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Cette année, nous avons appris par Michel Sapin, ministre des Finances, que déclarer ses revenus en ligne aux impôts allait – sans doute – devenir obligatoire en 2016. En 2014, pourtant, ce n’étaient que 13 millions de foyers sur les 37 millions de déclarants qui ont préféré Internet à la déclaration papier. Un chiffre en augmentation par rapport aux années précédentes, certes, mais qui nous assure que nous sommes encore loin de la techno-utopie qui voudrait que « tout le monde soit sur Internet ». Une utopie qui va même plus loin, puisque beaucoup vantent les mérites démocratiques du nouveau média : « Internet est le lieu de la démocratie par excellence : du plus pauvre au plus riche, tout le monde y a accès ». Internet irait même jusqu’à permettre aux plus modestes et inconnus de s’enrichir et de trouver un public. Cette position, tenue par quelques observateurs (on les appelle les « web optimistes ») et beaucoup d’autres utilisateurs d’Internet, est plus que discutable. En décembre 2014, l’agence chargée des statistiques officielles de l’Union européenne, Eurostat, a publié une étude dont le résultat est éloquent : 12 % des français interrogés affirmaient n’avoir jamais utilisé Internet de leur vie. Et si l’Internet d’aujourd’hui était le lieu dédié non pas à la démocratie mais au capitalisme des plus traditionnels ?

 

« Avoir accès à Internet » demande un minimum de biens matériels

Contrairement à ce que l’on peut croire, Internet n’est pas (encore) invisible et gratuit. Pour accéder à Internet (et donc à notre déclaration de revenus, à notre messagerie, à nos loisirs…), nous avons tous besoin d’outils matériels : des appareils (un ordinateur, une tablette, un smartphone, une montre…) mais aussi une connexion (et donc un domicile). En effet, bien que l’on puisse maintenant téléphoner tout en naviguant sur la toile, il nous faut toujours une box, paradoxalement plus volumineuse que nos vieux modems, pour nous connecter à Internet. Ces objets étant des objets manufacturés, ils ne sont pas gratuits. L’achat d’un ordinateur, puis la souscription à un abonnement Internet n’a donc pas le même sens selon nos revenus. Encore moins si l’on ajoute à cela le concept d’obsolescence programmée (les pannes prévues par les constructeurs), le bricolage rendu impossible par les nouvelles machines et la vitesse à laquelle la technologie évolue (incompatibilité système d’exploitation/logiciels) qui rend l’achat de matériels informatiques plus du tout exceptionnel. Ainsi, même si l’on peut trouver des ordinateurs de bureau à moins de 100 euros (souvent sur des sites en ligne, un comble), il y aura toujours une différence entre celui qui aura le moyen de s’offrir la dernière nouveauté et celui qui devra faire avec « un vieux machin ». Il y aura toujours une différence entre l’individu qui pourra se payer une ou plusieurs machines ayant accès à Internet et une famille qui devra partager le seul ordinateur du foyer. Ainsi, même si les bibliothèques et quelques lieux publics (universités, par exemple) proposent un service de prêt de matériels ou un accès gratuit à Internet (pour beaucoup, avec « enregistrement » excluant, notamment, les sans domiciles fixes), il y aura toujours une différence entre celles et ceux qui pourront « vérifier leurs courriels dans la rue » et celles et ceux qui devront réserver leurs places à la médiathèque municipale pour un temps limité.

 

« Avoir accès à Internet », c’est bien, encore faut-il l’utiliser

Il ne suffit pas d’acheter une voiture pour savoir la conduire ! Il nous faut d’abord, pour ce faire, acquérir un savoir-faire et des connaissances. Pour Internet, même constat : être matériellement connecté ne veut pas dire surfer. Internet, comme l’informatique en général, demande un apprentissage. Malgré ce que l’on essaie plus ou moins de nous faire croire à coup de concepts marketo-sociétaux comme celui des « digital natives » (la génération née avec Internet), on ne sait pas utiliser Internet dès la naissance comme l’on sait respirer. Nous sommes au milieu des années 1980, un épisode de l’émission belge « Strip-tease » suit une famille « de la campagne belge » ayant pour ambition de créer un site Internet grâce à son tout nouvel ordinateur. C’est Noël, le sapin est éclairé, les personnages se dessinent : ils sont trois, deux hommes et une femme d’une quarantaine d’années ou plus, tous avec un léger accent « belge » et des moustaches seyantes. Après avoir nommé un CD-ROM « un disque dur », l’homme appelle le service après-vente demandant de l’aide afin de « démarrer l’ordinateur pour créer un site Internet pour [son] entreprise ». Au téléphone un technicien à la voix « jeune » et sans accent répond : « Appuyez sur la croix en haut à droite pour fermer la fenêtre ». « Elle ne veut pas se fermer, monsieur » : malgré les efforts du propriétaire de l’ordinateur, impossible de « fermer la fenêtre ». En effet, un message d’erreur au premier plan de l’écran empêche toute action à moins de commencer par le fermer lui-même. Le manque d’un vocabulaire commun que l’un (le technicien) maîtrise (par une formation) et l’autre (l’utilisateur) ne connaît pas (de par son inexpérience et son manque de culture informatique) empêche les deux interlocuteurs de se comprendre. Une voix de femme se fait alors entendre à l’autre bout du fil : « Votre communication vient d’être interrompue suite au dépassement du temps alloué ». Le propriétaire de l’ordinateur raccroche se retrouvant seul – les autres personnages ayant abandonné – face à son écran. Sur fond d’ambiance tendue, il pianote au hasard sur les touches de son clavier, le lecteur multimédia s’ouvre alors sur une musique joyeuse. Le générique de l’émission démarre, on entend : « Elle est belle la musique, hein ». Le reportage est terminé. 30 ans plus tard, cet extrait de « Strip-tease » reste l’un des plus célèbres de l’émission, vu et partagé des centaines de milliers de fois sur Internet. Beaucoup d’internautes en rigolent, d’autres sont attendris, à peu près tous cherchent une explication. Pour certains, le manque d’acuité informatique de ces personnes est dû à leur âge (« ils sont vieux »), pour d’autres à leur situation géographique (« les gens de la campagne ils comprennent rien à Internet ») pour quelques-uns la faute revient à l’époque (« c’était dans les années 1980, l’ordinateur était nouveau »). Tous ont plus ou moins raison. C’est vrai, en 1985, le premier Macintosh de la marque Apple venait à peine d’entrer sur le marché mais l’ordinateur personnel existait depuis le début des années 1960… Et si « l’époque » n’était pas la cause du problème ? Et si ce reportage était finalement plus que d’actualité ? Parce que l’informatique demande de connaître un vocabulaire – « une fenêtre », « un disque dur » mais aussi « un navigateur », « le bluetooth », « Twitter », etc. (il faut donc savoir écrire et parler français mais aussi un peu l’anglais) – et un savoir-faire – de l’utilisation d’une souris au codage informatique en passant par la recherche sur Google – il est inutile de penser aujourd’hui une égalité sur Internet. Comment croire en un lieu collectif alors que peu d’entre nous partagent un savoir commun nécessaire à une pratique égalitaire ? Les modèles d’exclusions de la « vraie vie » se retrouvent naturellement en ligne : différences entre les milieux sociaux, entre les générations et entre les sexes. Pire, Internet est aujourd’hui, un outil supplémentaire à la fracture sociale. La vie sociale se joue en partie sur Internet, via la dématérialisation de services de recherche d’emploi comme Pôle emploi ou d’aides sociales comme la Caisse d’allocations familiales alors que beaucoup de leurs usagers n’ont même pas un accès décent à Internet. Il faut même aller jusqu’à remplir un formulaire en ligne pour postuler au McDo !

Sur le site d’information spécialisé sur le numérique, Owni.fr, l’universitaire Jean-Noël Lafargue vante les mérites du site collaboratif Wikipédia : « Aujourd’hui, un collégien qui réside dans une de ces cités de banlieue où, selon le journal télévisé de la première chaîne, “la police n’ose plus entrer”, peut trouver les informations pour son exposé sur Victor Hugo aussi bien qu’un habitant des beaux quartiers, car si ses parents n’ont pas investi dans une encyclopédie en vingt-cinq tomes, il accède malgré tout à Wikipédia grâce à son ordinateur ou à son téléphone portable. » L’utopie est belle mais l’auteur oublie une chose importante : « l’habitant des beaux quartiers » a un avantage sur le « collégien » : grâce à son encyclopédie en vingt-cinq tomes (et son ordinateur personnel, sa grande école, son réseau…) il peut, au-delà de préparer un simple exposé de môme, contribuer à l’écriture même de l’article consacré à Victor Hugo. Le « collégien » (un enfant, le dominé), passif sur son téléphone portable, n’aura qu’à copier/coller ce que « l’habitant des beaux quartiers » (un adulte, le dominant) aura bien voulu lui faire savoir.

 

« Avoir accès à Internet », ce n’est pas forcément y participer

« Participer » à Internet (répondre à des mails, écouter de la musique en streaming, lire un journal en ligne, tenir un blog, faire des vidéos…) nécessite donc des ressources matérielles, des connaissances acquises et du temps que tous n’avons pas. Il y a, par exemple, une très grande différence entre celles et ceux qui ont accès à un ordinateur personnel sur leurs lieux de travail (cela peut être le domicile) et les autres. En 2013, selon l’enquête « Conditions de travail » de la DARES (direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques), 92,5 % des cadres avaient un usage d’Internet au travail, contre 23.7% des employés de commerce et de services ou encore 6,8 % des ouvriers qualifiés. Seuls les cadres (qui représentent moins de 10 % de la population active) peuvent donc avoir un usage très fréquent d’Internet. Or, le web (et c’est d’autant plus vrai pour les réseaux sociaux) se construit sur l’immédiateté : réagir en retard, c’est ne pas réagir du tout. Ainsi, lorsque l’on entend « sur les réseaux sociaux, tout le monde est au même niveau », c’est faux : il y a ceux qui ont toujours un navigateur ouvert sur leur ordinateur de bureau et ceux qui doivent d’abord rentrer chez eux et réagir après coup. C’est la raison pour laquelle vous trouverez davantage d’articles en ligne sur la vie d’une graphiste indépendante que sur celle d’un chauffeur-livreur.

Pour continuer dans l’exemple, le site du journal Le Monde a publié en 2006, la liste des 15 blogueurs les plus influents de France « parmi les 6 à 7 millions de blogs recensés dans la blogosphère française ». 9 ans plus tard, la plupart des blogs en question sont toujours très suivis, voire davantage. Sur les 15 blogueurs, 13 sont des hommes blancs entre 40 et 65 ans. Le reste se partage entre un collectif d’une vingtaine de personne et une femme (le seul blog « cuisine » du classement). En plus de partager leurs chromosomes Y, « les blogueurs les plus influents » appartiennent tous à une élite, qu’elle soit politique, économique, intellectuelle ou les trois ensemble. Loïc Le Meur est diplômé de HEC et « netentrepreneur », Tristant Nitot est l’ancien président de Mozilla Europe, Bernard Salanié est professeur à Polytechnique, Maître Eolas est avocat au barreau de Paris et Pierre Bilger est l’ancien patron d’Alstom, groupe français spécialisé dans les transports et la production d’énergie (une bagatelle). Le journal Le Monde s’émerveille du parcours de Pierre Assouline : « L’ancien directeur du magazine Lire est devenu blogueur un peu par hasard, mais il ne lui a pas fallu beaucoup de temps pour se constituer une belle audience avec ses billets quotidiens sur les livres et l’art. » Mais nous ne sommes pas dupes : si son blog est devenu si aisément une référence c’est bien que « dans la vraie vie », sa position était déjà assise. Pierre Assouline, comme les autres blogueurs influents, ont toutes les cartes en main pour réussir : ils maîtrisent les codes de l’écriture (ils ont appris à « fabriquer du contenu »), maîtrisent les codes d’Internet (certains même sont spécialisés dans le numérique), possèdent le matériel adéquat (rapide, compatible) et ont du temps à revendre.

Pourtant, de temps en temps, le rideau se lève sur un « outsider ». En 2007, Anna Sam, caissière dans un supermarché, ouvre un blog : « Les Tribulations d’une caissière », journal régulier sur sa profession. Très vite, le succès est au rendez-vous. En 2008, ses articles deviennent un livre qui se vendra à plus de 500 000 exemplaires jusqu’à être adapté au cinéma en 2011. Belle success story sur fond de mythe d’ascension sociale. En effet, combien de blogs « ordinaires » sur les 6 à 7 millions dont parle le journal Le Monde réussissent à percer le mur épais qui protège les blogs « influents » ? Et encore, là, nous parlons d’une caissière pas si « ordinaire » que ça : une caissière avec un Bac +5…

 

« Avoir accès à Internet », ce n’est pas avoir accès au même contenu que tout le monde

Imaginez-vous en 1780 en France. Vos voisins arrivent dans une heure pour dîner et vous cherchez à les épater. Et si vous faisiez un hachis Parmentier ? Bonne idée, mais vous n’avez pas la recette ! Ah, si un outil magique vous permettait d’être un chef en quelques minutes ! On vante souvent les mérites d’Internet pour la facilité avec laquelle il nous rapproche des savoirs que nous ne maîtrisons pas. À entendre les plus optimistes d’entre nous, l’on pourrait tout apprendre sur Internet, même des choses dont on n’avait jamais entendu parler. Malheureusement, ce n’est pas tout à fait vrai. Comme dans « la vraie vie », il est très difficile de découvrir du contenu en dehors de notre « culture habituelle ». Si nous reprenons l’exemple de Jean-Noël Lafargue, le collégien s’intéresse à Victor Hugo (a priori en dehors de sa culture habituelle) non pas grâce à Internet mais bien via le conseil d’un tiers (le collège, dans son cas). Non, le collégien ne se serait pas intéressé à Victor Hugo en surfant seulement sur le net. C’est le principe du webcentrisme qui veut que chaque individu ait son propre Internet. Faites le test chez vous ou au travail : prenez un sujet d’actualité très présent sur la toile (le harcèlement sexuel dans la rue, la dernière coupe de cheveux de Kim Kardashian…) et voyez si tout le monde partage l’information. Comme nous ne pouvons pas tout lire (s’il y a 6 à 7 millions de blogs, combien de pages Internet existe-t-il ?), nous nous concentrons sur ce que l’on connaît et sur ce qui est lié. Nous lisons, en fait, les médias qui nous concernent, nous écoutons en ligne la musique qui s’adresse à nous, nous discutons avec des gens qui nous ressemblent selon, toujours, les moyens que nous avons. Les sites de rencontre (comme Meetic) sont un exemple des plus frappants. Parce que nous avons un rapport différent à la séduction selon nos origines sociales (mettre une photographie ou non, user de l’humour ou non), il est exceptionnel de rencontrer puis de séduire (ou d’être séduit par) quelqu’un que l’on n’aurait pas pu côtoyer dans la « vraie vie ». Des sites de rencontre comme SugarDaddy.com (« pour hommes riches ») ou Attractive World (« haut de gamme avec sélection à l’entrée ») ont d’ailleurs bien compris la leçon.

Ce webcentrisme est renforcé par le fonctionnement même des outils que nous utilisons.

Le réseau social Facebook nous propose, par exemple, d’entrer en contact avec des amis d’amis, d’aimer ce qu’aiment déjà nos contacts et va jusqu’à déduire quelles actualités « pourraient nous intéresser » en fonction de nos habitudes. Si l’on s’intéresse à un produit, Amazon, le site bien connu de commerce en ligne, nous propose « les autres articles que les clients achètent après avoir regardé cet article » ou les « produits fréquemment achetés ensemble ». Il est même possible d’acheter des « mots-clés » pour apparaître en bonne place dans les résultats Google. Ce n’est plus par un tiers (par exemple un libraire dans le cas du rayon Livres Amazon) que nous découvrons du contenu mais par les habitudes des internautes qui nous ressemblent (puisqu’intéressés par les mêmes produits). Celui qui « découvrira le plus » sera celui qui, sans Internet, aurait tout autant l’envie, le temps et les compétences de partir à la découverte de l’inconnu : c’est la figure de l’érudit, souvent originaire d’une classe sociale élevée.

Ce système va jusqu’à favoriser l’Internet des élites : les contenus des « professionnels » (journalistes, chercheurs, vidéastes ou musiciens sponsorisés par une grande marque…) sont mis en avant (article de blog partagé sur Twitter, nouvelle vidéo en première page sur Youtube…) tandis que les « amateurs » sont relégués aux dernières pages. Les concepts comme les « j’aime », les « recommandations » ou les « partages » dessinent un cercle vicieux : le contenu des professionnels est mis en avant, puis naturellement lu tandis que le trafic continue de le populariser encore davantage. Un site d’information comme celui du journal Le Monde nous en fait la démonstration : parcouru majoritairement par les cadres, le site propose, en premier lieu, un contenu qui suscite l’intérêt de ses lecteurs. Retrouvant ce qu’ils viennent y chercher, les cadres créent du trafic, célébrant ainsi l’information « par et pour les élites ». Le puits de savoir que serait Internet est alors obstrué par les contenus « populaires », souvent bien éloignés des préoccupations de la majorité des internautes. La production créée par la masse des anonymes devient un faire-valoir et, pire, une source de revenus pour de très grandes entreprises.

 

« Avoir accès à Internet » n’est pas forcément en être acteur : le mythe du 2.0

Pour faire simple, on dit d’Internet qu’il est 2.0 quand l’usager est invité à « participer » à la construction de l’outil (aussi immatériel soit-il). L’usager peut, en d’autres termes, s’exprimer : créer un site, partager ses créations, vendre des biens ou des services, donner son avis… C’est en cela que beaucoup s’évertuent à vanter les mérites « démocratiques » d’Internet. Internet ne suivrait pas le système des médias traditionnels : nous aurions, en effet, dépassé le schéma classique de l’émetteur unique transmettant un message unique de façon unique à des récepteurs passifs. Dans Internet 2.0, tout le monde serait acteur : l’usager est aussi un créateur de contenu. En signifiant son intérêt pour un produit ou en répondant à ses courriels, il participe, matériellement, à la toile, le tout au profit d’une culture commune et mondialisée. Internet 2.0 permettrait donc un enrichissement personnel et un enrichissement collectif. Bien évidemment, tout n’est pas si simple. En effet, qui dit « contenu » dit « marchandises à vendre »… L’usager est-il finalement utilisateur ou utilisé ?

La naissance de grandes entreprises américaines comme Google, Yahoo ou Facebook (entré en bourse en 2012) a été possible grâce à Internet 2.0. Les relations personnelles (de la simple conversation à l’acte amoureux) permis par l’Internet participatif, sont devenues, au même titre qu’un produit commercial, des objets de spéculation. Un site qui fonctionne est un site qui arrive à faire créer du contenu par ses usagers (critique de restaurants, de films, partage de photographies personnelles, d’idées, etc.) sans aucune rétribution financière. Que serait Youtube sans toutes ses vidéos ? La fortune de Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, serait-elle estimée à plus de 30 milliards de dollars sans son milliard d’usagers ? Dans ce monde, l’internaute est un produit vendu aux annonceurs. Les informations personnelles de l’usager (habitudes, adresses e-mails, postales) sont ainsi compilées, surveillées puis étudiées par les marques afin de contrôler le système de consommation. En d’autres termes, participer à Internet, c’est mâcher le travail du capitalisme. Plus les usagers travaillent à la fabrication d’un site, plus l’éditeur du site s’enrichit (coût des annonces et des données) et plus les annonceurs nous gavent (sans objection) de produits à consommer.

Beaucoup défendent pourtant ce système : alimenter un site Internet de son petit avis ne serait pas un travail. Surtout, l’usager gagnerait quelque chose de beaucoup plus important que l’argent : des amis, de la reconnaissance, du divertissement et de l’expression de soi. Pourquoi ce « non-travail » permettrait aux éditeurs des sites Internet de faire de l’argent ? Imaginez : vous décidez de vous mettre à la création de bijoux fantaisies pour arrondir vos fins de mois. Devriez-vous finalement le faire gratuitement au profit de Christian Dior ? Sur un site franco-anglais comme AlloResto ou un site américain comme TripAdvisor pour choisir son repas du soir ou son voyage de printemps, impossible de trouver un avis de professionnel (comprendre, quelqu’un rémunéré pour son travail de critique) alors que le chiffre d’affaires d’AlloResto dépasse les 50 millions d’euros pour 2014 et celui de TripAdvisor avoisinait les 700 millions d’euros en 2012 ! Le capitalisme 2.0 a à sa disposition des centaines de millions d’ouvriers gratuits à la fois créateurs et acheteurs et cela – merci aux nouvelles technologies – sans plus aucune notion d’emploi du temps : nous travaillons sur Internet et consommons pour le confort des grandes entreprises peu importe l’heure du jour ou de la nuit, peu importe le jour de la semaine. Nous sommes encore loin de la question du travail du dimanche mais nous sommes tout près d’appeler ça une nouvelle forme d’esclavagisme…

 

« Avoir accès à Internet » ne vous fera pas gagner votre vie

Les penseurs d’Internet louent sans cesse l’ouverture du nouveau média. Comme on l’a vu plus haut, Internet serait pour beaucoup un lieu hors du commun ouvert à tout le monde, ouvert à toutes les expressions, à toutes les initiatives. Les révolutions arabes auraient été permises grâce à Twitter[1], un jeune plein d’idées pourrait faire fortune grâce à Youtube comme ce Norman qui fait des vidéos. Mais cette ouverture rime en fait avec « compétition ». L’ouverture promue par Internet se construit autour du concept de méritocratie : seuls les meilleurs (les plus innovants, les plus drôles, les mieux connectés, les mieux entourés) réussiront à percer, voire à gagner de l’argent. Et on ne parle même pas de « vivre d’Internet ». Les humoristes 2.0 comme NormanFaitDesVidéos, Cyprien, Squeezie ou Rémi Gaillard (« le plus connu des “Youtubers” français aux États-Unis ») sont de bons clients pour ce manège. Érigés en exemples en page d’accueil de la plateforme Youtube, prouvant qu’il est possible de réussir, ils incitent une masse d’amateurs à « s’ouvrir » sur Internet. Pourtant, moins d’une dizaine de stars ne représentent rien du tout sur le nombre total d’usagers qui, par leur nombre, participent autant au succès de Youtube.

L’ouverture 2.0, sous des airs de surdémocratie, cache un libéralisme dérégulé et forcené. Les grandes entreprises y règnent en maître n’hésitant pas à racheter les entreprises concurrentes afin, d’une part, d’éliminer la concurrence (principe du monopole) et, d’autre part, étendre son offre. C’est ainsi que l’entreprise gigantesque Google est partout : du partage de vidéos (Youtube) aux liseuses électroniques, en passant par les blogs, la réception TV, la gestion d’espaces publicitaires sur Internet, les détecteurs de fumées ou les drones solaires… Il en va de même pour le matériel informatique (ordinateurs, logiciels, box, wifi) ou seules quelques entreprises de taille monstrueuse sévissent sur le marché : Microsoft, Apple, Samsung, Sony mais aussi, en France, Bouygues, Orange… Ainsi, si tout passe par les canaux de quelques grandes entreprises, les jolis mots attachés à Internet perdent de leur superbe. Le « partage », la « collaboration », le « gratuit », « l’amateurisme » ne sont plus que des produits spéculatifs au profit – et l’on caricature à peine – d’un seul pôle d’industrie de pointe où se retrouvent les grandes entreprises du numérique, la Silicon Valley, en Californie.

 

En 2016, si cela est confirmé, l’État invitera donc 37 millions de déclarants à utiliser Internet et, de ce fait, approuvera cet « état de fait » qu’est le capitalisme 2.0. Comment des affaires publiques peuvent contribuer à l’enrichissement de très grandes entreprises privées ? Voilà tout le paradoxe de la déclaration de revenus en ligne.

Certains tentent pourtant de trouver des solutions désancrées du capitalisme comme Framasoft, réseau français dédié entièrement à la promotion du « libre[2] ». Construit autour d’une communauté de bénévoles, Framasoft propose à tous des logiciels, des objets de culture, des services entièrement « libres ». Chaque utilisateur est invité à coopérer selon ses moyens et ses capacités. Ainsi, du don d’argent au codage informatique, en passant par la relecture, la traduction, l’administration voire même la sensibilisation, tout le monde peut « mettre la main à la pâte » au profit de la communauté (au sens large) et non au profit d’une multinationale au chiffre d’affaires inhumain. Pour rendre le « libre » accessible à tous et, ainsi, mettre en action les initiatives individuelles, Framasoft propose un large choix d’outils. Il existe, par exemple, un réseau social Framasoft (Framasphère) alternative « libre » à Facebook…

Pourtant, ce genre de projet est encore loin, techniquement, d’arriver à la cheville des gros monstres comme Google. C’est vrai, utiliser le service mail de Google (Gmail) semble bien plus pratique et plus sûr (un comble) que d’utiliser un service mail « libre ». Rendez-vous compte, Gmail vous trie tout seul les « bons » et les « mauvais » mails ! Mieux, en distinguant les courriels commerciaux des autres dans un onglet différent, Gmail lutte contre le « spam » plaie du capitalisme forcené sur Internet et devient ainsi (de façon ironique et illusoire) défenseur de la vie privée de l’utilisateur. Face au rouleau compresseur que représentent les multinationales d’Internet, le « libre » par sa forme même de « chantier en cours » semble alors moins facile d’accès. Parce que le « mieux » coûte cher, les services « libres » sont de fait moins aboutis (donc moins stables, moins usuels, moins beaux…) et semblent correspondre alors plus difficilement à une utilisation d’Internet par les non-initiés. Ainsi, aujourd’hui, lorsque l’on achète un « smartphone » tout y est facilité : un bouton suffit pour aller sur Internet (en fait Google), faire ses courses (en fait Amazon), parler avec ses amis (en fait Facebook) ou écouter de la musique (en fait Youtube). Depuis la création de la marque Apple, les campagnes de communication dédiées aux nouvelles technologies tournent autour des mêmes concepts d’accessibilité, d’ « expériences d’utilisateur », d’ergonomie… Plus que les défenseurs du « libre » et leurs sites bricolés, ce sont les grandes multinationales qui semblent défendre la démocratie !

Penser un Internet juste serait donc le penser dans une société juste dans laquelle l’État, au service du peuple, soutiendrait massivement les associations qui « démonopolisent » Internet (à l’image de Framasoft) et renforcerait les actions locales et coopératives comme les Espaces Publics Numériques (EPN [3]). Puisque la vie publique évolue sur Internet, pourquoi ne pas imaginer également une offre « sociale » (et non commerciale) Internet et téléphone (abonnement et matériel) calculée selon les revenus ? C’est en permettant à un maximum d’entre nous de maîtriser les codes et d’avoir un véritable accès aux outils que nous pourrons penser à une démocratie 2.0.

 

[1] Une analyse critique du Printemps arabe montre que Twitter n’a pas grand-chose à voir avec le soulèvement. Les « twittos » (jeunes éduqués) ne représenteraient qu’une partie infime des révolutionnaires. Twitter aurait seulement permis aux pays occidentaux de s’intéresser à l’actualité. Une analyse proche de notre critique du webcentrisme… Voir l’article de Thierry Brésillon dans le numéro 41 de la revue Altermondes.

[2] La culture dite « libre » est une culture qui peut être librement copiée, distribuée et modifiée par tous. En ce sens, elle est non-payante et ne génère aucun profit.

[3] « Ouvert à tous, un Espace Public Numérique (EPN) permet d’accéder, de découvrir, de s’informer, d’échanger, de créer et de s’initier aux outils, aux services et aux innovations liés au numérique dans le cadre d’actions diversifiées : rencontres, débats, ateliers collectifs d’initiation ou de production, médiations individuelles, libre consultation, etc.

Les EPN proposent des accès à Internet, ainsi qu’un accompagnement qualifié pour favoriser l’appropriation des technologies et des usages d’Internet fixe et mobile.

Les EPN sont des centres de ressources pour le développement numérique des territoires. Ils mettent à disposition des équipements. Ils proposent des méthodes d’accompagnement de projets coopératifs. Ils organisent des ateliers et des parcours d’initiation accessibles à l’ensemble des citoyens.

Les EPN sont donc des lieux d’expérimentation et de diffusion des nouveaux services et des nouveaux usages liés au numérique, ainsi que des lieux d’animation de projets collaboratifs de proximité (co-construction, participation, partenariats, etc.). » < www.netpublic.fr/net-public/espaces-publics-numeriques/presentation/ >