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Lundi 15 décembre, les taxis parisiens ont menacé de bloquer la capitale. Il leur a été réservé le châtiment habituel pour ceux qui empêchent la région Île-de-France, centre économique du pays, de tourner à plein régime : des matinales radios piaffant de rage, des chaînes d’infos les insultant en continu. Journalistes et auditeurs en colère se sont empressés de cracher sur le corporatisme des taxis, leur manque d’ouverture d’esprit, leurs « crispations » face à ce qui leur est tombé dessus.

Que leur arrive-t-il en ce moment ?

Le cauchemar de tout professionnel : exerçant un métier héritier d’un siècle de réglementations (et des réglementations ce sont aussi des droits, des protections, des garanties), les chauffeurs de taxi ont vu arriver sur leur marché deux nouvelles catégories de transporteurs. D’un côté, les VTC, « véhicules de tourisme » plus confortables, appartenant à des compagnies astucieuses ou conduits par des auto-entrepreneurs, ont moins de règles à respecter et viennent les concurrencer sur les routes du pays. De l’autre des véhicules conduits par des particuliers, par le biais d’un même grand prestataire de services qui se nomme Über. Vous connaissez peut-être le principe : avec un smartphone, vous vous inscrivez sur le site de cette énorme multinationale qui est aussi vertueuse qu’Amazon (évasion fiscale à tous les étages). Ensuite, vous scannez votre carte bancaire, et en deux temps trois mouvements vous commandez une course à un particulier désireux d’arrondir ses fins de mois, lequel n’a pas besoin de s’encombrer de la paperasse des taxis mais qui donnera 20 % de sa course à la société Über. Il n’a ni statut spécifique, ni protections hormis celles qu’il prend lui-même. C’est tout bénef pour la boîte : des employés de fait qui ne sont pas ses employés, à qui elle ne doit rien si ce n’est le mettre en relation avec le client.

Aucun professionnel ne supporterait une chose pareille

Vous vous êtes déjà mis en concurrence avec quelqu’un qui n’a pas les mêmes contraintes que vous, qui coûte moins cher, et surtout, qui peut être « n’importe qui » ? Imaginez dire à un médecin que « n’importe qui » peut faire son travail ? À un DRH que « n’importe qui » peut faire ses entretiens d’embauche ? Il en recracherait son nespresso.

Chauffeur de taxi n’est pas la seule profession « réglementée » à être touchée par cette vague de dérégulations prônées par Bruxelles, appliquées avec le zèle d’un caniche abricot par notre gouvernement dans le cadre de la « loi Macron », tout ça pour « réduire les coûts » et « améliorer la qualité des services des consommateurs ». Mais ce qui leur arrive est l’illustration criante de tout ce que nos gouvernants dérégulent soi-disant au nom de l’intérêt des consommateurs.

« Priorité aux consommateurs »

Pourquoi des fléaux aussi scandaleux et injustifiables que ceux qui touchent les chauffeurs de taxi ne provoquent pas la moindre solidarité de la part de la population qui subit pourtant, dans de nombreux secteurs, les mêmes mécanismes répugnants de destructions des professions et de leurs droits ? Parce que les canaux médiatiques permettant de fédérer cette solidarité sont monopolisés par une classe bourgeoise ou petite bourgeoise qui a des intérêts personnels à pouvoir d’un clic d’iPhone faire venir un Über tout frais et tout sympa, direct en bas de son immeuble.

Or, ce genre de mesures qui profitent seulement à leur classe sociale, ils les font passer pour une politique favorable « aux consommateurs en général ».

Dérégulation ? Risques ? Pertes de droits salariaux ? Mauvaises assurances pour les chauffeurs de Über ? Oui mais, oui mais, « pour le consommateur, c’est quand même mieux ! » Voilà l’argument ultime des tâcherons de la caste qui nous informe, voilà ce qui tombe dès que le moindre auditeur, intervenant, politique (c’est rare mais ça arrive) soulève le fait qu’être un « chauffeur de taxi à ses heures grâce à Über » c’est la mort de toute protection salariale, une régression sociale digne du xixème siècle : « Oui mais c’est quand même plus confortable, et ils sont plus sympas ces chauffeurs d’Über / de VTC. On a droit à la petite bouteille d’eau, on peut choisir sa musique ».

De nombreux journalistes insistent sur ce point-là : dans un VTC ou un Über, on peut choisir sa musique. Dans un taxi, le chauffeur nous impose SA radio. Le sale égoïste, il roule toute la nuit et préfère écouter les infos trafic pour ne pas rester bloqué aux portes de Paris ou une émission humoristique pour se détendre alors qu’eux, les journalistes et leurs amis, qui rentrent « un peu pompette »d’une soirée open bar, ils aimeraient bien se détendre, mer-ci !

La nostalgie des domestiques

Ils aiment donc ces nouveaux modes de transport pas seulement parce qu’ils sont moins chers, mais aussi parce qu’ils seraient plus « confortables ». Le mot n’est pas neutre. Pourquoi les taxis ne sont pas « si » confortables ? Parce que vous avez face à vous un travailleur semi-indépendant, avec des droits dont il est conscient, proportionnels à un métier pénible et mauvais pour sa santé, qui ne va donc pas vous lécher les bottes outre mesure, et qui oui, va écouter SA radio parce que c’est lui qui est coincé sur les boulevards métropolitains toute la nuit, pas vous.

Pourquoi les notables et les journalistes qui occupent nos ondes et nos câbles sont-ils si insensibles aux humains qui bossent pour eux ? Pourquoi s’en foutent-ils des travailleurs d’Amazon, des chauffeurs de Über, des constructeurs sous-payés de leurs iPhones ? Parce qu’ils ne les considèrent tout simplement pas comme des égaux, des humains. Lorsque leurs laquais s’humanisent, qu’ils deviennent des valets bavards et bravaches, comme le sont les chauffeurs de taxi, la sanction tombe, crise à l’appui : dérégularisons, pour le bien « des consommateurs ». S’il s’agissait sérieusement d’augmenter l’offre de taxi, les autorités auraient pu augmenter le numerus clausus et donc le nombre de licences délivrées (comme cela a déjà été fait en 2013), réglementer leur coût, mais non, on préfère leur créer une concurrence déloyale pour modifier leurs comportements et les précariser.

« Ça leur apprendra ! »

Car ce taxi qu’il faut héler, qui peut choisir de s’arrêter ou non s’il juge que son potentiel client a une tête de parfait connard ou qu’il va probablement vomir sur ses sièges cuir, ce taxi dérange le notable. Il lui préfère un serviteur efficace, impersonnel et fiable, qui prendra sa course parce qu’il a cliqué sur un « confirmer votre commande » quelque part, et qui sera tout crème avec lui parce que sa compagnie le flique et lui répète que « le client est roi » (ce qui veut dire « le salarié est une merde »). Être taxi avant la dérégulation était un facteur d’ascension sociale pour des gens modestes, au prix d’un travail pénible. Désormais, ce sera un moyen de survie comme un autre, sans possibilité d’évolution et dans l’immense précarité que créent les concurrences sans règles. Les bourgeois auront donc pour leur transport une jungle de smicards plutôt qu’une poignée d’indépendants conscients de leurs droits.

Information confisquée

Dans ces professions que la « loi Macron » déréglemente, on note aussi les médecins libéraux, les pharmaciens, les notaires, sauf que vous n’entendez ni leurs résistances, qui restent très comme-il-faut, ni les attaques médiatiques qui les ménagent bien plus que les chauffeurs de taxi. Pourquoi ? Parce que ce sont des notables. Des petits ou grands bourgeois comme les journalistes, des égaux, des maîtres. Pas des larbins.

Dans une période de crise, où le pays se déshumanise au profit des intérêts financiers, il est dangereux de confier notre information à des gens qui, à cause de leur appartenance de classe non questionnée, n’ont aucun sens de la justice sociale. Des gens qui n’ont pas le moindre scrupule à traiter des travailleurs à faibles revenus et au boulot pénible de « rentiers » et de « privilégiés » alors qu’eux-mêmes sont dans un secteur ultra-subventionné et s’octroient des salaires importants sans daigner partager avec la masse de journalistes précaires qui travaillent sous leurs ordres. On finit par se demander s’ils ont un sens de l’humanité. Il est suicidaire de confier le soin d’expliquer « ce qui est bon pour les consommateurs » à des gens qui ne sont pas des consommateurs ordinaires, mais bien plus riches que la moyenne, et ne subissent pas les conséquences sociales de leurs préconisations.

Solidarité de travailleurs contre envies de consommateurs

Le plus grave serait de leur emboîter le pas : faire passer nos intérêts de consommateur, celui qui aime un service « rapide et efficace », qui veut une « livraison en 24h », qui trouve ça « plus pratique » de faire ses courses le dimanche, au détriment des milliers de caissiers, vendeurs, manutentionnaires et livreurs soumis à des cadences folles pour que nous soyons livrés avant le 24 décembre, « sans faute ». Ce serait ça le plus grave, de penser que ce qu’on gagne en tant que consommateur, on ne le perdra pas en tant que travailleur. Ce genre de raisonnement, seuls les membres de la classe bourgeoise peuvent se le permettre. Pour tous les autres, respectons et applaudissons les grèves de taxi, parce que ce qui leur arrive à eux, ça nous arrive peut-être déjà, ça pourrait nous arriver et, au train où vont les choses, ça nous arrivera.

Vivent les grèves des taxis !