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L’École est sans cesse au cœur des débats « sociétaux » : elle devrait mieux inculquer les valeurs de la République aux jeunes des banlieues, mais aussi apprendre aux garçons et aux filles à ne pas développer des stéréotypes de genre, et puis encore sensibiliser tantôt aux bienfaits de la colonisation tantôt à ses méfaits. Au gré des évènements de l’actualité et des modes, le ministère de l’Éducation nationale publie une nouvelle circulaire ou lance une nouvelle réforme que les enseignants doivent appliquer illico. La dernière suscite un débat passionné sur les langues rares et les classes européennes qu’il faudrait préserver pour conserver notre « excellence ». Or, pendant qu’on ergote sur ces détails et que des intellectuels s’époumonent dans des tribunes pour sauver Cicéron et une école Républicaine qui n’existe que dans leurs fantasmes germanopratins, l’institution scolaire opère une sélection sociale drastique éliminant systématiquement les enfants de pauvres et permettant aux enfants de l’élite de gagner à tous les coups. Au nom d’un principe d’universalité, l’École ne donne pas aux enfants de milieux défavorisés les moyens nécessaires pour y réussir. Derrière le discours sur l’égalité des chances permettant aux plus intelligents et bosseurs de la Nation d’en devenir les leaders, l’élite fausse la compétition dès le départ et assure une avance confortable à ses rejetons dans la course aux diplômes. Tout ce que vous allez lire est tiré d’expériences et d’enquêtes scientifiques rigoureuses.

Saint Mérite

En France peut-être plus que partout ailleurs il est courant de légitimer les inégalités et les privilèges de l’élite par le classement scolaire. Il y a une pyramide des diplômes, avec tout en haut les grandes écoles qui accueillent l’élite scolaire composée des plus doués et méritants. Même au sein des grandes écoles il y a une hiérarchie très fine : l’ENA c’est plus fort que Polytechnique, le 1er du classement de sortie de l’ENA ira au ministère des Finances puis dirigera EDF, tandis que le 30e se contentera de fonctions « subalternes » (directeur d’hôpital, directeur de cabinet dans un ministère mineur style Éducation nationale). Pour arriver au sommet il faut avoir survécu aux éliminations successives qui jalonnent le cursus scolaire : orientation en lycée général, filière scientifique, classe préparatoire à Paris, concours successifs. En bas de la pyramide celui qui échoue à obtenir même le plus bas diplôme parce qu’il n’a pas réussi à apprendre à lire est condamné au chômage et à la pauvreté. Tout cela semble immuable et d’une logique implacable : les meilleurs en classe, aux examens et aux concours obtiennent les postes les plus avantageux ; ceux qui abandonnent l’école précocement sont tout en bas de l’échelle sociale. L’élite est imprégnée de cette preuve tangible de sa supériorité. Les beaux diplômes justifient son pouvoir et sa suffisance.

Les dés sont pipés

Sauf que l’École sanctionne des compétences inégalement distribuées. On n’est pas égaux, dès la naissance, face au risque d’échouer à l’école. Une enquête scientifique américaine parue en 2003 (Hart et Risley, American Educator) a montré qu’à trois ans un enfant de cadre a entendu au total 30 millions de mots de plus qu’un enfant de parents vivant des aides sociales. Or l’École française, nous allons le voir, se cale sur les besoins des enfants de cadres, pas des enfants de parents vivant des aides sociales : programme, vitesse d’apprentissage, méthodes pédagogiques et contenus d’enseignement sont pensés pour la réussite des mieux dotés au départ. Du coup beaucoup d’enfants de pauvres sont pris dans une spirale de l’échec, dont ils ne sont pas responsables mais qui permettra de justifier qu’ils restent dans leur classe sociale d’origine. Les difficultés sociales rencontrées par leurs parents les pénalisent précocement puis tout au long de leur parcours, sans que l’École n’en tienne compte. Dans les enquêtes internationales (enquêtes de référence PISA) le système scolaire français a d’ailleurs la palme de la reproduction des inégalités. L’échec scolaire et donc la condamnation à occuper des positions subalternes se décide très tôt : un enfant qui ne parvient pas à apprendre à lire dès l’âge de 6-7 ans ne rattrapera jamais son retard, car la réussite à l’école passe par la maîtrise de la langue, dès le CP. En quelques mois à peine au CP les profs, pour respecter le programme, doivent enseigner à lire et écrire à des classes entières. Mission impossible quand on applique la méthode globale pour tous les enfants, quelles que soient leurs connaissances de départ. Car cette méthode fantaisiste (qui part sans doute de bonnes intentions) repose sur une théorie fausse des mécanismes neurologiques de l’apprentissage : pour maîtriser la lecture il faut reconnaître des sons, puis des syllabes, des mots et des phrases, par complexité croissante. Résultat, 1/3 des gamins est d’emblée largué et aura des difficultés à lire jusqu’à la fin de sa scolarité. Et cet échec collectif et institutionnel est rejeté sur les pathologies individuelles d’enfants qu’on diagnostique dyslexiques à tour de bras. En somme si un enfant sur trois ne maîtrise pas correctement la lecture à la fin du collège – une proportion nettement supérieure à la moyenne des pays riches – ce serait pour des raisons médicales ! La vérité c’est que la quasi-totalité des enfants peuvent apprendre à lire, il suffit de leur en donner les moyens et de ne pas penser qu’on peut s’occuper de 20 à 30 enfants de niveaux différents à la fois.

Pour ceux qui parviennent malgré tout à poursuivre leur scolarité après 16 ans, d’autres obstacles surgissent. Le bon élève issu d’une famille modeste est jugé trop… « scolaire », un comble ! Il compte trop sur l’École pour lui assurer un avenir, sa focalisation sur les notes et son rapport instrumental aux savoirs scolaires déplaisent aux enseignants qui eux entretiennent un rapport de gratuité avec la culture. En fait on lui reproche de ne pas déjà être un membre de l’élite : il sera éliminé rapidement, par un jury d’oral qui fait dans la discrimination anti-pauvres (« manque de dynamisme » pour cette jeune femme en surpoids, « manque d’assurance » pour ce jeune homme intimidé par les importants qui lui font face) ou par une épreuve écrite destinée à évaluer le degré d’assimilation à la culture de l’élite (certaines tournures de phrases maladroites – « au jour d’aujourd’hui », « au final » – ou d’infimes fautes de goût – citer un auteur de science-fiction – marquent la classe d’appartenance). C’est qu’il ne maîtrise pas les références culturelles implicites qu’il faut afficher à l’école : sa maîtrise des codes scolaires n’est pas suffisante pour qu’il possède cette désinvolture brillante du rejeton de l’élite. Celui qui par miracle sort avec un diplôme prestigieux en poche, type école de commerce ou d’ingénieur, aura opéré une conversion culturelle consistant à réapprendre des façons de parler, se tenir, s’habiller et penser. Obtenir son passeport pour l’élite c’est aussi se plier à des règles implicites de savoir-être. Ces cas rares d’ascension sociale par le mérite seront brandis en exemples des bienfaits du système : ils seront les meilleurs arguments médiatiques pour expliquer que le système scolaire récompense bel et bien les plus doués et travailleurs. L’idéologie du « quand on veut on peut » a des ambassadeurs de marque, comme la ministre de l’Éducation nationale, Mme Vallaud-Belkacem, dont le père était ouvrier et immigré. De quoi oublier qu’en classe prépa il y a 6 % d’enfants d’ouvriers contre 50 % d’enfants de cadres alors que dans la population les premiers sont deux fois plus nombreux que les seconds.

À l’école tout est fait pour renforcer le poids des origines sociales. Dans les régions et quartiers pauvres les enseignants sont plus souvent absents, moins bien formés, moins expérimentés, le turn over est plus important et les dysfonctionnements administratifs fréquents. Les enseignants sont souvent de bonne volonté, mais, c’est naturel, enseigner à des élèves en difficulté est frustrant et peu gratifiant. De plus le prestige et l’argent sont à gagner en enseignant aux petits génies, comme le font les profs de prépa parisiens ou de grandes écoles aux rémunérations parfois faramineuses : plus de 80 000 euros par an pour une chaire supérieure en classe préparatoire et plus de 150 000 euros pour un chercheur star à « Science po » ! Alors que l’enseignement est crucial à l’école élémentaire, c’est là que les profs sont les moins bien payés et que leurs conditions de travail sont les plus déplorables : le professeur des écoles débute à 15 900 euros nets et achève sa carrière royalement à 35 600. Des salaires bien inférieurs à ceux des autres pays d’Europe – l’instit français gagne presque moitié moins que son homologue allemand. Du coup dans les zones défavorisées l’Éducation nationale recrute des profs mal classés, multiplie les remplacements ou laisse des élèves sans enseignant. Au passage les annonces de création de 40 000 postes dans l’Éducation nationale, argument électoral phare du gouvernement actuel, sont une entourloupe : à la suite des révélations d’un ex-fonctionnaire du Budget, le ministère a reconnu n’avoir créé que 3 856 postes à mi-mandat. Même les politiques d’aides type Réseau d’éducation prioritaire censées accorder des moyens supplémentaires pour les enfants qui en ont le plus besoin sont détournées pour attirer les classes moyennes (on propose des langues rares et des options baroques) ou pour satisfaire des lubies fantaisistes (sorties « culturelles », expression corporelle). Ce n’est donc pas toujours un manque de moyens mais aussi une question de priorité : dans les REP les directeurs d’école cherchent moins à favoriser la réussite scolaire des plus démunis qu’à encourager la mixité sociale ou à assurer un certain calme à l’école.

En somme non seulement un enfant de classe populaire connaît moins de mots et a une moindre maîtrise de la langue au départ, mais en plus on lui donne des moyens bien inférieurs aux autres. À l’université ce n’est pas mieux : les directeurs confient à des jeunes profs qui ne sont pas formés à la pédagogie le soin d’enseigner à des amphis bondés de 1ère année tandis que les grands profs font cours à des petits cercles de gens bien nés de Master 2.  Il ne faut pas s’étonner après de l’échec massif à la fac : seuls 43.8 % des étudiants de première année étaient passé au niveau supérieur en 2012-2013. Ce n’est pas un simple problème d’orientation scolaire, comme les ministres se plaisent à le répéter : pour les enfants qui n’appartiennent pas à la bourgeoisie les dés sont pipés, même si on leur dit qu’ils bénéficient des mêmes conditions d’enseignement, que l’égalité républicaine prévaut, voire qu’on leur donne un coup de pouce.

 

Les remèdes pires que le mal

Les politiques sont bien conscients des reproches adressés depuis des décennies à l’École, alors le ministère ou les établissements créent des dispositifs compensatoires : « Cordées de la réussite » (métaphore de l’alpinisme pour évoquer l’ascension sociale) inventées par la ministre Pécresse pour motiver les jeunes des banlieues à aller en classe prépa (comme si le problème des inégalités scolaires venait du manque d’ambition des élèves), élèves de ZEP dispensés de concours pour entrer dans certaines écoles, etc. Tout cela est évidemment cosmétique et n’empêche pas les inégalités de réussite scolaire de s’accroître. En plus c’est insultant : les élèves de milieux populaires auraient besoin d’épreuves au rabais pour s’en sortir et on alimente le discours selon lequel « quand on veut on peut ». La stigmatisation est entretenu car ces élèves sont comme une vitrine de « l’égalité des chances », et à la fois une démonstration aux yeux de ceux qui n’ont pas réussi qu’ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Ils sont également perçus comme les bénéficiaires d’avantages compensatoires immérités pour ceux qui passent les concours. On voit bien que l’objectif est de saupoudrer un peu de charité pour justifier les privilèges de l’élite.

L’Éducation nationale utilise aussi les bonnes vieilles stratégies d’écran de fumée : changer les rythmes scolaires, faire de la pseudo égalité filles/garçons, supprimer les notes, donner des tablettes numérique aux élèves, etc. L’institution donne ainsi l’illusion de faire quelque chose tout en satisfaisant tel ou tel lobby. Et elle crée du débat, des dissensions : progressistes et réacs s’affrontent sur les plateaux de télé, partisans de la diversité heureuse et nostalgiques de l’école de papy abreuvent les médias de leur opposition stérile. La réponse du gouvernement au constat de dégradation de l’École c’est de rétablir les cours de morale laïque et républicaine ! En attendant la machine à reproduire les inégalités sociales continue de tourner.

En réalité ce qui se passe c’est que l’inégalité des chances est entretenue sciemment. L’élite n’a aucun intérêt à renforcer la compétition scolaire pour ses enfants. L’allongement généralisé des études n’a pas augmenté la mobilité sociale mais au contraire implique une sélection précoce et toujours plus impitoyable des futurs membres de l’élite : pour intégrer la grande école prestigieuse il faut avoir été dans le lycée, le collège, l’école primaire et même l’école maternelle appropriée (une école bilingue, l’école Alsacienne, cette vénérable institution d’élite…). Les enseignants sont sans doute de bonne volonté, mais, impuissants à lutter contre les conséquences des inégalités, ils reportent très vite la responsabilité de l’échec scolaire sur l’obscurantisme supposé des parents « qui ne lisent pas Flaubert à la maison ». L’idée qu’ils se font de leur mission civilisatrice en conduit une partie à passer à côté des raisons des réticences de certains jeunes à se plier au jeu scolaire. Les profs, pour la plupart issus de la classe moyenne et biberonnés à l’idéologie républicaine, sont souvent persuadés que la culture savante est émancipatrice. Il n’est que de voir les récentes réactions désemparées face à la « barbarie » des enfants qui « ne sont pas Charlie » : « Face à la montée de l’obscurantisme relisons La Princesse de Clèves et Marivaux » dit l’élite. Voilà qui est bien sympathique mais c’est oublier sans doute un peu vite que le rejet massif de la culture scolaire par les jeunes de milieux défavorisés vient du fait qu’on ne leur a jamais donné les moyens de s’investir à l’école.

Parfois les profs les plus humanistes ou désireux de réduire la distance qui sépare les élèves de l’École se mettent en tête de développer la créativité des enfants en multipliant les initiatives de rapprochement avec ce qu’ils perçoivent comme la culture « des quartiers ». Cette bonne volonté, la plupart du temps encouragée par l’institution, accroît encore les difficultés des élèves dans les compétences essentielles. Car le temps disponible est compté : une enquête récente d’un chercheur en sciences de l’éducation a montré qu’il faut 35 heures en moyenne pour apprendre les rudiments de la lecture, aujourd’hui en CP les élèves disposent de 21 heures effectives en moyenne. Si au lieu d’apprendre à lire, les enfants sont en sortie scolaire ou en atelier pâte à sel, on ne fait que renforcer la probabilité du décrochage scolaire. Au nom de la liberté pédagogique de l’enseignant les enfants sont abandonnés à leur sort, enfin surtout ceux dont les parents n’ont pas les moyens de se mêler des choix du prof.

Dans les établissements élitistes des centres-villes croyez-vous que les parents laissent aux enseignants la liberté d’adopter les méthodes qu’ils désirent ? Évidemment non, les parents de l’élite, ayant eux-mêmes suivi des études longues, contrôlent étroitement le respect du programme et la quantité de travail exigée de leurs bambins. Et gare au prof qui ne donne pas assez de boulot à ses élèves ou qui manque de justesse dans sa notation ! Le pire c’est que le constat des inégalités scolaires conduit les enseignants à anticiper l’échec des classes populaires et à renforcer l’injustice du système. Combien d’enseignants, par dépit, lassitude ou cynisme décrètent que tels élèves n’ont pas leur place au collège, au lycée ou à la fac ? Dans les établissements pour enfants des classes populaires, on oriente vers des filières courtes, les conseillers d’orientation vantent les mérites des CAP boucherie à des élèves dont on considère qu’ils doivent au plus vite rejoindre le marché du travail. À l’université, au prétexte que l’on n’a plus d’argent et surtout pour avoir moins de boulot en correction de copies et en administration, sans doute aussi par snobisme, on fait tout pour dégouter les étudiants « qui n’ont pas leur place à la fac » dès les premières semaines (galères administratives, cours de piètre qualité, profs absents, etc.).

 

Quelles solutions ?

Déjà on voit des mobilisations apparaître : des parents de classes populaires bloquent des écoles et des collèges juste pour demander que leurs gosses aient une scolarité normale. Des revendications aussi simples et légitimes que des enseignants dans les classes, un même enseignant sur toute l’année et pas une succession de remplaçants, le maintien en réseau d’éducation prioritaire. Le niveau de colère est élevé : 70 % des Français pensent que l’École ne laisse pas sa chance, les directeurs d’école se font taper dessus et insulter par les parents d’élèves comme l’a révélé un récent rapport. La défiance est telle que des mouvements parasites convainquent les parents de ne plus scolariser leurs enfants. À l’appel d’identitaires, des parents de milieux populaires, souvent issus de l’immigration, ont participé à la « Journée de retrait de l’école » : on leur avait expliqué que l’ « ABCD de l’égalité » – qui visait à combattre les stéréotypes de genre à l’école – allait consister en des attouchements sexuels. Pour lutter contre la réforme des rythmes scolaires le mouvement des Gilets jaunes appelle à bloquer des écoles et à ne pas scolariser les enfants les mercredis, ceux-ci étant trop fatigués avec 5 jours de classe par semaine. Certains vont jusqu’à créer leurs propres établissements scolaires, censés échapper aux injustices de l’école publique. Il faut voir dans ces initiatives, même si elles ne vont pas dans le bon sens, un rejet commun d’une institution qui n’est pas la formidable machine à ascension sociale qu’elle prétend être. Les classes populaires commencent à se lever contre la mascarade de l’égalité des chances. Car pour ceux qui ne peuvent simplement scolariser leurs enfants dans un bahut de riches la seule issue, c’est la révolte. Une révolte qui peut d’autant plus conduire à dénoncer la légitimité de nos élites que ces parents d’élèves ont la preuve tous les jours que l’École n’est en rien un système démocratique fondé sur le mérite et le travail.

L’élite n’a aucun intérêt à améliorer une École qui la favorise. Pourtant il y aurait des choses simples à faire pour permettre une vraie démocratisation scolaire. D’abord revenir aux savoirs fondamentaux (lire, écrire, compter), en insistant encore et encore tant qu’ils ne sont pas maîtrisés pour qu’aucun enfant ne soit abandonné à son sort : tout se joue dans les premières années de la scolarité, l’École doit  par conséquent y concentrer tous ses efforts. Il faut donc individualiser l’enseignement au maximum pour les moins bien dotés au départ, ceux dont les compétences en phonologie (identification des sons, décomposition des mots : MO-TO) sont faibles, alors qu’elles sont très révélatrices de l’aisance future dans l’apprentissage de la lecture. En repérant dès la grande section de maternelle les difficultés, on se donne les moyens de faire de petits groupes de niveaux, modulables selon les progrès.

L’équité est là, non dans la stricte égalité de traitement telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui et consistant à faire cours devant une classe entière. L’élitisme du système scolaire français qui procède par éliminations successives n’est pas plus performant pour créer des élèves brillants : dans les enquêtes internationales il ressort que l’élite scolaire n’a pas de performances supérieures à celles de systèmes scolaires plus égalitaires. C’est un vieux mythe de croire qu’accorder plus d’attention aux élèves les plus faibles ralentit les plus forts et nivelle par le bas. Les systèmes scolaires équitables accordent une attention constante aux élèves en difficulté tandis que les plus forts travaillent davantage en autonomie. Les enfants de milieux défavorisés doivent avoir des cours avec les profs les plus chevronnés, car ce sont eux qui ont réellement besoin d’enseignants, tandis qu’un enfant qui maîtrise déjà la lecture devient vite autonome dans ses apprentissages et progresse quel que soit le contenu de l’enseignement. On doit revoir la hiérarchie des enseignants : ceux qui font le boulot le plus dur – apprendre à lire aux enfants les plus en difficulté – doivent être les mieux payés.

Reprendre l’École à l’élite c’est aussi mettre fin à la liberté pédagogique pour adopter des méthodes pédagogiques qui ont fait la preuve scientifique de leur efficacité : pour la lecture, c’est par l’entraînement intensif sur la phonologie, le vocabulaire et la compréhension que les enfants les moins favorisés culturellement peuvent progresser. Les enseignants doivent être mieux formés et les programmes revus pour en finir avec la hiérarchie des savoirs légitimes et illégitimes, la survalorisation des maths et des grands textes. Pour que le destin social ne soit pas écrit dans le marbre dès le plus jeune âge, il faut donc multiplier les possibilités de bifurcations et les passerelles pour rejoindre d’autres formations. L’École doit aussi donner les mêmes armes de défense intellectuelle à tous les enfants : l’enseignement technique doit donc être plus généraliste et comporter des éléments de droit et d’économie, notamment des cours sur les rouages du monde du travail (code du travail, mécanismes financiers, gestion de budget d’entreprise, etc.). Les réformes des gouvernements successifs ne sont que symboliques parce que l’élite a intérêt à ce statu quo. La révolte qui gronde peut s’emparer de revendications concrètes pour reprendre le contrôle démocratique de l’École.

 

Cet article est tiré du n°3 de Frustration, en vente en librairie ici.