des homosexuels, des homosexuels…” dans un combat vocal de puissance en décibels ». Ce qui appartient à la « culture carabine » (surnom des étudiants en médecine) n’est pas remis en question et reste hors de toute critique, avec une complicité tacite des administrations : « Bien entendu, lorsqu’on pointe le problème (par exemple des chansons) à qui les entonne, il nous rétorque avec innocence et un brin d’agacement que ce n’est pas de l’homophobie, que ça n’a rien à voir, qu’ils n’ont rien contre les homos, qu’il ne faut pas mal le prendre, que c’est juste une chanson, pire : une tradition. Et les traditions, on n’y touche pas[10]. » Ce sont des choses qu’on retrouve dans les grandes écoles ou écoles de commerce : à l’École normale supérieure en 2012, des étudiantes dénonçaient le mode d’écriture du journal de l’école : « Des “blagues” sexistes, racistes, antisémites, homophobes, lesbophobes ou transphobes [y sont publiées chaque semaine]. On y fait sans complexe l’apologie du viol (“Jeudi, c’est sodomie non consentie !”), on y traite untel de “tarlouze” parce qu’il ne boit pas assez de “binouzes” (bières[11]) ».

Il faut bien avoir à l’esprit que ces établissements ont tous en commun de former une « élite », classe soudée et solidaire, et, en ce qui concerne les grandes écoles et les écoles de commerce, cela passe par l’encouragement à l’établissement d’un réseau plutôt que par un travail acharné ou une compétence précieuse. C’est pourquoi les administrations invitent à une sociabilité débridée et invasive. Et qu’importe s’il se déploie dans ces établissement un sexisme et une homophobie en col blanc, qui n’est pas liée à l’exercice d’un métier physique mais celle d’une profession compétitive, où la norme viriliste se déploie tout autant, et de façon plus cachée puisque l’homophobie est surtout accolée aux milieux ouvriers dans lesquels elle s’épanouit également. L’homophobie comme le sexisme transcendent donc les classes sociales et rien n’est plus faux que de présupposer que des milieux qui s’affichent comme cultivés et éduqués en seraient davantage exempts.

Il en ressort ainsi une contradiction cruelle car ces mêmes entreprises ou écoles qui font profession dans leurs déclarations publiques de solidarité pour les individus en butte à certaines discriminations sexuelles peuvent nourrir en interne une culture qui se repaît des pires clichés. L’éditeur parisien de jeux vidéos Quantic Dream a vu sortir de ses bureaux des centaines de photomontages représentant à l’aide de trucages certains salariés dans des mises en scène dégradantes, saturées de références homophobes ou racistes. Ces images restaient en accès libre sur le serveur de la boîte et circulaient dans les mails collectifs en pièces jointes. Les dirigeants se sont déclaré surpris et indignés, mobilisant un argument banal : « On travaille avec Ellen Page, qui se bat pour les droits LGBT […] On travaille avec Jesse Williams, qui se bat pour les droits civiques aux États-Unis. […] Jugez mon travail. » Comme si cela les dédouanait pour l’éternité alors que plusieurs de leurs collaborateurs font état de « blagues » lourdingues, telle celle adressée par le patron David Cage à son employé d’origine tunisienne devant la vidéo d’un cambriolage : « Un cousin à toi[12] ? » Comment ne pas penser encore à ces anciens dirigeants du Mouvement des jeunes socialistes accusés à de nombreuses reprises d’abus sexuels durant leurs mandats, profitant de leur autorité et de leur statut de chef intouchable pour exploiter la vulnérabilité de certaines militantes, et qui menaient des réunions publiques sur la lutte contre les violences faites aux femmes en se déclarant féministes la main sur le cœur ? Par certains côtés, l’assurance abstraite d’être du côté des « tolérants » et des « progressistes », rengaine des macronistes, ou de se définir négativement par rapport à la droite conservatrice, laisse bride abattue aux comportements les plus arriérés dont les auteurs se sentent disculpés par de bonnes paroles empreintes de compassion en public qui valent absolution de leurs manquements éthiques dans le privé.

L’homophobie intériorisée

Mais l’identité collective des professions et l’homophobie potentielle de l’employeur ne sont pas les uniques causes de cette inégalité forte face au chômage ou au salaire. Il faut considérer l’état psychique des personnes homosexuelles, des blessures durables que la découverte de leur homosexualité engendre, mais aussi de l’homophobie que nombre d’entre elles intériorisent très souvent, qui s’ajoutent à tous les paramètres psychiques qui entourent le fait d’avoir une identité difficile à assumer.

Nous avons déjà parlé des risques plus élevés de suicide. Il faut considérer que le corollaire de ça est le développement plus fréquent de formes de dépression et de stress chronique, et de l’auto-dépréciation que cela engendre. Des chercheurs américains, cités dans l’article « L’épidémie de la solitude gaie » l’attribuent au « stress minoritaire ». Il s’agit du stress généré par l’ensemble des efforts que requiert le fait d’appartenir à un groupe minoritaire et/ou dominé. « Pour les homosexuels, cet effet est amplifié par le fait que notre statut minoritaire est caché. Non seulement sommes-nous aux prises avec ce fardeau additionnel et toutes les questions qui occupent notre dialogue intérieur lorsque nous avons 12 ans à peine, mais nous devons le faire sans la possibilité d’en parler avec nos parents ou nos amis. »

 Concrètement, quand on est hétérosexuel et qu’on a eu un parcours sexuel et sentimental « dans la ligne » (qu’il se soit bien passé ou pas vraiment), la chance d’être serein durant un concours ou pendant un entretien d’embauche est plus élevée que quand on a passé plusieurs décennies de sa vie à se débattre avec son entourage et ses démons intérieurs.

N’est-il pas excessif de parler de « démons intérieurs » ? Eh bien cela dépend des gens, mais en général, lorsque vous « devenez » homosexuel, vous faites face à une réalité assez déstabilisante : vous n’êtes plus un homme et vous n’êtes plus une femme selon les critères que les institutions de la société et tout votre entourage ont établis pour vous bien avant votre naissance, et dont vous avez eu vent tout au long de votre jeunesse. Chez les hommes homosexuels, il s’agit de tourner le dos à une éducation qui reste encore très contraignante. Elle vise à établir par une série de contraintes, de rites et de sanctions, une attitude conforme à une série d’attendus pour les hommes (la force physique ou intellectuelle, l’insensibilité émotionnelle, l’esprit de compétition, la domination des femmes). Cette division sexuelle de la société est entretenue par toutes les religions, par les lois d’un grand nombre d’États, par le marketing des entreprises capitalistes, qui n’ont aucune raison de vouloir que les choses changent, et par tous les individus qui acceptent de militer en sa faveur ou qui craignent des sanctions. Qu’importe si seulement une infime minorité d’hommes (parmi lesquels Daniel Craig, Mike Horn et Vladimir Poutine) arrive à atteindre ces critères. Ils existent et produisent des effets sur l’image que les hommes ont d’eux-mêmes ou qu’ils veulent désespérément atteindre (le succès des salles de musculation témoigne aussi de ce « surmoi » viriliste qui plane au-dessus de beaucoup d’hommes et du soin qu’ils peuvent mettre à s’y conformer, lequel vaut bien la « coquetterie » souvent supposée et moquée de certaines femmes).

Un certain nombre de gays font également tout pour restaurer leur image masculine écornée par le vécu de leur propre homosexualité, en affirmant les normes de virilité à l’intérieur même du monde homosexuel. Cela passe par exemple par l’établissement d’une nouvelle division sexuelle du groupe, entre « passif » et « actif », ceux qui sont pénétrés et ceux qui pénètrent. Cette division engendre une véritable reproduction de la norme hétérosexuelle puisqu’aux premiers on attribuera des qualités féminines et au second des qualités viriles. La sodomie reste, chez beaucoup d’homosexuels, un mode de dégradation de la virilité qu’il faut éviter ou nier, par honte[13].

Ce fait est observable très nettement dans l’univers des applications de rencontre. Pour celles et ceux qui n’ont jamais vu à quoi cela ressemble, une application comme Grindr permet l’affichage des profils (photos accompagnées de quelques commentaires de présentation) des personnes déclarées bi, homosexuelles ou hétérosexuelles (« hétéro discret cherchant sexe rapide ») désirant une rencontre dans les environs de votre localisation. La confidentialité et l’anonymat de ces applications en font l’un des modes de rencontre le plus sûr, nettement plus que les pissotières des années 1960 célébrées dans les romans de Jean Genet où la probabilité de tomber sur un hétérosexuel violent ou un policier[14] était relativement élevée. Toujours est-il que les descriptions données de sa personnalité sexuelle et de ses attentes sont généralement saturées de références aux normes de virilité. « Actif cherche passif soumis » est une annonce courante réclamant une binarité exacerbée (le pénétré devant en plus être soumis) tandis que la formule « masc only » (« pour masculins seulement ») insiste sur la volonté de ne rencontrer que des hommes virils, non féminins.

Un ancien amant justifiait cette volonté assez simplement « après tout j’aime les hommes, pas les femmes », mais le mépris qu’il ressentait par ailleurs pour « les homosexuels », qui ne penseraient qu’au sexe, qui seraient inconstants et pas dignes de confiance, correspondait pleinement aux clichés homophobes en vigueur. Cette attitude est fréquente, j’ai souvent entendus de la part de connaissances gaies des phrases débutant par « eux, les gays… » suivies d’un festival de clichés.

L’agressivité liée à cette question est assez prégnante dans le monde de la rencontre virtuelle, mais aussi dans le reste des relations, puisque le terme de « folle » est utilisé sans complexe par nombre d’homosexuels masculins pour désigner ceux d’entre eux qui sont trop féminins, voir qui « nuisent à l’image des homosexuels », en les faisant passer pour des filles manquées plutôt que les vrais hommes virils qu’ils devraient aspirer à être. Cela s’accompagne d’une utilisation générale des insultes en vigueur comme « pédé » ou « tantouze » pour désigner des amants ou des amis. L’explication optimiste de cet usage de l’insulte en ferait un retournement du stigmate, la récupération de l’insulte homophobe pour la vider de sa charge négative, à l’image des Noirs américains qui auraient repris le terme esclavagiste « Nigger » (nègre) dans leurs interactions. Il est vrai qu’un certain humour typiquement gay peut se développer en réintégrant ces expressions stigmatisantes comme des boutades bienveillantes. Une explication plus pessimiste et réaliste identifie plutôt là un mépris de soi et de ses semblables toujours très présent, et inspiré par des normes virilistes et homophobes dont on ne parvient pas à se départir, faute de véritable travail de dépassement des normes intériorisées et de valorisation de soi.

Car il faut bien avoir en tête qu’il n’existe pas à ce jour de mode de réhabilitation symbolique et matériel des personnes non-hétéros. La loi leur permet d’accéder à des actes auparavant réservés aux hétéros, elle les protège contre les discriminations, mais rien n’est entrepris pour les aider à combler le grand vide identitaire auquel ils font face. Lorsque vous avez eu la chance de pouvoir faire votre coming out et qu’il ne s’est pas trop mal passé, personne ne viendra vous prendre par le bras pour vous demander ce que vous ont coûté vos années de mensonges et d’atermoiements.

Un ex petit copain, suite à un coming out particulièrement difficile, qui avait conduit sa mère à lui faire remarquer qu’à sa place elle se serait suicidée et qui avait plongé dans une apathie profonde son père, se voyait reprocher par une amie de ne pas suffisamment ménager ses parents. Comme si la sollicitude devait d’abord aller aux proches des non-hétéros blessés, comme s’il s’agissait d’une fantaisie personnelle que nous prendrions plaisir à assumer.

Que pèse ce moment de déstabilisation des proches face aux années d’angoisse, d’auto-détestation et de faux-semblants justement montés pour les épargner et s’obliger à en supporter seul le poids ? Qui nous ménageait lorsque nous broyions certains soirs les idées les plus noires et que notre horizon apparaissait brutalement bouché par cette prise de conscience ? La plupart de vos amis et de vos parents n’ont presque aucune idée de la somme de malaises et d’angoisses que vous avez traversées, au point d’avoir parfois l’impression de vous accorder une faveur en réagissant positivement voire même en se vantant de l’ouverture d’esprit qu’ils vous accordent. Par égard envers ceux qui affrontent des situations dramatiques, nous ne pouvons évidemment pas nous plaindre de l’indifférence polie ou de la bienveillance légèrement prétentieuse qui leur sont préférables, mais il est bien difficile de ne pas avoir encore un sourire triste au fond de soi dans de tels moments.

Dans “Call me by your name”, réalisé en 2017, la bourgeoisie intellectuelle est ouverte d’esprit, cultivée, bienveillante, et c’est ce qui explique certainement le fait que la romance inattendue des deux héros ne rencontre aucun obstacle réel, alors même que l’intrigue se déroule dans les années 1980. Une vision rassurante qui explique certainement une part du grand enthousiasme qu’il a suscité dans la bonne société parisienne au moment de sa sortie.

Contrairement à ce qu’on voit à la télévision et au cinéma, seule la minorité aisée et diplômée des homosexuels accède à un monde où son identité est valorisée, érigée en un « talent », une « différence créatrice » ou autre mythe rassurant. L’immense majorité des non-hétéros ne peut pas compter sur une communauté bienveillante qui l’épaulerait, encore moins sur un « lobby » comme le racontent les théoriciens réactionnaires. La plupart des non-hétéros sont seuls face à cela, leurs semblables leur sont majoritairement hostiles, jetés à l’âge adulte sur un marché souvent agressif de la drague, et dans le monde qui les entoure où des formes d’homophobies diverses ont survécu aux progrès juridiques de ces trente dernières années.

Ce que l’on peut faire

 Instrumentalisé par des gouvernements néolibéraux qui l’utilisent pour se donner un coté « de gauche » en menant des politiques économiques conservatrices (François Hollande qui légalise le mariage homosexuel juste avant de multiplier les réformes de destruction du droit du travail, Justin Trudeau qui s’affiche à la Gay Pride mais mène une politique libérale…), mais aussi par le gouvernement israélien d’extrême droite qui a fait de Tel Aviv la destination hype des riches homosexuels occidentaux tout en colonisant le territoire d’un peuple tout entier, les luttes des homosexuels n’ont pas forcément bonne presse, et être « gay-friendly » est devenu un slogan relativement vide de sens, qui n’implique pas d’action particulière.

L’homophobie fait souvent l’objet d’une définition très restrictive, comme appartenant à une époque révolue ou comme étant le monopole de quelques personnes particulièrement fermées d’esprit. Nous espérons avoir fait la démonstration qu’il n’en est rien. Tant que notre société reste normée par un virilisme qui demande aux hommes d’agir de façon dominante voire violente avec leurs semblables mais surtout avec les femmes, les non-hétéros seront exclus et méprisés, que ce soit de façon violente ou par de la dévalorisation douce et l’intériorisation psychologiquement destructrice de ces normes.

Mais il y a des choses à faire, politiquement, pour améliorer la situation. Les premières campagnes de prévention ont par exemple été mises en place récemment à l’école, sur le thème de l’acceptation et de la déconstruction des insultes. Cela passe par des interventions d’associations comme SOS Homophobie et de petites brochures de sensibilisation pour les enseignants. Un bon début, et qui aura sans doute comme principal effet de sensibiliser le personnel des écoles et d’en faire de meilleurs soutiens des jeunes homosexuels

Quand j’étais en primaire, au début des années 1990, une institutrice a convoqué mes parents car elle craignait –  je cite – que je « devienne homosexuel ». Il s’agissait d’un établissement public…

Mais cette déconstruction de fond associée par ses détracteurs à la « théorie du genre » est en partie passée à la trappe sous la pression d’associations religieuses. La grande peur de « forcer les garçons à mettre des jupes » ou de « l’apprentissage de la masturbation » a été activée en 2014 lorsque le programme expérimental « ABCD de l’égalité » a été mis en place. Les rumeurs sont erronées, mais la panique ressentie est en cohérence avec les idéaux défendus : si on se met à enseigner à l’école que les hommes et les femmes ne sont pas assignés à des rôles figés et à des positions de domination, on risque effectivement de nuire à la diffusion des stéréotypes définitifs sur lesquels ces gens veillent depuis des décennies. L’un des effets sera pourtant de relâcher la pression sur les garçons et les filles et leur permettre d’accepter plus tranquillement ce qui leur arrive, qu’ils se révèlent hétéros ou homos. Les conservateurs n’en veulent pas de crainte que « ça » se développe : chose qui a peu de chances d’advenir vu qu’on ne choisit pas son orientation sexuelle et qu’elle dépend de facteurs incontrôlables. Mais davantage de gens l’assumeront certainement, et ça ils ne le veulent pas.

Une fois franchie cette première étape d’une vie non-hétéro concrètement améliorée, la lutte contre les inégalités salariales et les discriminations vis-à-vis de l’emploi devrait être un impératif. Seuls des contre-pouvoirs et des garde-fous à l’arbitraire patronal pourront mettre fin à ces pratiques. Or c’est exactement l’inverse qui se produit en ce moment. L’instance qui était chargée de la lutte contre les discriminations dans l’entreprise, le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), a été supprimée par les ordonnances Pénicaud de réforme du droit du travail. Quant à l’exposition des homosexuels au chômage, deux fois supérieure à celle des hommes hétérosexuels, elle ne risque pas de s’arranger avec la facilitation du licenciement encouragée par cette réforme. L’encadrement du licenciement, si traumatisant pour les chefs d’entreprise à en croire le gouvernement, avait pour avantage de filtrer ces motifs discriminants. Qu’en sera-t-il à présent ? Le laisser-faire économique est aussi un laisser-aller des pulsions les plus mauvaises encore en circulation.

Le combat pour la tranquillité et la liberté des non-hétéros est loin d’être terminé. Les non-hétéros parce qu’ils subissent le plus durement ces normes sexuelles de comportement ou d’apparence et les jugements sociaux impitoyables qui en sanctionnent la transgression n’ont parfois pas d’autres choix pour leur survie que de les défier et d’en révéler le caractère arbitraire. Mais l’insulte homophobe touche souvent des hétéros lorsqu’ils ne remplissent plus le stéréotype. De ce point de vue, nous considérons donc que la lutte contre l’homophobie et autres violences liées au genre et à la sexualité procurent des bénéfices collectifs. Nécessairement solidaire des luttes de classes et des luttes féministes, cette lutte globale pour l’égalité n’est pas destinée à être l’apanage d’une élite qui s’en servirait pour se sentir vertueuse et ouverte d’esprit. Elle n’appartient pas à une minorité d’intellectuels ou à la frange la plus aisée de la population homosexuelle mais à toutes celles et ceux que l’inégalité arbitraire sous toute ses formes révolte et qui veulent rendre leurs vies plus vivables.


Nicolas Framont, Thibaut Izard


[1] En 2017, seuls 4,8 % des programmes télévisés font apparaître des personnages lesbiennes, bi ou gays, selon le Centre LGBT Paris-Île-de-France. Et pas toujours dans des rôles avantageux ni valorisants : ils sont le plus souvent cantonnés à des rôles secondaires ou uniquement définis par leur orientation sexuelle. Voir « Les personnages LGBT à la télévision ont une fâcheuse tendance à mourir », Yasmina Cardoze, Slate.fr.

[2] Pierre-Jacques Brillon, Dictionnaire des arrêts ou jurisprudence universelle des parlements de France et autres tribunaux, Tome III, 1727.

[3] Défendant son amendement à l’Assemblée nationale, le député gaulliste Paul Mirguet parle devant un public conquis d’avance : « Je pense qu’il est inutile d’insister longuement, car vous êtes tous conscients de la gravité de ce fléau qu’est l’homosexualité, fléau contre lequel nous avons le devoir de protéger nos enfants. Au moment où notre civilisation dangereusement minoritaire dans un monde en pleine évolution devient si vulnérable, nous devons lutter contre tout ce qui peut diminuer son prestige. Dans ce domaine, comme dans les autres, la France doit montrer l’exemple. » On retrouve ici l’idée que l’homosexualité est une maladie contagieuse à même d’amoindrir la force d’un peuple.

[4] Les « Rapports annuels sur l’homophobie » sont publiés chaque année par l’association SOS Homophobie qui tient une ligne d’écoute d’aide et de recueil de témoignages de victimes d’homophobie. Ils sont tous disponibles sur le site web <www.sos-homophobie.org>. L’augmentation régulière du nombre de témoignages pose tout de même un problème d’interprétation : les cas d’homophobie sont-ils plus courants ou bien les victimes se sentent-elles de plus en plus légitimes à en parler ? La ligne d’écoute anonyme, gérée par des bénévoles, est le 01 48 06 42 41 (Lundi à vendredi : 18 h – 22 h, samedi : 14 h – 16 h, dimanche : 18 h – 20 h).

[5] « Sur le marché de l’emploi aussi, les homosexuels doivent lutter contre les discriminations » article de Thierry Laurent et Ferhat Mihoubi, publié dans Le Monde du 16 janvier 2013. On y apprend aussi que les femmes lesbiennes ne sont pas touchées par le même phénomène, puisque leurs rémunérations sont alignées sur les femmes hétérosexuelles qui gagnent en moyenne en équivalent temps plein 22 % de moins que les hommes. On est surpris d’y lire aussi que l’effet de l’orientation sexuelle sur le risque de se retrouver au chômage est plus important que celui d’être né en Afrique.

[6] Il existe un préjugé répandu selon lequel les homosexuels seraient des gens assez aisés, qui auraient un parcours facilité dans des secteurs comme les médias ou la mode. S’il est vrai qu’à Paris, la proportion d’homosexuels est plus importante qu’ailleurs (19 % contre 10 % dans le reste du pays), la répartition sociale des personnes homosexuelles déclarées est semblable à peu de choses près à celle des hétérosexuels : c’est-à-dire qu’il y a plus d’ouvriers et d’employés que de cadres et de professions intellectuelles. Cette vision déformée de la réalité tient certainement à la place que prend le quartier gay du Marais à Paris, un lieu cher et branché, et au fait que les personnalités homosexuelles les plus connues sont souvent aisées et célèbres (l’héritier Pierre Bergé, le chanteur Mika, le philosophe Michel Foucault). Ceux qui écrivent ou qui parlent de leur homosexualité ne représentent pas l’ensemble de la population, bien au contraire au vu de leurs caractéristiques sociales.

[7] Le Défenseur des droits est une autorité administrative indépendante chargée de défendre les droits des citoyens face aux administrations et de promouvoir la lutte contre les discriminations. Dans un guide publié en mai 2017 et intitulé « Agir contre les discriminations liées à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre dans l’emploi », elle dresse un état des lieux de la condition des homosexuels au travail.

[8] Étude menée par l’association Paris Football Gay entre 2012 et 2013.

[9] « Malgré des millions de licenciés, les joueurs de foot homosexuels restent invisibles », Sud Ouest, 2 août 2017.

[10] « Il n’y a pas d’homophobie en médecine : histoire d’un mensonge » sur <failletransformante.wordpress.com>.

[11] « Sexisme, homophobie, racisme… ou paillardise à Normale Sup ? », Rue89, 9 janvier 2012.

[12] Voir l’article du Monde à ce sujet « Dysfonctionnements à Quantic Dream : l’entreprise continue de nier, les joueurs ironisent », Le Monde, 15 janvier 2018.

[13] « Ils nous la mettent bien profond » : cette expression est encore très répandue pour décrire l’action de nos dirigeants et leurs multiples trahisons ou coups bas. L’association d’une réforme du Code du travail à la sodomie, dans des discussions de machine à café ou sur les réseaux sociaux, est assez symptomatique du fait qu’elle est associée à une dégradation, un acte violent, humiliant et non consenti, qui emprunte à un imaginaire viriliste et homophobe, sans que les usagers de l’expression ne s’en rendent souvent compte.

[14] Dans les années 1950 au Royaume-Uni, la police menait des opérations surprises dans les urinoirs publics, parfois même en se faisant passer pour de potentiels partenaires avant d’arrêter les homosexuels en flagrant délit.